Aller au contenu

LE DERNIER COURRIEL DE SALVATORE PIRACCI


Il est entré alors que le soleil disparaissait derrière mon café. Je ne sais pas vraiment ce qu’il tape, sur l’ordinateur qu’il m’a supplié de lui prêter. Il n’a pas l’air d’un mauvais bougre, alors j’ai cédé. Maintenant, ça fait une heure qu’il est assis au fond de la pièce. Le moteur de l’ordi fait un bruit de car au démarrage (le genre trèèèès vieux car, avec un moteur qui patine) et réchauffe encore plus la pièce. Ça ne le dérange pas, on dirait.

Autour du cou, il a un collier de perles vertes énormes, c’est pas franchement bioutiful mais il semblerait qu’il y tienne. Il a refusé de me le céder contre le prêt de l’ordinateur. Du coup, il est censé m’aider à finir le service. Mais bon, il n’est pas spécialement propre sur lui. Si je le mettais au service, il ferait fuir les clients. Et comme si ça ne suffisait pas, il pue l’essence.

Bon. Dit comme ça, on croirait que je compte le jeter dehors dès la fin de son expérience de fusion avec l’ordi (je vous jure, il tape en continu, sans presque faire de pause, ça fait peur); mais ce n’est pas le cas. En fait, je m’y suis un peu attachée. Mais je sais, c’est comme écrit sur son front, voyez ? qu’il finira par s’en aller… ce genre d’homme, ça ne reste pas longtemps en place, croyez-moi.



DE  salvatore.piracci@cosmopolite.ciel
A   inconnu.veilleur-de-tombes@cimetière.lampedusa
CC les-océans-du-monde@gmail.com (adresse incorrecte)
CCI communauté.massambalo@skia.nuit

OBJET  Les tombes du cimetière de Lampedusa ne seront pas oubliées

12/05/2007

23h25

Ghardaia, 3 allée de la bulle

A l’inconnu,

A l’inconnu qui se cache derrière chaque mot d’une histoire, et qui bouleverse des vies,

A l’inconnu veilleur de tombes, et d’ombres voguant la nuit,

A celui qui balaya ma vie et mes convictions, comme les feuilles rousses d’automne sont balayées par le vent d’un instant, et qui reviendra sans jamais être le même,

A cet inconnu deuxième vent de mon existence, aussi bien qu’à celle qui le précéda, et qu’à tous ceux qui le suivirent,

        Je t’écris, à toi l’inconnu, pour toutes ces fois où je n’ai rien dit. A toutes celles qui ont fait de moi un être impassible, refusant obstinément d’adhérer à Compassion et Humanité. Je met en copie Salvatore Piracci, le commandant de frégate que les mouvements de la mer ont abandonné dans un coin d’Orient. Son uniforme ne lui frôlera plus jamais la peau ; les embruns de l’océan qui courbe le dos, plus jamais il ne les sentira ; il ne lui reste plus d’océans à franchir ou à combattre. Car oui, cet homme-là est mort. Mais cela fait bien longtemps, maintenant ; il ne manque plus à personne.

         Si seulement il y avait un contenant assez solide pour recueillir et le passé en confettis et le passé plat comme un lac gelé, et le présent de paillettes jaunes, sans rien abîmer, je lui céderai volontiers ce courriel. Quoiqu’à tenter l’expérience, je crois que je choisirais une fiole de verre : il faut qu’elle soit assez longue, et fermée hermétiquement.

Pour la balancer à la mer. En souvenir.

       Elle serait ouverte un jour par un crabe curieux, et tout jusqu’à maintenant serait emporté par les courants. J’aime bien l’idée. Ce que j’y mettrais, dans cette fiole ? Bien sûr, les passés et le présent. En témoignage de tous ceux qui voguent ou marchent pour leurs rêves. L’avantage de la fiole en verre : on y voit par transparence les couches différentes qui ont composé une vie. La fiole coud les époques en un tout. Mon fil, un grain de sable.

