Comment Picasso découvre-t-il l’art moderne ?

Comment Picasso découvre-t-il l’art moderne ?

D’après Philippe Dagen, Picasso.

Ressources complémentaires :

Picasso la monographie, Brigitte Léal (Ie Partie : 1881-1916), Pierre Daix, Dictionnaire Picasso.

Des repères biographiques :

http://www.musee-picasso.fr/pages/page_id18673_u1l2.htm

http://fr.wikipedia.org/wiki/Pablo_Picasso

Pages du dictionnaire de Pierre Daix en ligne : https://goo.gl/photos/QurmDtSqupou6Thh6

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I. Un enfant surdoué, qui « à 12 ans » dessinait « comme Raphaël ».

« La première chose que j’ai faite au monde, c’est de dessiner, comme tous les gosses d’ailleurs, mais beaucoup ne continuent pas ».

(cité par Apolinaire, Correspondance Picasso – Apollinaire, , Gallimard, RMN, 1992.

« Évidemment on ne sait jamais ce qu’on va dessiner…mais quand on commence à le faire, naît une histoire, une idée…et ça y est. Ensuite l’histoire grandit, comme au théâtre, comme dans la vie…et le dessin se transforme en d’autres dessins, en un véritable roman. C’est très distrayant, crois-moi. Moi au moins je m’amuse énormément, en inventant des choses et je passe des heures entières, pendant que je dessine, à voir, à penser à ce que font mes personnages. Dans le fond, c’est une manière d’écrire des histoires »

(cité dans Roberto Otero, Loi d’Espagne, rencontres et conversations avec Picasso. 1975. Trad. par Christiane de Montclos.

« Dessiner comme Raphaël » c’est une phrase ambiguë : aussi bien que Raphaël ou plutôt péjorativement, c’est à dire dans la pure tradition académique ? Il l’aurait prononcée en 1946 lors d’une exposition de dessins d’enfants ce qui laisse pencher du côté de la première hypothèse. En réalité il voulait probablement dire que son père ne l’avait jamais laissé dessiner comme ça et qu’il avait dressé à « dessiner comme Raphaël ». Dessiner comme Raphaël dans l’Espagne de la fin du XIXe siècle (1895)   renvoie à sa première éducation artistique s’accomplit à Màlaga, à La Corogne et à Barcelone. Son père l’inscrit dans les écoles des Beaux Arts où il brille. La formation passe surtout par les maîtres, les sujets et les styles nationaux.

Ses capacités doivent-elles quelque chose à son père ? Difficile à dire. Sa première peinture dont on dispose est le Picador réalisé à l’âge de 8 – 10 ans. Il s’agit de la vision enfantine d’une course de taureaux en présence de trois spectateurs.

Picador Malaga 1888-90, huile sur bois, 24 x 19 cm, Coll. particulière.

En tout cas Picasso montre ses capacités de surdoué déjà à dix – douze ans à La Corogne. Il dessine très tôt des études « d’après bosse » (c’est à dire d’après des moulages en plâtre de statues antiques) et peint à la manière académique pour son père ou les concours qu’il remporte toujours brillamment notamment celui de 1895 aux Beaux Arts de Barcelone où son père se consacrera désormais à l’enseignement du dessin refusant de reprendre la palette.

Voir le dessin d’une variante du Moschophore, une des grandes pièces de cette époque où l’on voit l’extrême application  du jeune artiste.

A gauche Jeune portant un agneau, Barcelone 1895-96, fusain, 63 x 47 cm, Museu Picasso Barcelone. A droite : Nature morte au crane de belier, Juan-les-Pins 1925, huile sur toile 88 x 99 cm ,Norton Simon Pasadena Museum California..

Les natures mortes de 1925 peintes et dessinées à Juan-les-Pins (Nature morte à la tête de bélier, ci dessus, Pasadena) montrent le sens de la permanence chez Picasso même si c’est pour se moquer de ses dessins raphaéliens de fragments antiques de ses débuts. Mais il dessine aussi de manière beaucoup plus libre pour lui même (dessins de batailles, corridas).

Scène de bataille, La Corogne, 1893, plume sur papier, 13 x 21cm, Museu Picasso, Barcelone.

La Corrida et six études de pigeons 1892 La Corogne, crayon graphite, 20 x,13cm, Museu Picasso Barcelone.

Sur les plages de la Corogne,  il découvre aussi la nudité féminine au milieu des cabines de bains qui éveillent sa sexualité. Les « baigneuses » ont été un de ses thèmes favoris dans les années ‘20. Il en peindra et dessinera des dizaines dont sa Baigneuse et cabine (1928).

Baigneuse et cabine, Dinard, 1928, huile sur toile 21 x 16 cm MOMA New York.

-> Dessiner comme Raphaël ça implique aussi de passer par un système académique,  or Picasso n’est pas le produit d’un tel système. Il relève d’une autre tradition qui remonte au Quattrocento, celle de l’atelier familial où l’art se transmet de père en fils ou au sein d’une même famille. Raphaël était le fils de l’artiste d’Urbino Giovanni Santi, ami de Piero della Francesca. Il y a en effet deux manières d’expliquer le « génie » par définition, d’un côté la filiation, la généalogie, de l’autre la singularité : Giotto, fils de berger, Rembrandt fils de meunier, mais Mozart fils d’un musicien. Ce qui est certain, c’est que Picasso dessinateur à ses débuts s’est intéressé certes aux sujets académiques (des dizaines de dessins d’après l’antique) mais son répertoire comprend aussi des scènes de rue, des paysages, bref des croquis sur le motif.

Étude académique pied, La Corogne 1894 fusain sur papier 33 x 50 cm. Museu Picasso Barcelone.

Étude d’un nu, dos académique, 1893-94 crayon noir sur papier Musée Picasso.

Voir p. ex. Le lac dans un jardin public à Barcelone (1895) où il combine scène de genre (promenade d’une bourgeoise) et paysage en variant avec virtuosité les effets de l’eau et des essences des arbres.

Lac dans le jardin public Citadella Barcelone, 1895 ,crayon sur papier gris 20 x 27 cm. Coll. Picasso.

