Virgile, Bucolique X: commentaire

Virgile, Bucoliques X, vers 42 à 69

Introduction

Publiée en 37 avant J.C, c’est-à-dire plus tardivement que les autres bucoliques (entre 43 et 39 avant J.C), la dernière bucolique met en scène le personnage de Caius Cornelius Gallus, à la fois homme politique et poète, ami et contemporain de Virgile, qui connaîtra un sort tragique, puisque accusé et condamné par le sénat, disgrâcié par Auguste lui-même, Gallus verra ses biens confisqués et finira par se suicider en 26. Avant ces événements, Virgile nous propose ici un personnage victime de la passion: sa maîtresse Lycoris, une actrice qui aurait de fait chanté les premières bucoliques l’a abandonné pour suivre un centurion envoyé vers une garnison lointaine. Gallus, dont la bucolique rapporte ici les paroles, cherche alors l’oubli dans l’évocation d’une Arcadie mythique qui lui offrirait un refuse contre la puissance tyrannique de l’Amour.

Nicolas Poussin, Les bergers d’Arcadie (« Et in Arcadia ego ») 1638

Musée du Louvre

Le rêve de l’Arcadie

Gallus envisage ainsi un pays sauvage et retiré “in silvis” “inter spelaea ferarum”(vers 52) “saltus Parthenios” (57) (le Parthenios est un mont d’Arcadie, au même titre que le Ménale), “per rupes”, “lucos sonantis”  (vers 58) Gallus associe à ce lieu à la chasse, et mentionne alors “acris apros”, les sangliers sauvages (vers 56) et les chiens (“canibus” vers 57). Il évoque également un arc extraordinaire, qui associerait des flèches venues de Crète (les roseaux de Cydon étaient réputés: “cydonia spicula” au vers 60) avec un arc en corne, à la manière parthe (Là encore, les arcs des Parthes passaient pour particulièrement efficaces: “partho cornu” vers 59).

Cette Arcadie mythique est également associée à  la présence de divinités champêtres avec lesquelles le poète serait en communion: l’expression “mixtis Nymphis” au vers 55 va dans ce sens, de même que la mention au vers 62 des Hamadryades (les nymphes des arbres).

Considéré comme le berceau de la pastorale (le mont Ménale passe pour avoir vu la naissance du dieu Pan), cette région apparaît à Gallus comme l’occasion d’une transformation poétique: passer de l’élégie dont il est considéré comme l’inventeur à Rome, élégie mentionnée par l’expression “Chalcidico versu”, “le vers de Chalcis” (Euphrorion de Chalcis, étant un poète grec du III ème siècle avant J.C qui a écrit des élégies) à la pastorale, “avena pastoris siculis”, la flûte du pasteur sicilien, la périphrase du “pasteur sicilien” désignant Théocrite, principale source d’inspiration de Virgile pour l’écriture des Bucoliques.

De même, “incidere meos Amores teneris arboribus” graver mes amours sur des arbres tendres pourrait évoquer métaphoriquement un travail poétique.

La détermination de Gallus est extrême, comme le marque l’emploi des futurs: “Ibo” au début du vers 50, “modulabor” (vers 51), “crescent”, crescetis” (vers 54), “lustrabo”, « venabor”, “non vetabunt” (vers 55 et 56). De même des expressions comme “certum est” au vers 52, “jamque mihi videor” ou “libet” témoignent de la résolution qui est celle du poète. Cependant cette évasion n’est pas possible, tant la puissance de l’amour est importante.

Pan apprenant à jouer à Daphnis

Musée archéologique de Naples

II La toute-puissance de l’Amour

L’amour est présenté ici comme un dieu irrésistible: d’abord par l’expression “deus ille” au vers 61, l’emploi de ille renforçant la valeur laudative du nom lui-même. De même, au vers 64, il est également désigné par ce démonstratif “illum”.

L’expression “omnia vincit Amor” devenue proverbiale affirme l’omnipotence du dieu, assimilé ici à un véritable guerrier. La coupe au 5 ème demi-pied met en valeur Amor, et la répétition du même terme à la fin du vers, “Amori” confirme cette puissance: l’emploi du subjonctif “cedamus”invite chacun à se soumettre sans discuter à l’Amour.

(Scansion du vers: omnia, dactyle; vincit A, dactyle, mor et, spondée; nos ce, spondée; damus a, dactyle; mori, deux syllabes; la coupe est après Amor, au 5ème demi-pied).

Reste que l’amour est avant tout évoqué comme une divinité inflexible, qui impose la souffrance. L’emploi du subjonctif présent aux vers 60 et 62 “sit”, “discat” montre qu’il est illusoire d’espérer guérir de l’amour: l’expression “medicina furoris” explicite le caractère maladif du sentiment considéré comme une forme de folie, et la souffrance est marquée par “malis hominum”.  Quant aux deux propositions conditionnelles des vers 65 et 67, en évoquant deux univers de souffrances différents, l’un voué au froid (“frigoribus mediis”, “nives Sithonias hiemis aquosae”) l’autre à la chaleur (“Aethiopum ovis”, “sub sidere cancri”), elles semblent amorcer une thématique vouée à une longue postérité: l’amour, entre froid et chaud, feu et glace, toujours dans la souffrance (On peut songer par exemple à Louise Labé ou à Clément Marot).

Le pouvoir de la poésie semble également présent dans cette évocation, car la mention de l’Hèbre appelle aussitôt la figure d’Orphée, dont la tête coupée ne cessait, au fil de l’eau, de toujours appeler Eurydice, et regretter sa disparition.

Mosaïque: Orphée et les animaux

Musée archéologique de Palerme

Conclusion

Les paroles de Gallus sont ici empreintes d’une grande mélancolie: l’Arcadie reste illusoire, elle ne peut faire oublier la souffrance présente de l’amour. On voit ici grande différence avec la bucolique V, qui célébrait l’apothéose du poète Daphnis, le berger sicilien, fondateur de la pastorale, qui apprit la flûte du dieu Pan lui-même, et si bon chasseur, dit-on, qu’à sa mort ses chiens se laissèrent mourir de chagrin. Ici toutes les tentatives de Gallus pour suivre la voie ouverte par Daphnis échouent. Quand on sait quel fut au final le destin du poète ), on ne peut s’empêcher de trouver dans cette bucolique une tristesse prémonitoire, tout autant qu’un adieu définitif à la pastorale, au rêve poétique qu’elle a pu incarner.

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