Feuilleton : Nouvelle Âme – 11

11-

-Ambre ? Ici la Terre !

Je sursaute, revenant dans le réfectoire, devant mon bol de céréales encore non-entamé. Je ne suivais pas la conversation, la carte de visite s’étant de nouveau immiscée dans mon esprit. Cela fait trois fois qu’Enzo me reprend. J’affiche un sourire de façade :

– Oui, je suis là ! Que se passe-t-il ?

– James a commencé à parler de mode, et tu n’as même pas réagi ! s’écrit Enzo, le regard sévère.

J’affiche un sourire d’excuse à mes deux amis.

– Effectivement, j’apprenais à Enzo que chaque vêtement de la haute société était fait sur-mesure.

Je souris, puis ajoute :

– Je sais, mais est-ce vrai que les femmes se faisait faire une nouvelle robe à chaque fois qu’elles devaient aller à une fête ?

James hoche la tête. J’avoue que cette annonce me surprend un peu. J’ai beau aimé la mode, le gaspillage devait être monstre ! Enzo, quant à lui, est émerveillé.

-C’est incroyable ! Les gens qui faisaient ça devaient être super riches !

James hoche la tête, tandis qu’Enzo se lance dans un monologue sur les moyens qu’il va employer pour devenir aussi riche que ces personnes. Je fixe mon assiette. Je n’ai pas faim. Je sais que ce n’est pas à cause de la montre, même si ses effets se font ressentir de plus en plus. Je suis moins fatiguée, et j’ai de moins en moins faim. Cependant, mon appétit n’est jamais complètement absent, ni ma fatigue. Ces changements m’inquiètent. J’ai beau essayé de me rassurer en me disant que des millions de personnes vivent ainsi tous les jours, la peur de l’inconnu m’étreint dès que j’y pense. J’ai toujours apprécié sentir la fatigue après une journée productive, la faim après une journée de cours, l’eau sur ma peau après une séance de sport. Ici, rien de tout cela n’est possible. Des gens ne deviennent pas fous, ainsi ? Ne plus rien ressentir de physique, cela peut faire plonger dans la folie.

Enzo termine son assiette puis s’en va rejoindre ses amis. Je suis plongée dans mes pensées quand James brise le silence qui vient de s’installer.

– C’est triste que ce soit la première chose à laquelle il pense, me fait James, en se redressant, le regard peiné.

Je mets quelques instants à comprendre de quoi il parle.

– Certes. Mais il doit y avoir des raisons. Peut-être que ses parents n’étaient pas aisés, d’où cette ambition.

– Je ne sais pas. Je n’ai jamais été dans cette situation, en tant que fils de marquis.

J’avale une fournée de céréales.

– Ça devait être chouette, non ?

Le regard de James s’assombrit. Ai-je réellement dit la seule chose qu’il ne fallait pas ? Je commence à me confondre en excuses, même si je me demande bien ce qu’il peut se passer derrière ce si beau visage. Il sourit face à ma réaction :

– Ne t’excuses pas, Ambre, tu ne pouvais pas savoir. Cela me blesse de parler de ma famille, comme tu as pu le deviner. Pouvons-nous parler d’autre chose ?

Il sourit. J’essaie de faire de même, mais je n’y parviens pas. Alors, à défaut de sourire, j’exauce son souhait en changeant de sujet :

– Au fait, j’ai demandé à Clarisse qui était cette femme. Bien évidemment, elle n’a pas répondu.

James soupire. Il prend une gorgée de café avant de répondre:

– Elle est définitivement incorrigible… N’a-t-elle vraiment rien dit ? Pas un geste, rien ?

– Et bien…

Je sors la carte de visite, et la tends à James. Il la prend, m’effleurant la main de ses doigts gantés. Je le regarde étudier la carte, ignorant mon cœur qui s’emballe pour je ne sais quelle raison.

– Étrange. Je ne connais pas ce lieu, mais je sais où il se trouve. On pourrait y aller cet après-midi, comme il n’y a pas cours. Enfin, si tu veux bien que nous…

Il ne termine pas et baisse le regard, rougissant. Il a l’air de s’être rendu compte de quelque chose. Moi, il me prend quelques instants de plus pour arriver à la même conclusion. Ça ressemble à un rencart. J’observe James. Il a le regard visser sur son assiette vide, qu’il ne prend que pour la forme. Je me demande si la nourriture lui manque. Savoir que je vais perdre peu à peu mon goût et mon toucher me fend le cœur, moi qui, en faisant dans les clichés, adore manger.