Dans ce cas ce n’est pas tant comme Raphaël qu’il dessine mais plutôt comme Rembrandt ou Delacroix

Il faut également ajouter la maisonnée, en particulier le père.

Portrait du père, Barcelone 1896, pinceau, lavis, aquarelle, 15 x 16cm, Museu Picasso, Barcelone.

Portrait de Josefa Membrado, Horta 1898, crayon noir sur vélin, 32 x2 9cm Musée Picasso, Paris. (fille d’une famille de voisins et amis à Horta de Ebro, Catalogne où il patrit en 1898 avec son ami Pallarès. Picasso a dessiné plusieurs autres enfants du village ).

Il multipliait les portraits de proches en modifiant les postures : deuil, sourire, méditation, rêverie. Selon Philppe Dagen, cette multitude de portraits n’a aucun sens psychologique, ce sont des exercices d’application pour la variété des attitudes, des expressions (et le parallèle avec Rembrandt va dans ce sens, il ne s’agit pas d’introspection mais d’expérimentations.

Mais Brigitte Léal dans la « Monographie » affirme le contraire : les portraits du père « image poignante d’un homme de qualité mais un artiste« raté » : voir le dessin de 1896 où l’on voit son père José Ruiz la tête posée sur la main dans une position mélancolique. Ce père qu’il prend comme modèle dans ces croquis, et même dans ses premiers grands tableaux de genre comme Science et Charité qu’il réalise à l’âge de 15 ans.

Science et charité, 1897, huile sur toile, 197 x 249 cm, Museu Picasso Barcelone.

Autre grand format académique, la Première communion(admirée aux Beaux Arts) En 1897 il part à Madrid où il est admis à l’Académie royale des Beaux-arts et où il continue à copier les maîtres (Visage à la manière du Greco) et à remplir des carnets de croquis sur le motif.


A cette époque la scène artistique espagnole ne compte pratiquement pas d’artistes modernes. Rares sont les peintres dont la renommée dépasse leur ville : Joaquin Sorolla, Ignacio Zuloaga avec ses portraits et ses bodegones (de rares thèmes profanes : natures mortes, scènes de genre très soignées des peintres du XVIIe siècle espagnol, avec une insistance sur les textures)  si l’on songe au contexte du moment à Paris, Vienne, Munich ou Berlin, Madrid semble dans une situation périphérique. Science et Charité semble très éloigné d’un Munch, d’un Gauguin ou d’un Cézanne, voire même d’un Pissarro ou d’un Monet alors que nous sommes 25 ans après la première exposition impressionniste. Les références de Picasso sont plutôt Velasquez, Greco, Titien, « Vandyk » (sic), Rubens. Parti à Madrid, il se rend quotidiennement au Prado écrit en 1897 à un ami resté à Barcelone :

« Velàsquez de premier ordre ; du Greco, des têtes magnifiques ; Murillo, je ne suis pas toujours convaincu ; il y a une très bonne dolorosa du Titien ; de Vandik (sic) des portraits et une Adoration du Christ épatants ; Rubens un tableau (Le serpent de feu) qui est prodigieux ; Teniers de très bons petits tableaux, d’ivrognes… »

Mais la période de Barcelone est aussi celle qui voit les premiers autoportraits. L’un  deux s’inspire d’un tableau célèbre de Raphaël conservé au Louvre : juvénile, crâne rasé, regard tendu, il se tient au second plan.

Autoportrait auprès d’un parent 1895 huile sur toile 63 x 51cm. Museu Picasso Barcelone.

Le suivant est beaucoup plus marqué par la solitude, voire la faim.

Autoportrait en gentilhomme du XVIIIe (ou à la perruque) Barcelone 1896, huile sur toile, 56 x 46 cm Museu Picasso Barcelone. Déguisé à la manière d’un Rembrandt ( : autoportrait en gentilhomme de la Renaissance, national Gallery Londres, inspiré du Baldassare Castiglione de Raphaël, Louvre ). Il a 15 ans et il se transpose au temps de Velàsquez. C’est un moyen pour lui d’imaginer les vies possibles : ici mal coiffé, là au crâne rasé, en passant par l’Autoportrait au café ou le magnifique fusain au regard grave. Portant une perruque, habit à l’ancienne, l’œil sombre, les traits plus durs et vieillis il se peint énergiquement, avec brio à la manière de Frans Hals (grand rival de Rembrandt au  XVIIe). Picasso se représente sans cesse dans des compositions complexes et souvent symboliques. Mais il se frotte déjà à une forme de modernité avec Terrasses de Barcelone vues de l’atelier :

Les toits de Barcelone vus de  l’atelier dans la Riera de San Joan, Barcelone 1900, pastel sur papier, 51 x 38 cm coll. privée.

II. Premiers contacts avec la modernité : entre Steinlen, Degas, Lautrec, Van Gogh.

-> A la recherche d’une voie plus moderne.

Picasso était très attaché à son Andalousie natale, de son enfance il gardait de bons souvenirs, c’est à Malaga qu’il eut ses premiers contacts avec les spectacles forains, c’est de l’Andalousie qu’il tenait son amour du soleil méditerranéen qu’il pouvait « regarder en face » sans lunettes jusqu’à sa vieillesse… Mais il comprend très vite que la voie que son père lui avait préparée est beaucoup trop étroite et provinciale. Malaga devient ainsi pour lui l’image d’une Espagne retardataire, il n’y remettra plus jamais les pieds après 1901 ! A l’académie San Fernando, Picasso comprend que rien ne semble pouvoir l’ouvrir à la modernité. Il fait un aller-retour à Barcelone où il s’installe définitivement en 1899.

Il fréquente l’atelier de Carles Casagemas dont il fera le portrait sur son lit de mort en 1901 (huile sur bois, 27x35cm, Paris, Musée Picasso) et le café des Els Quatre Gats foyer du modernismo catalan sur le modèle du « Chat noir » à Paris.

Els Quatre Gats photo 1899.

Le jeune Picasso le fréquente tous les jours. Il y prend contact avec la modernité française, les fondateurs et animateurs du café ont connu Montmartre à Paris et le Chat Noir. Le café accueille la première expo de Picasso avec beaucoup de dessins de portraits… Il réalise la couverture d’un menu où il figure au milieu de ses amis Sabartès, Angel Fernandez ou Pere Romeu.

