Clin d’oeil.

Rester serein et souriant. Rester joyeux et enthousiaste. Regarder le monde (même s’il est tout petit en ce moment) avec les yeux d’un poète quotidien. Je pense même que, si j’avais le temps, je prendrais la plume et j’écrirais… un journal de bord…
Oui, un appartement, la famille, le partage des tâches, l’organisation au jour le jour, c’est comme prendre le large et se trouver confiné avec l’équipage sur un bateau. Et puisque c’est notre thème principal cette année, le voyage -et le journal de bord aussi-, je t’invite à te procurer un joli cahier et à commencer le tien, un vrai cette fois…
Ecrire les angoisses quand elles viennent, les joies qui les effacent, les tracas propres aux circonstances. Décrire l’originalité de la situation. Les frustrations aussi, occasion de faire le point sur l’écriture des émotions. Et… dans quelques années, pour sûr, tu auras dans les mains un vrai document d’archives. Un souvenir hors du commun.

Ca m’est venu tout ça en lisant un article de France culture consacré à « L’épidémie en littérature à travers 6 grands romans » (voir l’article complet ici). Je ne te conseille pas forcément ces lectures : elles sont souvent plutôt à adresser à de grands adolescents. Mais, parmi ces ouvrages, il en est un que tu pourrais lire avec plaisir pourvu que tu sois sensible à cette plume si particulière que celle de Le Clézio.
J’adore cet auteur. Et j’aime tous ses romans qui sont ceux d’un grand voyageur. On sent le vent sur sa joue quand on les lit, et les embruns de la mer. Les héros sont toujours fragiles, profonds, sensibles, et attachants au sens premier du terme, comme une ancre à son port d’attache, comme une racine profonde.  Ce soir, je vais relire un Le Clézio, j’ai envie. J’ai besoin de voyager un peu avec lui.  Et pour que tu puisses savoir si tu as envie toi aussi, je te mets ci-dessous l’extrait de l’article de France culture qui le concerne. Juges-en par toi-même…

 

Jean-Marie Gustave Le Clézio, « La Quarantaine » (1995) : le temps suspendu de la maladie

Fin XIXe siècle, à bord de l’Ava pour rentrer chez eux, Léon et son frère Jacques voguent vers l’île Maurice. Après une escale imprévue à Zanzibar, deux des passagers de leur embarquement révèlent des symptômes de variole. Tous sont contraints de débarquer sur l’île Plate, havre volcanique de l’Océan Indien, où ils devront rester en quarantaine pour une durée indéterminée. Inspiré par un événement de la vie de son grand-père, Le Clézio rapporte dans La Quarantaine l’expérience de l’isolement forcé, sur une île où la colonisation sépare les Européens des « coolies », ces immigrés indiens engagés pour travailler dans les colonies. Contrairement aux auteurs cités précédemment, Le Clézio s’attache moins à décrire la maladie que l’imaginaire stimulé par l’exil en nous-mêmes. Léon porte le récit à la première personne, retrace sa rencontre avec la belle Suryavati, ou encore ses escapades entre le quartier de la Quarantaine, réservé aux Européens, et celui des Indiens. Jacques semble bien plus inquiet : « Nous sommes prisonniers » s’alarme-t-il. L’attente désespérée d’un navire de sauvetage, les jeux de pouvoir entre deux mondes, les rapports de force au sein de leur propre communauté redoublent l’atmosphère morbide imposée par l’épidémie. Et pourtant, au-delà du marasme, Léon nous raconte dans un phrasé intime comment il s’imprègne de la nature rugissante de l’île. Il transgresse l’enfermement mental de la quarantaine.

La lune éclaire le sable et la lagune. Le vent a lavé le ciel noir. Il fait presque froid. Je marche pieds nus sur mon sentier, sans faire de bruit. Je suis vêtu seulement d’un pantalon et d’une chemise sans col, et l’air de la nuit me fait frissonner délicieusement. J’ai le cœur qui bat comme un collégien qui a fait le mur. Tandis que j’attendais que tout le monde soit endormi, j’écoutais les coups de mon cœur, il me semblait qu’ils résonnaient dans tout le bâtiment de la Quarantaine, jusque dans le sol, qu’ils se mêlaient à la vibration régulière qui marque le passage du temps. Depuis le débarquement, ma montre s’est arrêtée. Sans doute l’eau de mer, le sable noir, ou le talc qui affleure, qui vole dans les rafales de vent. Je l’ai mise de côté, je ne sais plus où, je l’ai oubliée, peut-être dans la trousse de médecin de Jacques, avec mes boutons de manchette et le petit crayon en or de l’arrière-grand-père Eliacin. Maintenant, j’ai une autre mesure du temps, qui est le va-et-vient des marées, le passage des oiseaux, les changements dans le ciel et dans la lagune, les battements de mon cœur. J. M. G. Le Clézio, La Quarantaine