        La première de ces couches serait la plus tassée et la plus uniforme. Puis feraient irruption diverses bizarreries, d’abord petites, et s’affirmant au cours du temps. Les bizarreries sont ces moments d’humanité sauvage, où je crierais presque pour ces vies abandonnées au creux des vagues. Il y eut un moment très intense, dans mon existence, où celle-ci a jouxté celle d’une autre, et j’eus l’impression d’avoir de nouveau une forme, pour quelqu’un. J’aurais aimé que cette vie-là ne prenne pas la poudre d’escampette pour jensaisquelleville. Car j’ignore ce qu’elle est devenue. Je lui ai donné de quoi satisfaire son désir de vengeance, et elle m’a laissé nu face à moi-même. Cette femme est l’une des survivantes du Vittoria, 2004. Et je glisse sur son visage, parfois, en rêve, sur sa peau lisse.

          Tu vois, je ne sais pas à quel point tu me connais, ne sais même si tu me connais, mais à l’issue de cette lettre, tu sauras mieux que tout autre quelle a été ma vie. C’est étrange, je finis toujours par raconter ma vie aux inconnus ; je ne suis pas bavard, je ne bavarde intensément qu’avec les ombres.

          Mais revenons à la fiole. On remonte vers le haut, millimètres et millimètres se succédant. Les mois passent, dans la réalité. Et le sable prend vie, dans la fiole de verre. Il est mouvant… plus vraiment sec, n’a plus rien d’uniforme : il y a des grains de schiste vert parmi le sable blanc des côtes de Catane. J’imagine -et même assez bien- l’allure que prendrait ce soir d’été passé au milieu des croix délaissées, dans le cimetière des rêves brisés de Lampedusa. Des rochers aux arêtes cassées, des angles autrefois coupants, mais lissés par les ans : sur un seul étage, des rochers verts. Toi, l’inconnu, tu es ce rocher vert, et tu es le vent. Le vent soufflant les idéaux d’un monde où la vie est douce, pour une oreille qui souffre de ne trouver rien qui lui convienne vraiment. Le vent déchaîne un océan situé juste au-dessus des cailloux verts. Mais tu m’as laissé seul, dans le cimetière.

          On remonte de quelques millimètres encore, la mer se calme : la bourrasque est passée, et, dans le cœur de la fiole, l’insatisfaction du tout premier vent laisse place au désir d’un monde meilleur, depuis les mots jetés en l’air par le deuxième vent. On voit une barque, toute petite dans la fiole, sur le dos de la mer. Elle s’éloigne.

          J’ai lu quelque part, je serais bien en peine de deviner où (sûrement lors d’une de mes escapades dans les librairies de Catane), qu’une ombre avait dit à un cavalier :

« Chevauche hardiment, répondit l’ombre, – si tu cherches l’Eldorado. »

Quand j’ai pris la barque, à ce moment-là, je me sentais une force à ouvrir un océan en deux. Parce que j’avais un rêve.

          Après l’étage d’eau limpide parfois bercé de courants, rien ne va plus. Je débarque sur une terre nouvelle. Entre les parois de verre, les particules d’eau s’évaporent petit à petit, si bien que chacune d’entre elles jouxte bientôt une molécule de cet air lourd. C’est le rêve de la contrée d’or agréable qui s’écroule. Non pas que j’y ai cru longtemps. Au contraire. Simplement, le rêve était doux à mes oreilles, et la désillusion d’un Homme qui s’en va, pour ne pas trouver mieux à l’arrivée, est lourde à porter. On voit, à travers le verre, une explosion ; mais pas de feu. Plus de molécules d’eau, il ne reste plus que l’air lourd. Nous sommes arrivés tout en haut de la fiole. Ici, à son sommet, tu croise un grain de sable, égaré dans les nuages qui s’assombrissent, et tes bras, car tu sens que bientôt viendra la fin. Tu sens venir une tempête.