Menu pour Els Quatre Gats hiver 1899-1900 aquarelle, plume, brosse, encre et crayon sur papier 50 x 47 cm Museu Picasso Barcelone.

Els Quatre Gats menu étude 1900, fusain sur papier blanc 43 x 31 cm Museu Picasso Barcelone.

Dans des dessins proches de la caricature (pastels, fusains) il met en scène des « scènes de la vie moderne » humoristiques, dans la rue, cabaret, avec des badauds, des dandys, des mendiants… Dans ces œuvres apparaît un souci d’assimilation des leçons néo ou post-impressionnistes de Degas (pastels), de Lautrec et de Steinlen.

Il tend à mélanger les couleurs, à créer des sortes de tressages de couleurs tracés aux pastels, technique qu’il transfère ensuite aux toiles comme dans L’homme à la pèlerine ou à la cape espagnole, et d’autres œuvres de la même époque.

Homme a la cape espagnole, ou à la pèlerine, huile sur toile, Paris 1900, 80 x 50 cm Wuppertal Von der Heydt Museum.

Un pastel étonnant : L’entrée à l’arène de Barcelone (1900) où il assimile le post -impressionnisme tout en annonçant le fauvisme un peu à la manière de Die Brücke.

Les Arènes de Barcelone. Entrée de la Plaza. 1900, pastel sur carton, 51 x 69 cm Museum of Modern Art Toyama.

-> Une deuxième manière renvoie à l’art de l’affiche.

Très à la mode à la Belle Époque, y excellaient Lautrec et Steinlen. Georges Braque racontait : « C’est Lautrec que j’aimais le plus. Je passais mes soirées à copier – à la lampe à pétrole – les images du Gil Blas (revue littéraire et artistique dans laquelle contribuaient les deux grands dessinateurs). J’en étais même arrivé (…) à (…) aller le soir décoller celles qui me plaisaient (…). »

Picasso suit la même voie synthétique en japonisant les contours au pinceau et à l’encre comme l’Arlequin accoudé du MOMA (1901 ci-dessous) au costume bleu et noir. L’influence des nabis passe également par un certain japonisme en particulier dans l’Hétaïre au collier de gemmes de la Fondation Agnelli (1901).

Arlequin accoudé. Paris 1901 huile sur toile 83 x 61 cm MOMA New York.

Ces exercices stylistiques sont exactement les mêmes pour toute la génération de jeunes peintres à Barcelone ou à Paris au tournant du siècle. Il y voyage pour l’exposition universelle où il représente l’Espagne. Picasso s’intéresse également au divisionnisme (technique picturale mise en place par Paul Signac consistant à diviser le tableau en zones puis à y peindre en décomposant la couleur par les trois couleurs primaires rouge, jaune et bleu et leurs complémentaires vert, orange, et violet.) Il l’expérimente dans la Pierreuse la main sur l’épaule (L’Attente) ci-desous, (huile sur carton peinte à Paris en 1901) où la couleur est posée par petites touches séparées rectangulaires, juxtaposition de couleurs pures, de tons au rythme répété, la gestualité dansante, sont des caractéristiques post-impressionnistes bien dans l’air du temps.


Pierreuse la main sur l’épaule (L’Attente) Danseuse naine (La Nana).

Voir aussi Danseuse naine (La Nana) Barcelona [Paris], avril 1901 huile sur carton 105 x 60 cm. Museu Picasso, Barcelona :

Mais la silhouette se détache d’un fond à dominante bleu outremer, jaune vif ou vert clair. Ce colorisme rappelle Van Gogh mais annonce en même temps le fauvisme avec une précocité remarquable.

Devenu la référence incontournable de la jeune génération après l’exposition rétrospective de 1901, Van Gogh est cité par Picasso comme celui qui a découvert la tension entre nature et peinture, « nous devons usurper le pouvoir sur la nature» il ne faut plus « dépendre des informations qu’elle nous offre ». C’est ce que Picasso fait dans Nana ou encore dans Au Moulin Rouge est véritable mélange de références « textuelles » à Lautrec et picturales à Van Gogh par la perspective raccourcie, le dessin dynamique, les longues touches comme écrasées et surtout une luminosité intense.

Aucun autre tableau ne marque mieux la filiation avec Van Gogh que l’autoportrait Yo Picasso ainsi que la Mort de Casagemas.

Autoportrait Yo Picasso, Paris 1901, Huile sur toile 73,5 x 60,5 cm Coll. particulière.

Dans le premier il utilise son regard intense (la mirada fuerte) qui nous fixe à la manière de l’autoportrait de Poussin au Louvre. Il annonce déjà le fauvisme, et il s’en venta des années plus tard.

La mort de Casagemas. Paris 1901 huile sur toile, 27 x 35 cm.Paris Musée Picasso.

Dans le second, on voit la lumière orangée et rouge obtenue par des touches qui s’écartent de la flamme de la bougie) dans un plan serré qui permet de distinguer les plaie sur la tempe provoquée par la balle qu’il s’est tirée. Rappelons que Van Gogh aussi s’est suicidé en se tirant une balle dans la tête.

Degas, Lautrec, Steinlen, les Nabis mais aussi Fantin-Latour, Manet voire Cézanne comme ce compotier de faïence bleue dans la Desserte (Musée Picasso de Barcelone).

La Desserte Paris 1901 huile toile 59 x 78 cm Musée Picasso Barcelone.

Plus intéressant encore, son dialogue avec Matisse, jeune peintre comme lui, quoique son aîné, auquel il se mesure en ayant les mêmes références et en travaillant avec méthode comme lui.

