Premières: Aloysius Bertrand, « Un rêve » (1842)

Aloysius Bertrand (1807- 1841)

Un rêve (Gaspard de la Nuit)

Introduction :

Poète méconnu, Aloysius Bertrand n’a pas connu le succès de son vivant, et son recueil de poèmes en prose, Gaspard de la Nuit a été publié en 1843, après sa mort, grâce à David d’Angers, le peintre, qui était aussi son ami. Considéré comme un romantique, il a joué un rôle important auprès des poètes qui lui ont succédé car il est le premier à écrire des poèmes en prose, forme qui inspire tout d’abord Baudelaire, puis les symbolistes de la fin du siècle.

L’un des poèmes les plus connus d’Aloysius Bertrand s’intitule « Un rêve » et témoigne de l’intérêt que le romantisme va porter aux manifestations de l’imaginaire : de quelle manière ce poème en prose rend-il compte  du rêve ? Le choix de cette forme nouvelle permet-elle d’exprimer les caractéristiques même de l’expérience onirique ?

Fichier:Caspar David Friedrich 002.jpg

Caspar David Friedrich (1744-1840)

L’abbaye dans une forêt de chênes (Alte nationagalerie, Berlin)

I UNE ATTENTION NOUVELLE PORTEE AU REVE

1)      Une expérience singulière

Le titre annonce le sujet : « un rêve », ainsi considéré comme une expérience unique, mais qui s’inscrit dans un ensemble. La fin du poème de fait évoque « d’autres songes vers le réveil ». Ce rêve  apparaît ainsi limité dans le temps, ce que transcrit le choix même de la forme poétique : un poème ici constitué de cinq courts paragraphes, 20 lignes seulement au total. De même l’emploi du passé simple « Ce furent » à trois reprises présente cette expérience comme achevée et relevant du passé. Le dernier paragraphe emploie le plus que parfait, ce qui accentue davantage encore cet aspect disparu.

Cette attention ne s’accompagne pas pourtant de signification particulière accordée au rêve: il est ici raconté sans référence à la vie du rêveur. Il ne se veut ni prémonitoire, ni explicatif de la vie « réelle ». Manifestation de l’imaginaire et de l’inconscient, il est jugé intéressant en tant que tel.

2)      Un effort de précision et de rigueur

Pour raconter le rêve, l’auteur semble rechercher l’objectivité et la précision comme l’appuie la répétition par trois fois d’une incise qui affirme cette objectivité, « ainsi, j’ai vu, ainsi je raconte », « ainsi j’ai entendu, ainsi je raconte », « ainsi s’acheva le rêve, ainsi je raconte ». Même construction, même affirmation d’équivalence entre le ressenti et le récit. Le narrateur recherche la précision sur ses sensations : le premier paragraphe décrit ce qu’il a vu, (trois images se succèdent) tandis que le second évoque ce qu’il a entendu. Le troisième paragraphe précise l’action en train de s’accomplir dans les scènes envisagées.

On remarque par ailleurs que mis à part la première phrase très courte, le poème est construit en quatre longues phrases, chacune occupant un paragraphe, phrases qui procède la plupart du temps, par la juxtaposition de trois éléments à chaque fois. La rigueur de cette construction semble appuyée par les précisions temporelles « d’abord », « ensuite », « enfin ».

3)      L’identité du personnage et du rêveur

 Mais curieusement l’identité du rêveur et du troisième personnage ne nous est révélée qu’au troisième paragraphe. Jusque là le narrateur paraissait être un simple témoin : « j’ai vu », « j’ai entendu ». Au troisième paragraphe,  la surprise est d’autant plus vive que ce personnage y apparaît dans une situation difficile : « et moi que le bourreau liait échevelé sur les rayons de la roue ».

On peut bien sûr penser que l’auteur a voulu créer ce suspens chez le lecteur, mais on peut également penser que le texte retranscrit ces états de rêve où tout d’un coup, on se voit soi-même dans telle ou telle situation bizarre ou inquiétante.

II Les caractéristiques du rêve

1)      La rapidité

L’atmosphère angoissante qui se construit dans les trois premiers paragraphes se défait extrêmement rapidement. Si l’imparfait et le passé simple dominaient le poème, le quatrième paragraphe s’inscrit en rupture : le rêve semble s’arrêter, car les temps désormais sont ceux du futur : « aura », « sera ensevelie », et le sort des deux personnages semble presque « expédié » en trois lignes.

