Grec: Socrate, un poisson-torpille

Platon, Ménon, 80a-b

Socrate, marbre romain, Musée du Louvre

Traduction:

Pour ma part, Socrate, j’entendais dire, avant même de t’avoir fréquenté, que toi, tu ne faisais rien d’autre que d’être toi-même dans le doute, et de faire douter les autres. Et maintenant, tel que tume sembles du moins, tu m’ensorcelles, tu me charmes, tu me tiens sous l’emprise de paroles magiques, à tel point que je suis désormais rempli de doute. et s’il faut même faire une plaisanterie,tu me sembles être absolument le plus semblable, pour la forme et tout le reste, à ce poisson-torpille plat que l’on trouve dans la mer. En effet celui-ci engourdit à chaque fois ce lui qui s’approche et qui le touche, et tu me sembles m’avoir fait quelque chose comme cela, m’engourdir . Car vraiment, pour ma part, je suis engourdi à la fois en ce qui concerne l’esprit et la langue, et je n’ai rien à te répondre. Certes, au sujet de la vertu, j’ai prononcé de très nombreux discours devant de nombreux publics et tout à fait bien, du moins tel que je me semblais à moi-même. Mais maintenant, je ne peux absolument pas même dire ce qu’elle est. Et tu me sembles prendre la bonne décision, en ne prenant pas la mer en partant d’ici, et en ne voyageant pas. Car si tu agissais ainsi, étranger dans une autre cité, rapidement tu serais mis en prison comme sorcier.

Commentaire

Ménon, dialogue philosophique écrit par Platon (427-347 avant J.C) met en scène le personnage de Socrate, que Platon rencontra en 407 et dont il suivit l’enseignement jusqu’en 399, date de sa condamnation à mort par les Athéniens.  Ce dialogue, dont on ne sait exactement la date de composition (entre 395 et 382, en fonction de certaines allusions possibles à des événements contemporains) commence par une question que Ménon, un aristocrate d’origine thessalienne, pose à Socrate: « La vertu peut-elle être enseignée? »: ????? ??? ??????, ? ????????, ??? ???????? ? ????? ».

Fidèle à son habitude, Socrate en répond pas mais interroge à son tour et la discussion s’engage entre les deux interlocuteurs pour essayer de définir la vertu. Les tentatives de Ménon se révèlent peu satisfaisantes, et Socrate le met ainsi devant ses propres incohérences: l’extrait étudié ici peut ainsi apparaître comme un intermède, une réaction plaisante de Ménon, surpris de la méthode de réflexion socratique. Il propose un éloge paradoxal du maître, et révèle le pouvoir de sa parole. Mais loin de n’être qu’une plaisanterie, ce passage est également ambigu, car s’y lit déjà le sort réservé à ceux qui déjouent les apparences.

I Un éloge paradoxal de Socrate

Les dialogues de Platon nous présentent Socrate, non comme un maître tenant un discours didactique face à des disciples silencieux, mais comme un personnage abordable, qui engage la conversation avec chacun et ne cesse lui-même de poser des questions. En même temps, ses propos sont toujours guidés par la logique et la raison: les mots de liaisons, les connecteurs logiques et les formules interro-négatives sont très nombreux.

Mais ici, il n’est plus question de logique, Socrate est renvoyé du côté de l’irrationnel: 3 verbes vont qualifier son action: ????????? ?? ??? ?????????? ??? … ??????????, trois verbes qui mettent en avant l’idée de charmes et de sortilèges. Cette accumulation insiste sur la puissance de Socrate, qui se retrouve également qualifié de sorcier (?? ????) à la ligne 15.

Ce côté étrange, voire un peu inquiétant est accentué par la comparaison centrale du passage: celle de Socrate avec le poisson-torpille. Cette ressemblance est très largement accentuée: d’abord par l’utilisation d’un adverbe: ????????, absolument (ligne 5), puis par l’accusatif de relation ?? ?? ????? ??? ?????, pour l’apparence et pour les autres qualités, mais surtout par l’emploi du superlatif: ?????????? (ligne 6) le plus semblable.

Le poisson-torpille lui-même (il s’agit en fait d’une raie, la raie torpedo, qui produit de la bioélectricité et est ainsi capable d’envoyer des décharges électriques assez fortes, qui peuvent paralyser sa proie) est mentionné dans une longue expression: ????? ?? ??????? ????? ?? ???????? (les allitérations en ?, ?,? peuvent suggérer ce bafouillis, lié à l’engourdissement). Quant au verbe qui développe le nom, ?????? , il est repris à plusieurs moments dans la tirade de Ménon: aux lignes 8, 9, 10, ce qui évoque cet effet hypnotique qui serait l’effet même de la parole socratique.