Mais l’influence des post-impressionnistes dans les milieux artistiques du modernisme barcelonais n’a rien d’exceptionnel (sur le modernisme catalan voir exposition du MOMA en 2007). Ramon Casas réalise des affiches pour les Quatre Chats dans un pur style Lautrec. Il portraiture aussi Picasso en choisissant un décor urbain à peine esquissé évoquant le Sacré-Cœur. Comme le disait Utrillo, qui décidait en 1901de rentrer en Espagne, quand Picasso (surnommé « le petit Goya ») avait décidé d’aller à Madrid, « il fit l’expérience de ce qui arrive tôt ou tard à de nombreux artistes, mais Paris, avec sa mauvaise réputation et son mode de vie fiévreux, le séduisit une fois de plus ». En effet, aller à Paris était une véritable obsession chez les modernes barcelonais, au point que Jaime Sabartès (prononcer ràïmè) ami de Picasso disait  « le fait d’aller à Paris était comme une maladie qui causait des ravages parmi nous ». Mais cette attirance parisienne ne s’exerce pas de la même manière chez tous les artistes espagnols.

Dans un premier temps, aux Quatre Chats, Picasso semble intégrer la manière synthétisée et les sujets de Lautrec, de Manet de Degas. Il donne un air de « chic parisien » aux portraits exécutés à Barcelone avant son départ en septembre 1900. Mais à partir de son séjour parisien de 1901 et de plus en plus jusqu’en en 1902, l’inventaire stylistique de Picasso explore de manière systématique toutes les solutions picturales modernes qu’il découvre dans des galeries comme celle de Berthe Weil ou d’Ambroise Vollard où il expose en juin 1901. Il se confronte au divisionnisme de Signac (La Nana ou La Danseuse naine 1901, Barcelone) .

C’est à partir de ce moment que le parallèle avec Matisse (sorti récemment de l’atelier de Gustave Moreau) devient intéressant car ce dernier procède exactement de la même façon passant de quelques toiles impressionnistes en Bretagne à des natures mortes ou à des nus à la Cézanne. (voir III. plus loin)

A chaque approche il s’agit d’expérimenter les nouvelles manières disponibles apparues à la fin du XIXe « comment ça se fait » plutôt que de s’intégrer à une « école » même pas celle des néo-impressionnistes.

A chaque fois, Picasso essaye de voir par lui-même « ce que peuvent donner » :

la touche divisée de Signac,

la touche expressive de Van Gogh,

le graphisme synthétique et japonisant des Nabis,

le graphisme coloré des pastels de Degas.

Cette « stratégie » (terme employé par Philippe Dagen) s’inscrit dans les pratiques de la jeune avant-garde parisienne et en particulier de Matisse qui achète un Cézanne, un  Rodin, un Gauguin pour les étudier dans son atelier. Picasso se distingue ainsi de ses amis catalans qui se contentent d’adopter ou d’adapter un style car il est moins enclin à prendre parti pour telle ou telle manière.

-> Mais alors comment distinguer les démarches de Matisse et de Picasso en ce début du XXe siècle ?

Si les deux artistes se rapprochent par leur démarche d’analyse de la modernité post-impressionniste, ils se distinguent par leurs thématiques et par leur tonalité. Plus que le rapport à l’art c’est le rapport à leur temps (évidemment moderne) qui diffère.

Vers 1900, Matisse peint des paysages comme les bords de la Seine à Paris (Pont Saint-Michel), des variations sur Notre-Dame dans la lignée de Monet à Rouen mais en modifiant les styles et non pas la lumière selon le moment du jour, il peint également des natures mortes et des nus en s’inspirant des Baigneuses de Cézanne qu’il possède (cf. L’homme nu du MOMA). Il s’intéresse très peu à la vie moderne.

Henri Matisse,

homme nu 1900, 99 x 73 cm, huile sur toile MOMA New York. Notre-Dame, 1900, huile sur toile, 46 x37 cm,Tate Gallery Londres.

Matisse, Notre-Dame une fin d’après-midi 1902 huile papier maroufle? 72 x 54 cm. Albright Art Gallery Buffalo.

Au même moment, entre 1900 et 1902, Picasso peint des scènes de « la vie moderne » selon la fameuse formule de Baudelaire, scènes de corrida, barrières d’Auteuil, marchands de fleurs, buveurs d’absinthe, scènes foraines.

Voir sur Picasso on line en faisant une recherche par année : http://picasso.shsu.edu

A la représentation idyllique et idéale du monde par Matisse, Picasso oppose une représentation triviale. Cette opposition trouvera une première incarnation majeure dans la Joie de vivre (1905, Fondation Barnes, Pennsylvanie) et sa réponse picassienne, Les Demoiselles d’Avignon (1907, New York MOMA). (lire sur cette question les réflexions de Hans Belting dans Le Chef d’œuvre invisible, ed. Jacqueline Chambon 2003, pp. 323-340). (voir Chapitre sur le passage au cubisme).

Si l’on considère le nu féminin, on voit bien les deux interprétations différentes.

Dans l’Étude de nu debout, le bras cachant le visage du MOMA, Matisse insiste sur la mise en valeur sculpturale des volumes, les contours étant accentués par des tries très dynamiques Chez lui, le modèle montre une certaine pudeur par le geste du bras.

Matisse, Étude de femme nue debout, bras cachant son visage. 1902 encre plume et pinceau.

Picasso avait aussi dessiné un nu assis faisant le même geste (Musée Picasso), mais dans la Femme au bidet, il choisit de représenter de manière assez crue les règles, fait tout à fait exceptionnel (au moins jusqu’aux nus des années ’60 et aux performances de Carolee Schneeman et d’Ana Mendieta (Land art et body art, dans les années ‘70),  en montrant la femme qui vient de se laver le bidet et l’intérieur de ses cuisses étant tâché de sang.

La modernité ne s’épuise pas dans le choix du sujet ni d’un style. Les expérimentations visent à trouver le style les plus approprié en fonction du sujet. C’est une nouvelle conception de l’art qui considère comme inséparables les modes de représentation et les sujets.

Picasso choisit la forme van Gogh pour le cadavre du suicidé Casagemas. Il choisira le style Toulouse Lautrec pour les scènes de cabaret, Degas pour la femme à l’absinthe. C’est donc d’une nouvelle conception de l’art qu’il s’agit plus que d’un nouveau « style » ou d’une nouvelle « école ».

Autoportrait en haut-de-forme aux Folies-Bergère. Paris 1901 huile sur papier 50 x 33 cm. Coll privée Stockholm.