Quant au dernier paragraphe, il se focalise sur le rêveur-personnage, et  la dissolution rapide du rêve est mise en avant. D’abord avec l’anacoluthe « Mais moi », qui mime les transformations brutales et illogiques du rêve, puis ensuite avec les allitérations en « b » (barre, bourreau, brisée) qui accélèrent le rythme. L’emploi du plus que parfait (« s’étaient éteintes », « s’étaient écoulées ») évoque une situation achevée et révolue, et les nombreuses références à l’eau (« torrents de pluie », « écoulée », « ruisseaux débordés et rapides ») appuient cette impression de fluidité et de rapidité. Le rêve s’achève brusquement, l’angoisse qu’il suscitait se dénoue aussi rapidement, ce qui interroge bien sûr le lecteur sur la signification qu’il conviendrait de lui donner.

2)      Le mystère

Le rêve semble en fait ressembler à un cauchemar : trois histoires se mêlent, mais aucun lien n’est explicitement fait entre les trois histoires.

3 lieux (sensations visuelles) « Une abbaye aux murailles lézardées par la lune » « Une forêt percée de sentiers tortueux » « Le Morimont grouillant de capes et de chapeaux »
3 environnements sonores (sensations auditives) « Le glas funèbre d’une cloche, les sanglots funèbres d’une cellule » « Des cris plaintifs et des rires féroces » « Les prières bourdonnantes des pénitents noirs qui accompagnaient un criminel au supplice »
3 actions « Un moine qui expirait couché dans la cendre des agonisants » « Une jeune fille qui se débattait pendue aux branches d’un chêne » « Moi que le bourreau liait échevelé sur les rayons de la roue »
2 personnages « Dom Augustin le prieur défunt »  « Marguerite que son amant a tuée »

 L’histoire, elle-même se précise dans cet avant dernier paragraphe, dans la mesure où apparaissent des noms propres : Dom Augustin, Marguerite, mais en même temps ces noms demeurent très énigmatiques (voire la note sur la page distribuée). La référence à Faust semble plusclaire, mais on s’interroge dès lors sur l’identité de son amant. Est-ce le rêveur ? Est-ce celui qui est condamné ? A-t-il conclus un pacte avec le diable ? Plusieurs éléments par ailleurs ne concordent pas avec la légende de Faust. On reste donc sur une impression de mystère.

File:Goethe's Faust.jpeg

Affiche pour une représentation de Faust (1918)

FAUST : pièce de théâtre écrite par l’auteur allemand Johann Wolfgang Von GOETHE, d’après une légende germanique ancienne. Cet auteur a écrit deux parties : Faust I (1808) et Faust II (paru à titre posthume en 1832). Dans la première partie, le docteur Faust, vieillissant et rêvant de la connaissance universelle, conclut un pacte avec le diable : en échange du bonheur terrestre, il vend son âme. Tombé amoureux d’une jeune fille très pieuse, Marguerite, Faust réussit à la séduire et l’abandonne alors qu’elle est enceinte. Marguerite tue son enfant et se retrouve condamnée à mort. Faust veut la sauver, mais elle refuse désormais de le suivre. Dans la seconde partie, l’intervention finale de Marguerite sauve Faust de la damnation éternelle.

On remarque également que le rêveur n’a aucune prise sur le rêve : il est réduit à des sensations, et lors de son exécution il est parfaitement passif : « moi que le bourreau liait » (la première personne est ici COD du verbe lier), « la barre du bourreau s’était au premier coup, brisée » (emploi d’une forme pronominale « se briser », cette délivrance soudaine a un caractère presque magique.

III La personnalité du rêveur

A terme, il semble que le rêve soit essentiellement lié au rêveur lui-même, dont il trahit les obsessions et l’imaginaire caché.