Puis mes pensées divaguent vers lui, plus généralement. Il ne parle pas beaucoup de sa personne. Il parle souvent de son rôle de garant, des anecdotes des Âmes qu’il a dû garder. Mais jamais de ses goûts, de ce qu’il aime faire, de ce qu’il est réellement. A-t-il perdu l’habitude d’être une personne, avant d’être garant ? En m’en rendant compte, cela me brise le cœur.

Alors, je lui souris et pose ma main sur la sienne. Je sais qu’il ne sent pas mon contact, mais je sais aussi qu’il le voit. Il lève soudainement le regard vers moi, rougissant de plus belle.

– J’accepte, dis-je. Et puis, si on ne trouve rien d’intéressant, on pourra se balader, non ?

Si je me souviens bien, des boutiques jonchent les rues de la ville où j’ai atterri avant d’entrer dans l’école. Je ne suis pas sûre de satisfaire ma curiosité en me rendant à l’adresse de la carte de visite, alors autant profiter de l’après-midi avec James!

Nous convenons d’un lieu de rendez-vous, et terminons de manger avant de nous séparer.

*******

Je baisse les yeux vers ma tenue. Le vent se faufile entre les pans de ma robe à volants brune. Les petites fleurs imprimées semblent voler, aussi légères qu’un oiseau. Je ne sais pas ce qu’il m’a pris, mais j’ai eu l’impression qu’il fallait que je me change. Qu’il fallait quelque chose de plus… moi. D’impressionnant. Je n’ai jamais réellement ressenti cela, sur Terre. Cette étrange sensation de… vouloir plaire ? Ce n’est pas exactement ça. Je n’ai pas envie de m’effacer, ou d’effacer mes défauts, ça ne serait pas sain. J’ai envie de me faire belle pour quelqu’un. Voilà la raison. Je n’en ai jamais eu vraiment l’occasion, mis à part pour Noël, ou des sorties avec mes amis. Là, tout le monde le faisait, alors je suivais sans réelle raison personnelle, si ce n’est apprécier porter de beaux vêtements. Là, c’est différent.

Je m’adosse contre une colonne du bâtiment principal. Je suis en avance. Une légère brise souffle sur le campus, et je frissonne. J’hésite à aller récupérer une veste dans ma chambre, mais je n’ai même pas le temps d’esquisser un pas que James s’avance vers moi, tout sourire. A ma grande surprise, il ne porte qu’un pantalon et une chemise. Il a abandonné sa canne, et il tient sa veste sous son bras. Mon sourire s’agrandit au fur et à mesure qu’il avance.

-Prête ? me fait James en tendant un bras, que j’accepte en acquiesçant.

Nous nous dirigeons alors, ensemble, vers le portail. De nombreuses personnes se matérialisent devant, événement qui ne m’étonne plus du tout depuis que j’ai appris que l’école se trouvait dans une dimension que les Anges ont spécialement créé pour cette école. En dehors de ce portail, il n’y a rien, et il en va de même pour son homologue se trouvant dans l’autre dimension. Je ne m’étonne plus de cette étrange physique, j’ai bien compris que la magie permettait des choses impossibles dans le monde des vivants.

– Accroche-toi bien à moi, me fait James en me consultant du regard, prêt à appuyer sur la poignée du portail.

Après que j’ai acquiescé, il appuie. Je ferme les yeux, et en moins d’une seconde, nous nous retrouvons à nouveau devant le portail, mais cette fois-ci du côté de la ville. Le ciel bleu pastel m’aveugle même si mes paupières protègent mes yeux. Je mets une main en visière avant de les ouvrir. James remarque ma gêne, fouille dans une poche de son pantalon et en sort une paire de lunettes de soleil :

-Ce n’est pas la grande classe, mais ce sont les miennes. Ne t’en fais pas, ajoute-t-il en devinant mon refus prochain, j’ai l’habitude.

J’accepte alors les lunettes et les pose sur mon nez.