A l’été 1901 il tourne le dos à la vie de noce parisienne en tenue de soirée. Il tourne le dos au « filles » dépoitraillées derrière lui, il est déjà très amaigri, vieilli, il s’est laissé pousser une barbe. Le changement physique reflète déjà le changement stylistique qui se prépare. le prochain portrait sera celui de la période bleue (voir plus loin).

III. La naissance d’un style personnel original : la « période bleue ».

Voir article du dictionnaire ici :

http://picasaweb.google.com/emmanuel.noussis/Dico

La « période bleue » repose  sur

– une relation particulière à l’art du moment

un certain rapport à l’histoire de l’art

– sur des convictions morales et politiques

Comment définir ce que fait Picasso entre le milieu de l’année 1901 et 1904 ?

Il met fin aux références que nous venons d’énumérer en particulier le chromatisme, réaffirme son attachement au contour appuyé, mais  pour se limiter aux nuances du bleu, allant de l’azur à l’outre-mer dans les plis des drapés, de telle sorte que les couleurs soient posées par des touches larges et grasses séparées par des lignes qui définissent les figures ou les objets.

Ainsi les toiles gagnent en monumentalité mais au prix d’une épuration, d’une sorte d’ « ascétisme pictural » (P. Dagen).

Cet « art pauvre » convient parfaitement aux sujets traités par Picasso à ce moment, tous liés à la pauvreté (qu’il partage avec son ami poète Max Jacob dans la petite chambre que ce dernier loue rue Voltaire) chambre et à  la solitude. Quelques motifs se partagent l’intérêt de l’artiste : la solitude incarnée par une femme assise contre un mur ou dans un café, enveloppée dans un manteau et un voile, plus rarement nue.

Dès le milieu de l’année 1901, La femme au bonnet (Barcelone) ou La buveuse assoupie illustrent le changement de sa manière qui se poursuivra jusqu’à 1904 (Femme à la corneille, coll. privée).

Femme au bonnet, Paris 1901 huile sur toile 41 x 33cm, Barcelone Museu Picasso.

Femme accroupie au capuchon Barcelone 1902 huile sur toile 88 x 70 cm Staatgalerie Stuttgart.

L’autoportrait de 1901 dit « Autoportrait bleu » (Muée Picasso) montre l’artiste à l’âge de 20 ans.

Autoportrait bleu Paris 1901 huile toile 81 x 60 cm Musée Picasso Paris.

Il se présente tel qu’il se voit, sans fard le regard trouble, triste, douloureux. Il l’a conservé toute sa vie en souvenir de la crise survenue au moment où son principal soutien, l’industriel catalan Manyac qui l’avait recommandé à Ambroise Vollard et à Berthe Weill, lui coupe les vivres car ses premiers  tableaux bleus lui plaisaient moins. Le tournant esthétique mais aussi thématique avec les images d’une humanité en souffrance morale et sociale étaient loin d’intéresser la clientèle. Ce fut une expérience douloureuse puisque ce divorce le plongea dans la misère. Picasso choisit de porter cette même barbe que dans l’autoportrait en haut-de-forme en ajoutant une moustache qu’il n’a jamais eu…Il choisit de se donner cet aspect hâve, creusé par la faim. Il confirme les paroles d’Apollinaire ci-dessous et annonce tous les tableaux qui suivront jusqu’en 1904.

Le portrait de Jaime Sabartès du Musée Pouchkine est de la même veine. Picasso en fait la connaissance dans Els Quatre Gats en 1898. En 1900, il le caricature en « Poeta decadente »  portant une couronne, une vaste cape et déclamant des vers dans un cimetière mais aussi de manière plus sérieuse pour l’exposition de portraits d’Els Quatre Gats (voir ici).

Portrait de Jaime Sabartes (Le bock) Paris 1901 huile sur toile 82 x 66 cm Musée Pouchkine Moscou.

Effigie sévère détachée sur fond lisse bleu, son ami est surpris derrière un bock en train de méditer. « Je me regarde, je me vois fixé sur la toile et je m’explique que j’ai suggéré à l’inquiétude de mon ami : c’est le spectre de ma solitude vue de l’extérieur (…) me voir dans ce merveilleux miroir bleu fait sur moi grande impression. C’est comme si l’eau d’un immense lac retenait quelque chose de moi puisque j’y vois mon reflet ». (Jaime Sabartès Pensées sur Picasso).

Sabartès a été un des premiers témoins du passage au bleu. Ce portrait, d’une grande beauté plastique, montre le jeune ami privé de ses lunettes, le regard myope perdu dans une palette bleu et vert proche de la Femme au bonnet. Un tableau d’enfance a été révélée par la radiographie du tableau sous ce portrait. L’autoportrait bleu semble faire un pendant à ce portrait qui est contemporain des visites de la prison pour prostituées vénériennes de Saint Lazare .

Apollinaire a bien saisi le sens de cette expérience picturale de Picasso une fois celui-ci passé à autre chose : première mention du terme « bleu ».

« Picasso regarde des images humaines qui flottaient dans l’azur de nos mémoires… ».  « Il y a des enfants qui ont erré sans apprendre le catéchisme (…) Ces femmes qu’on n’aime plus se rappellent (…) Elles ne prient pas, elles sont dévotes aux souvenirs (…) Enveloppés de brume glacée, des vieillards attendent sans méditer (…) Animés de pays lointains, de querelles de bêtes, de chevelures durcies, ces vieillards peuvent mendier sans humilité (…) D’autres mendiants sont usés de la vie (…) L’espace d’une année, Picasso vécut cette peinture mouillée, bleue comme le fond humide de l’abîme et pitoyable (…) ».

Guillaume Apollinaire, Les jeunes : Picasso peintre, in La Plume, Paris 15 mai 1905

Dans le Nu féminin assis, de dos de 1902 la position est celle de l’affliction la face penchée vers le sol.

Femme nue de dos, étude, Barcelone 1902 huile sur toile 46 x 40 cm, Coll privée Paris.

Toutes ces figures isolées expriment la tristesse, la mélancolie. S’agit-il de portraits ? S’agit-il d’allégories  ? Peu importe finalement puisque l’effet recherché est le même. Pour la première fois, une sculpture complète le corpus des oeuvres, Femme assise (Barcelone 1902) sorte de masse compacte en terre cuite.