1)      Un rêve particulièrement morbide

Le décor de l’action (1er paragraphe) est inquiétant: la « lune » est considérée souvent comme maléfique, et les « murailles lézardées » laissent supposer la destruction, d’autant que la sonorité même de « lézardées » comporte quelque chose d’agressif.  La forêt reste le lieu de la sauvagerie (cf les contes de fées) et l’adjectif « percée » appuie une idée de violence. Quant aux sentiers « tortueux », ils suggèrent métaphoriquement un esprit criminel et font penser au terme « torture ». La mention du Morimont enfin confirme l’aspect morbide (Morimont : le mont de la mort, le lieu des exécutions capitales à Dijon. Les allitérations en « m » appuient le sens),  la foule présente, mentionnée par la métonymie des « capes et des chapeaux » y est décrite comme hostile, avec le verbe « grouiller », qui peut aussi renvoyer à une idée de décomposition.

Tous les sons décrits dans le second paragraphe renvoient à la mort, d’autant qu’ils sont systématiquement appuyés par des adjectifs : le terme de funèbre est ainsi répété deux fois : « glas funèbre », « sanglots funèbres ». Les allitérations en f et en s accentuent cette atmosphère malsaine : « le glas funèbre d’une cloche auquel répondaient les sanglots funèbres d’une cellule, – des cris plaintifs et des rires féroces dont frissonnait chaque feuille le long d’une ramée, – et les prières bourdonnantes des pénitents noirs qui accompagnaient un criminel au supplice ».

Le troisième paragraphe est explicite : « expirait », « agonisants », « pendue », « liait sur les rayons de la roue ». Les trois personnages évoqués dans l’histoire sont voués à la mort, et là encore le jeu des allitérations (en « ch » et « r ») appuie la communauté de leur sort : « Ce furent enfin, – ainsi s’acheva le rêve, ainsi je raconte, – un moine qui expirait couché dans la cendre des agonisants, – une jeune fille qui se débattait pendue aux branches d’un chêne, – et moi que le bourreau liait échevelé sur les rayons de la roue ».

2)      Culpabilité et rédemption

On ne peut dire bien sûr que cette atmosphère morbide révèle  particulièrement l’imaginaire d’Aloysius Bertrand. Ce rêve rappelle les romans gothiques que le romantisme va particulièrement aimer.

LE ROMAN GOTHIQUE : Il s’agit d’un genre apparu en Angleterre à la fin du XVIII ème siècle, qui mêle le fantastique, le goût de l’horreur, et l’évocation des passions, souvent dans un contexte médiéval. On a également parlé de romans terrifiants, avec des titres comme  Le château d’Otrante  d’Horace Walpole (1764), ou  Le moine  de Matthieu Lewis (1796). Frankenstein de Mary Shelley s’inscrit dans le genre (1818) et à la fin du siècle, Dracula de Bram Stoker (1897) relève d’un néo-gothique revendiqué.

Cependant on est frappé par la manière dont le texte met en avant les idées de crime, de châtiment et de rédemption. Ainsi le quatrième paragraphe marque une impression d’apaisement : l’atmosphère morbide et noire se modifie et chaque personnage semble revenir à sa dignité première : le moine obtient « les honneurs de la chapelle ardente » (lieu où on expose le corps d’un défunt) et la jeune fille retrouve « sa robe blanche d’innocence ». La mention de l’adjectif « blanche » modifie considérablement l’atmosphère générale. De même, on peut aussi penser que l’eau, à laquelle le dernier paragraphe fait de multiples références joue un rôle purificateur, comme si le rêveur se lavait autant de sa culpabilité que des derniers vestiges de son rêve.

Dessin d'Aloysius Bertrand Gibet, dessin d’Aloysius Bertrand pour illustrer l’un de ses poèmes

Dessin emprunté au site: http://www.poetes.com/bertrand/index.php

Conclusion

La forme poétique permet ici à Aloysius Bertrand de rendre compte de l’expérience singulière que constitue effectivement le rêve. Le choix du poème en prose, plus libre que le poème en vers, semble également mieux convenir à ce qui par nature échappe aux règles de la rationalité. Mais le rêve est toujours vécu ici comme mystérieux et inquiétant, il fait entrer dans un monde inconnu, potentiellement dangereux. Cependant à la différence des époques précédentes, le rêve suscite l’intérêt pour lui-même, non parce qu’il serait prémonitoire par exemple, mais parce qu’il exprime la face cachée du rêveur, l’émergence d’un imaginaire qui n’est contrôlé par aucune règle morale.

Comments are closed.

buy windows 11 pro test ediyorum