II Les pouvoirs de la parole de Socrate

Mais ce que Ménon évoque avant tout avec cette image, c’est bien l’effet que produisent les questions et l’argumentation serrée de Socrate, qui dessine un avant et un après très distincts: avant sa rencontre avec Socrate, Ménon parlait facilement de la vertu: le verbe ?????? renvoie au passé et se caractérise par l’abondance: l’adverbe ???????? est placé au début de la phrase, le pluriel ?????? est accentué par l’adjectif ??????????. La précision  ???? ??????? (ligne 13) ajoute encore à cette impression de facilité qui semblait être celle de Ménon à discourir sans savoir de quoi il parlait. Car après sa confrontation avec Socrate, la situation a bien changé:??? ?? établit une rupture très forte, après laquelle c’est le vide qui vient qualifier la parole de Ménon: ???’ ??? ????? ?? ??????? ??? ?????? je ne peux absolument pas même dire ce qu’elle est (ligne 13), ce qui reprend l’aveu déjà fait à la ligne 10 ??? ??? ??? ??????????? ???, « je n’ai rien à te répondre ». La paralysie de Ménon est ainsi présentée comme totale: elle est celle de la langue, tout autant que celle de l’esprit (??? ??? ????? ??? ?? ?????, ligne 9).

Ainsi le verbe qui va qualifier désormais Ménon, c’est le verbe ??????? (ligne3 et 4): manquer, être dans le doute. La rencontre avec Socrate fait disparaître les faux discours et laisse l’interlocuteur devant le vide de sa propre pensée. C’est sans doute ce qui explique l’importance dans ce passage du verbe ??????, sembler, paraître. Il est utilisé ici à 5 reprises: « ?? ?? ??? ?????? » (ligne 3), « ?????? ??? ???????? » (ligne 5), ?? ?????? ??? (ligne 8), « ?? ?? ?????? ??????? » (ligne 12), « ??? ??? ?????? » (ligne 13).

III Une plaisanterie ambiguë

La puissance de la parole socratique amène ainsi à relire le texte en nuançant sa portée exclusivement humoristique. Ménon, emploie une formule hypothétique: «  ?? ??? ?? ??? ??????« , et conclut en ironisant sur le comportement de Socrate: « ?? ???????????« , dans la mesure où à l’étranger sa manière d’agir lui vaudrait d’être arrêté comme magicien.

Malgré l’optatif qui traduit le potentiel (et donc une hypothèse peu réalisable), c’est bien ce qui va arriver au philosophe. Il sera arrêté et condamné, à la fois pour impiété et parce que son enseignement se révélait corrupteur, c’est à dire exactement pour ce dont Ménon parle ici: son influence sur ses interlocuteurs, qui peut s’apparenter à de la « magie ». Peut-être effectivement aurait-il été arrêté plus tôt à l’étranger (« ?? ??? ????? ?? ???? ????? ??????? ??????, ???‘ ?? ?? ???? ????????? »), mais il l’a été finalement à Athènes, et son accusateur Anytos est l’un des personnages présents dans ce dialogue: c’est l’hôte de Ménon et il intervient brièvement. Curieuse ironie de la part de Platon: pour un dialogue au sujet de l’excellence, de la vertu, il met en scène auprès de Socrate l’un de ceux qui ont travaillé à sa mise à mort, et son invité, Ménon, dont Xénophon a laissé un portait détestable: « Quant à Ménon le Thessalien, il était évident que d’une part il désirait à toute force s’enrichir, que d’autre part il désirait commander, afin de pouvoir prendre davantage, qu’enfin il désirait être honoré, pour pouvoir gagner davantage ; il voulait en outre être l’ami des plus puissants, pour commettre l’injustice sans avoir à rendre de comptes à la justice. Aussi, pour accomplir ce qu’il désirait, estimait-il que le plus court chemin était de se parjurer et de mentir et de tromper en tout, la simplicité et la sincérité étant en fait la même chose que la stupidité. Par ailleurs, d’une part il était visible qu’il n’avait d’affection pour personne, et d’autre part, à qui pensait être son ami, il devenait clair qu’il conspirait contre lui. Et il ne se moquait d’aucun de ses ennemis, mais il conversait toujours comme se moquant de tous ceux qui le fréquentaient » (Xénophon, Anabase, II, 6, 21 sq).  Il a participé à la même expédition que Xénophon, dans l’armée de mercenaires recrutée par Cyrus le Jeune pour combattre son frère Ataxerxès, mais si Xénophon a pu revenir en Grèce après la défaite de Cunaxa en 401, Ménon a été arrêté et tué. Certains commentateurs voient de fait la précision « ?? ???????? » comme une allusion à la fameuse parole des mercenaires grecs, lorsqu’ils ont atteint le Pont Euxin.

Conclusion

Lorsqu’on envisage le personnage de Socrate, cet extrait de Ménon reste une référence essentielle, dans la mesure où l’image du poisson-torpille illustre de manière très expressive les pouvoirs que Platon prête à la parole de Socrate. Il nous fait également comprendre le caractère profondément insupportable qu’elle peut avoir, dès lors qu’elle dénonce les faux discours de tous ceux qui n’envisagent de carrière publique que dans leur intérêt personnel.

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