-> La maternité.

Quand elle n’est pas seule la femme tient un enfant. Le thème de la maternité est traité par des variations dont certaines sont dans la veine coloriste (Mère et enfant, huile sur toile 1901, coll. privée Japon) et d’autres à la manière « bleue » :

Femme accroupie et enfant (huile sur toile peinte à Paris en1901 Fogg Art Museum Cambridge Massachussetts) ou

Maternité au bord de la mer (huile sur toile peinte à Barcelone vers 1903, pastel sur papier en1902 Fondation Beyeler, Bâle),

Desemparats (Les Deshérités) peint à Barcelone :

Desemparats Les déshérites, Barcelone 1903 pastel papier 47 x 41 cm Museu Picasso, Barcelone.

Mères solitaires, mères abandonnées, veuves ou filles mères, vivant dans la misère, essayant de protéger leur enfant, rien qui renvoie aux Vierges à l’Enfant chrétiennes. Ce sont de toute évidence des jeunes mères prostituées de la prison Saint-Lazare. On y a vu aussi (Pierre Daix) une connotation religieuse, sorte de blasphème par lequel Picasso honore ces mères déchues à l’égal de la Vierge tenant l’enfant Jésus. Les figures s’allongent dans un maniérisme qui touche aussi les mains. Les corps ploient sous le poids de la misère et de la tristesse comme dans ce fusain d’une Mère à l’enfant dont la courbure du dos rappelle la Repasseuse.

Apollinaire les décrit comme cela :

« Elles se blottissent dans le crépuscule comme une ancienne église ».

Pour la première fois, une terre cuite vient compléter le travail du peintre :

Une de ses premières sculptures, Femme assise, Barcelone, 1902 bronze 14 x 8 x 7 cm. Museu Picasso Barcelone. Nous voyons ici que très tôt, Picasso associe la sculpture à la peinture tant par le sujet que par les aspects plastiques. On ne peut pas isoler la sculpture.

Pauvres au bord de la mer Barcelone 1903 huile sur bois 105 x 69 cm National gallery Washington.

La présence du père n’apporte rien, la misère est toujours présente comme dans Barcelone, 1903, huile sur toile, Washington, National Gallery). Pauvres au bord de la mer. Les figures masculines prolongent la même atmosphère de misère et de tristesse. Qu’ils soient mendiants, infirmes, musiciens ambulants ou « vieux juifs ». Ce titre (comme d’ailleurs le tableau intitulé L’Ascète, est absurde. Picasso s’intéresse en réalité aux mendiants, ici un vieux et un enfant hâve, affamés et souffrant du froid.

On ne sait pas pourquoi Picasso s’est tourné vers cette thématique mais l’obsession du malheur domine ces allégories de la tristesse humaine même lorsqu’il s’agit de portraits comme celui du tailleur Benet Soler ou d’Angel Fernandez de Sotodont l’expression est emprunte de mélancolie, d’ennui. On reconnaît dans certaines oeuvres la relation à Gauguin (divisionnisme et débuts du mouvement nabi) comme dans lesPierreuses au bar (Hiroshima). Mais Picasso s’affirme très vite dans un style personnel qui ne correspond pas du tout à ce qui se fait chez les artistes de sa génération.

Pierreuses au bar Barcelone, 1902, huile sur toile, 80 x 91 cm, ancienne collection Gertrude Stein, Hiroshima Museum of Art.

Les critiques Félicien Fagus et Charles Morice n’arrivent pas à le classer dans un mouvement.

«Elle est extraordinaire, la tristesse stérile qui pèse sur l’œuvre entière de ce très jeune homme. Cette œuvre est déjà innombrable. Picasso, qui peignit avant d’apprendre à lire, semble avoir reçu la mission d’exprimer avec son pinceau tout ce qui est. On dirait d’un jeune dieu qui voudrait refaire le monde. Mais c’est un dieu sombre. Les centaines de visages qu’il a peints grimacent ; pas un sourire. Sont monde ne serait pas plus habitable que ses maisons lépreuses. Et sa peinture elle même est malade : incurablement ? Je ne sais. Mais à coup sûr il y a une force, un don, un talent. Tel dessin – une femme nue accroupie – donne la sensation d’une merveille presque accomplie. Telle composition – au théâtre, deux spectateurs, un homme et une femme dans une loge, se détournent de la scène où évolue la danseuse, lointaine, en pleine clarté, inquiète et attire comme une Fleur du Mal. Des êtres à peine sexués, « des démons ordinaires » aux yeux désolés, la tête basse, le front enfumé de pensées désespérantes ou criminelles… Faut-il au bout du compte, souhaiter que cette peinture guérisse ? Ne serait-il pas destiné, cet enfant d’une précocité effrayante, à donner la consécration du chef d’œuvre au sens négatif de vivre, à ce mal dont plus que pas un autre il souffre ?… »

Charles Morice, compte rendu de l’exposition à la Galerie Weill, in Mercure de France, Paris décembre 1902.

« …Picasso naguère furieux festoiement de couleurs, concentre sa vigueur dans le sens de l’énergie. Un petit enfant grave, presque raidi, au menton têtu, au front lourd, aux yeux souffrants, méfiants, impitoyables, traité rien que dans des bleus et qui pose comme un enfant historique ? Une fille au tub, maigres jambes et maigre torse, qui debout, épongeant sa hanche, hausse haut l’épaule du bras qui mène l’éponge, figure une beauté grêle, contournée, sereine avec étrangeté (…) Cela dans la matité éclatante d’aplats emprisonnés de contours soigneusement cherchés, accusés profondément : cette simplification appuie matériellement l’impression de vitrail qu’engendre l’esprit de ces toiles (…) »

Félicien Fagus, Peintres espagnols, in La revue blanche, Paris 1er septembre 1902.