– Puis-je avoir la carte ? demande mon accompagnateur en ajustant tant bien que mal son chapeau pour éviter de se faire aveugler lui aussi.

Je lui tends l’objet et, après avoir réfléchi quelques instants, il se met en route. Je le suis, notamment car il ne m’a pas lâché depuis qu’on s’est téléporté dans le lieu. En parlant de ça…

– Dis, James, je fais tandis que nous passons devant d’immenses immeubles vitrés. Comment ça se fait qu’on puisse se téléporter ?

Certes, savoir qu’on le peut est déjà très bien, mais savoir le comment, c’est aussi intéressant.

– Clarisse ne t’a pas expliqué que notre corps n’est qu’une apparence ?

– Si si.

Il hoche la tête puis continue :

– Notre réelle apparence est une forme d’ectoplasme, sans forme définie et sans couleur. Nos besoins humains n’existent plus. La faim, la fatigue, tout cela peut certes être recréé par magie, mais ce ne sera jamais aussi réel que dans le monde des vivants. C’est grâce à cette même magie qu’on peut se téléporter. Mais cette magie n’a pas toujours existé, du moins pas sous cette forme. Au départ, cela ne dérangeait pas les âmes venant ici. Il n’y avait pas de loi spécifique pour la Réincarnation et elles se réincarnaient toutes, sans exception. Cependant, à partir du temps des Lumières, les visions ont changé. Des Âmes sont restées dans ce monde, et l’ont construit peu à peu. Elles ont exploité le fait qu’elles n’avaient pas d’apparence fixe, que les limites du monde du vivant ne s’appliquaient pas à elles, pour former un monde semblable à celui des vivants.

– Pourquoi ? Pourquoi imiter le Monde des Vivants ? Il y a bien plus de possibilités, ici. Pourquoi se cantonner à un monde semblable ?

Le regard de James se fait sombre.

– A cause des guerres, Ambre. Les nouvelles générations d’Âmes fréquentent des Âmes plus vieilles de cinq-cent ans. Il y a forcément eu des frictions. Mais le plus gros problème est survenu lorsque les premières Âmes réfléchies sont arrivées ici. Celles qui voulaient vivre, sans les problèmes de la vie. Les anciennes Âmes étaient heureuses. Elles se réincarnaient, ou attendaient un peu avant de le faire. Elles ne voulaient pas utiliser cette magie. Mais la soif de vie de ceux qui en avaient été privés trop jeunes a eu raison de ces Âmes simples. Alors un gouvernement s’est créé. Des lois ont été mises en place. Des écoles ont été créées pour aider les Nouvelles Âmes à s’intégrer. Et nous voilà.

Tout cela me laisse perplexe. Pourquoi ne nous enseigne-t-on pas cela à l’école ? Je n’ai vu cela nulle part sur le planning qu’on nous a donné, en début de cours. Et James, que pense-t-il de tout cela ? Pourquoi cela m’importe-t-il autant ?

Cependant, je n’ai pas le temps de poser mes questions, car on arrive à l’adresse de la carte. C’est un grand bâtiment noir, situé dans l’angle d’une rue. Il détonne avec les bâtiments colorés qui l’entourent. La devanture est décorée en violet sombre, et une écriture élégante indique sur un panneau : «Chez Persy». Une femme, dessinée grâce à des néons violets, clignote à côté du nom du lieu.

Mais rien. Aucun signe de Clarisse. Des couples se baladent, mais aucun ne semble prêter attention au bar. Clarisse a sûrement dû trouver cette carte par terre, et la récupérer. Ce monde est immense, je ne sais pas ce qu’il m’a pris d’imaginer que je trouverais quelque chose ici.

Je soupire. Ce n’est pas ici que je trouverais des indices sur les escapades nocturnes de Clarisse. Je tourne alors la tête vers James. Mon premier objectif n’étant pas atteint, autant faire de mon mieux pour le deuxième !

– Et si nous allions faire les boutiques ?

Le regard de James s’éclaire.

– Volontiers, My Lady.

Nous éclatons de rire et nous éloignons. Derrière mon épaule, je jette un dernier regard au bar. Et, aussi rapide qu’un clignement d’œil, un reflet de cheveux rouges transparaît derrière les portes vitrées…

Amélie

Chapitre suivant la semaine prochaine.