Dans les deux critiques on voit bien le souci d’exprimer la singularité de Picasso aux antipodes de ce qui est apprécié à ce moment là par les amateurs d’art dont les artistes les plus recherchés sont Degas, Renoir et surtout Monet dont la manière fluide, brumeuse des vues londoniennes exécutées sur le motif est particulièrement appréciée. Le tragique épuré de Picasso (21 ans) est sans équivalent, le jeune artiste espagnol refuse de s’approcher d’un courant, pour lui la création artistique est acte singulier. ll se détache donc des modèles néo-impressionnistes auxquels s’attache encore Matisse jusqu’à 1905. Picasso n’est cependant pas détaché de toute référence artistique, bien au contraire. Mais ses modèles sont à rechercher dans le maniérisme du Greco : doigts exagérément allongés, silhouettes maigres, grands voiles enveloppant les figures et drapés tombant jusqu’au sol.

Le « vieux juif » pourrait être un ermite, Benet Soler un gentilhomme mélancolique sans la fraise au cou. Il incarne la déchéance même. Le modelé grâce au jeu de lumière sur le vêtement bleu fait ressortir la moindre rugosité, le moindre os de cette figure décharnée, ascétique. Les figures des Pauvres au bord de la mer ont été rapprochées de celles de l’Angélus de Millet. Alors que les figures des prostituées semblent peu individualisées.  La figure la plus emblématique de cette série, belle et bien portraiturée, c’est la maquerelle Célestine, patronne de bordel, la taie sur l’œil, image féroce, car minimaliste, de la déchéance physique et morale. Remarquer l’avidité du regard.

La Célestine (Carlota Valdivia) Barcelone, 1903-04, huile sur toile 81 x 60 cm. Musee Picasso, Paris.

Les harmonies bleues rappellent les effets de lumière et de coloris gris ou bleus du Greco (voir p. ex la Mater dolorosa de Strasbourg). L’Enterrement de Casagemas (1901) et les études qui le précèdent sont une évocation directe du chef d’œuvre maniériste du Greco L’enterrement du comte d’Orgaz (Santo Tomé, Toledo). En effet, Le Greco fait l’objet d’un grand intérêt au début su XXe siècle en Espagne. D’intenses débats opposent ses admirateurs, les modernistes catalans, et les tenants de l’héritage de Velasquez qui dénoncent l’étrangeté des toiles de l’artiste gréco – espagnol, cet homme « d’un orgueil satanique pour se moquer avec une ironie solennelle et pathétique de tout ce que nous appelons nature, art, raison en tout lieu et en tout temps ». Picasso connaît ces débats, il a vu des Greco au Prado, à la grande exposition de Madrid de 1902, mais aussi chez son ami Zuloaga qui possédait le Cinquième sceau de l’Apocalypse (1608-1614, Metropolitan Museum of Art New York) tableau connu jusqu’en 1908 sous le titre « Amour sacré et amour profane »). Des historiens de l’art ont établi dans les années 1980 une filiation entre cette oeuvre et les Demoiselles d’Avignon. (cf. catalogue d’exposition les Demoiselles d’Avignon, Paris Musée Picasso et Barcelone Museu Picasso, 1988, p.461-470) même si l’influence du peintre maniériste est plus visible dans les premiers carnets de Picasso plutôt que dans les dessins préparatoires. Nous reparlerons de ces influences à propos des Demoiselles plus tard.

Pourquoi choisir le Greco, peintre certes original au XVIIe mais sans aucun rapport avec les problèmes plastiques du moment ?

Selon P. Dagen, pour mieux affirmer sa propre singularité dans le contexte de la modernité. Mais pour que l’échange entre les deux peintres à trois siècles d’intervalle s’accomplisse, il fallait aller au-delà de simples questions plastiques. C’est le caractère incomparablement pathétique, dramatique de l’art du Greco qui attire Picasso tout en agaçant d’autres. Il adapte ce pathétique à des sujets profanes et modernes à la fois : l’abandon, la misère sociale, la faim.

L’intérêt de Picasso pour la pauvreté est sans équivalent dans le néo-impressionnisme qui s’attarde davantage sur une chronique morale, bourgeoise de la misère, p. ex. dans les scènes de prostituées de Lautrec et surtout de Degas. Le naturalisme « violent » de la représentation de la misère est plus présent dans la littérature (Zola, mais surtout Huysmans, Mirbeau) et chez les peintres réalistes du Salon comme Jules Bastien-Lepage ou Jules Breton. (Lire les paroles de Charles Morice plus haut). Charles Morice a saisi l’importance de ce jeune peintre qui s’est donné la double mission de parler de la pauvreté dans un langage pictural neuf. Il est celui qui doit « donner la consécration du chef d’œuvre au sens négatif de vivre ».

Ce « négatif » est pour Picasso une véritable expérience personnelle dans la mesure où de 1901 à 1905 il mène une vie très modeste car même s’il vend des toiles chez Vollard, les prix qu’il obtient sont encore faibles. Il n’arrive même pas à se procurer des toiles et des pigments et doit se limiter largement au dessin. (Sur les avant-gardes de  Montmartre du début du XXe lire l’article de Claire Le Thomas :

Une « ethnographie » des avant-gardes montmartroises : réflexions sur les innovations techniques et matérielles cubistes.

Fernande Olivier sa première compagne à Paris décrit comme cela l’atelier de Picasso : (…) un sommier sur quatre pieds dans un coin, un petit poêle de fonte rouillé supportait une cuvette de terre jaune servant de toilette (…) A cette éoque Picasso travaillait à une eau forte maintenant célèbre : un homme et une femme sont assis devant une table chez le marchand de vin et de ce couple famélique se dégage une intense expression de misère et d’alcoolisme, d’un réalisme effrayant , ce repas frugal est l’image même de sa propre condition.

Si la peinture du temps montre peu la misère, les journaux anarchistes ne s’en privent pas. Si Picasso est proche des milieux anarchisants à Barcelone et à Paris, il n’a jamais franchi le pas vers l’action. La proximité entre jeunes artistes et anarchisme s’incarne en la personne de Kees Van Dongen qui illustre certains numéros de l’Assiette au beurre par des petites histoires sociales (une jeune fille engrossée par un bourgeois, puis abandonnée) et des allégories montrant des personnages de mendiants, de pierreuses, des prolétaires, des malades dans la série « fantômes » etc.

La proximité stylistique entre les deux artistes (ateliers voisins au Bateau-Lavoir) va de pair avec le regard critique de van Dongen sur la société parisienne, très proche de celui de Picasso qui se lie d’amitié avec l’artiste néerlandais. Tous deux choisissent de montrer les premières victimes de cette société, les femmes, exploitées, humiliées, abusées, prostituées. A la représentation tragique et silencieuse de ces femmes de la période bleue s’oppose la crudité obscène, parfois pornographique, des scènes érotiques que Picasso dessine à la même période.

De même, le choix de montrer de manière très réaliste les femmes dans leur intimité (leur toilette intime p. ex.) va beaucoup plus loin que les scènes de maison close de Degas ou de Lautrec. La série des dessins dits « érotiques » est plutôt une manière de montrer la domination qu’exercent les hommes sur les femmes. Une huile sur toile du MOMA montre Picasso lui même en survêtement avec une prostituée comme un dessin du Musée de Barcelone qui montre Angel Fernandez de Soto également avec une prostituée. Cette représentation du sexe va jusqu’à la violence extrême avec le Viol (1901) ou la Femme étranglée (1904).

Le plaisir et le réconfort sont réservés à des scènes érotiques solitaires ou entre femmes. Parfois la présence masculine est réduite à un tableau accroché au mur comme dans le dessin Deux femmes sur un lit (Paris 1905, coll. part.) ce qui dénote d’un goût pour le satyrique car l’homme est réduit à un cadre ornant le mur.

On voit donc le dégoût pour l’ordre bourgeois imposé aux femmes comme aux ouvriers obligés tous deux de vendre leur corps.

L’artiste lui même, assimilé à une « poutain », n’est pas épargné puisque sa gloire passe par la soumission à la critique d’art comme le montre de manière crue le rapide dessin de la Glori-criti de 1903. Ce monde de la prostitution est in fine morbide comme le montraient déjà deux œuvres de 1901 Les femmes à la fontaine et la Femme au bonnet, figures peintes peut-être d’après quelques-unes des malades de l’hôpital Saint-Lazare dont les pensionnaires, souvent de jeunes mères désespérées, souffraient de maladies vénériennes. Picasso pratique ici un réalisme critique de la période bleue.

Un autre tableau 1902 semble s’inspirer directement de Saint-Lazare, c’est l’Entrevue, ou Les deux sœurs d’autant plus que Picasso lui-même le confirme dans une lettre à Max Jacob « je veux faire en tableau le dessin que je t’envoie (…) C’est une putain de Saint-Lazare avec sa mère ». Jaimé Sabartès qui a transcrit cette lettre pour la première fois, a écrit « sœur » à la place de « mère » ce qui explique une certaine confusion quant au sujet. La jeune mère de droite est devenue une sœur ou une infirmière et la scène fut mise en parallèle avec la Visitation. En tout cas, la composition s’inspire certainement de la petite Visitation du Greco, un tableau extraordinaire qui a beaucoup impressionné Picasso visitant la chapelle Oballe à Tolède.

Les deux soeurs  ou L’entrevue. Barcelone 1902, huile toile 152 x 100 cm.  Saint-Pétersbourg, Ermitage.

Le Greco, Visitation 1610-13 huile sur toile 96 x 72 cm. Dumbarton Oaks Washington.

Les deux sœurs ou L’entrevue (étude). Paris~Barcelone 1901-1902, crayon graphite ,45 x 32 cm, Musée Picasso Paris.

Au-delà de l’audace incroyable dont le Greco fait preuve dans la composition, le « bleu électrique », le style esquissé et les drapés géométriques du Greco atteignent ici la perfection. Les Demoiselles doivent également beaucoup à ce tableau. L’Entrevue est avec la Vie l’œuvre la plus accomplie de la période bleue.

On a vu également dans les deux sœurs une allégorie de l’Amour sacré et de l’amour profane, Éros et Thanatos, ou même, de manière plus prosaïque, une évocation de la tendresse quasi lesbienne dont pouvaient faire preuve les pensionnaires dans le huis – clos de Saint-Lazare. Picasso transforme le thème mystique de la maternité divine en une scène profane d’une grande intensité dramatique en appelant pour cela le style du Greco.

Les deux cousines de la Visitation deviennent une femme malade et accablée et une jeune mère représentées de manière à la fois majestueuse et tragique. Œuvre ambivalente par son sujet et l’est aussi par son style hésitant entre médiévalisme et modernisme, entre relief et platitude. Elle associe expérience personnelle à l’hôpital, iconographie chrétienne, signification morale (femme prostituée à la fois héroïne et victime), langage plastique par lequel il exprime le « sens négatif de la vie ».

L’autre grand tableau de la période bleue est la Vie peint en 1903.

La Vie Barcelone 1903 huile  sur toile 196 x 129 cm. Cleveland Museum of Art.

Pas de référence au Greco ici ni d’hésitation sur le sujet puisque c’est un des rares tableaux auquel Picasso donne lui même un titre. Le schéma de la composition est assez didactique : à gauche les amants aux traits de Casagemas et de sa compagne Germaine pour laquelle il s’est tué, fait face à une femme plus âgée tenant probablement leur enfant et les fixant d’un air sévère.

Mais ce qui pouvait être une des variations sur la maternité prend un autre sens, celui des âges de la vie, grâce aux études placées entre eux : au fond le couple s’étreint dans une attitude de peur, de deuil peut-être alors qu’au premier plan il ne reste plus que l’homme accablé.

Ce tableau a été peint sur les Derniers instants, toile présentée par Picasso à l’Exposition universelle de 1900 à Paris. Dans les dessins préparatoires, la femme âgée n’apparaît pas, à sa place l’artiste devant son chevalet où il réalise une toile montrant les amants dans la position affligée de l’arrière plan. Ainsi le peintre se veut celui qui éclaire l’avenir, qui met en garde sur le caractère éphémère du bonheur mais aussi sur la nécessité de l’art comme remède à la mort.

Si la période bleue est la première tentative de démarche personnelle originale et cohérente même si Picasso l’a reniée dit plus tard en disant à Christian Zervos que « l’époque bleue n’était que du sentiment ». En effet, toutes ces figures du malheur ne sont que des images de la Mélancolie remise au goût du jour.

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