        Tu vois ? Il serait bien agréable d’avoir à portée de main une fiole pareille. Je n’aurais même pas eu besoin de peiner à trouver l’adresse mail d’un inconnu qui partagea ma rumination d’un soir d’été, pour lui expliquer à quel point son incrustation dans les pensées déjà farouchement débridées d’un capitaine qui se heurta à l’infamie des Hommes, eut comme conséquence.

        Je me permets de te tutoyer, d’une part parce que je me doute que tu n’en prendras pas ombrage ; d’autre part, il ne me viendrait pas à l’idée de vouvoyer ma main, mon pied, ou mon cerveau… oui, j’ai l’impression d’être bien proche de toi. Tu m’as créé, c’est toi qui m’as poussé au départ, en peignant l’Eldorado dans un monde gris. C’est toi qui a déchiré mon enveloppe charnelle de la première vie, en ravivant la lueur d’yeux que j’enviais pour leur combativité. Peut-être était-ce toi, ce pêcheur qui m’a fourni la barque pour l’Afrique…

          L’Eldorado, tu as tort. Je suis parti d’Italie en rêvant d’un monde où l’air serait doux, et le temps un mets sirupeux à boire jusqu’à plus soif. Mais à l’issue du voyage, je ne trouve ni l’or des contes espagnols, ni un endroit calme où me poser. L’Eldorado, j’ai eu tort, ce n’est pas pour moi. L’Eldorado de l’herbe grasse et du temps agréable, c’est pour eux. Pour ceux qui font le chemin inverse du mien. Ils pensent vraiment déterrer un jour le Bonheur en personne, au fond de leur jardin européen. Et toutes les questions qu’on me posait n’avaient que cela comme but : confirmer l’existence d’un trésor européen dans lequel chacun pourrait piocher sans problème. Mais qu’est-ce que l’Europe, sinon un désert bitumé ? En partant pour elle, ce que je me suis souvent dit, c’est qu’ils quittaient une maison et une famille, un pays et ses valeurs, pour se heurter à bien des maux.

La cruauté, le désespoir

des bateaux qui se perdent en mer

et qui les conduiront en prison

si ce n’est en enfer

puis retour au pays, plus faibles et pauvres qu’avant

de leurs rêves

           Rêves brisés dont je suis la cause ; mais ce n’est plus moi, ce marin à la voix forte et au regard assuré qu’apporte l’autorité. Ces rêves brisés, c’est à ceux -occidentaux opulents dont les fantasmes tintent comme les pièces dans une bourse que l’on espère plus garnie que celle de son voisin- qui refusent leur part d’humanité, de les assumer. Et toi, tu n’es pas de ceux-là, cela se voit, ça dérange, ça titille, on se demande d’où tu viens, quel est ton nom, et les questions s’enchaînent. Sans fin. Fi ! tu n’y répondras pas. Cela n’a pas manqué me surprendre. Tu as l’âme vagabonde, et la voix vivace. C’est ton dos voûté et ton corps maigre, dont on se dit que son propriétaire doit avoir vécu bien des vies pour l’user ainsi, qui m’ont poussé à trancher que cette apparence était choisie consciemment. Pour se détacher du monde. Pour mieux faire prendre conscience aux gens opulents, par contraste, de la misère de leur monde.

         Vois-tu, je suis moi aussi devenu cette ombre errante, qui conseille et tend la main à l’humanité en quête du Meilleur. Cela s’est fait naturellement, une suite logique à mon histoire de quête qui s’évapore.

        Il y a quelques jours à peine -le temps s’est bien étiolé, depuis le soir de notre errance commune, il me reste des lambeaux de connaissance à son sujet, mais je ne peux plus vraiment fixer une date et heure précises aux évènements de ma vie- il y a donc quelques jours que j’ai fait claquer les molécules d’eau de la fiole. J’ai tenté de foutre le feu à ce corps qui n’a pas été capable de vieillir aussi vite que l’âme qu’il contient. Je me serais allumé dans le plein cœur de la nuit ; je me serais éteint dans le brasier rougeoyant d’une vie décousue qui n’a pas su trouver fin plus convenable. Je n’aurais rien changé au monde. Moi qui partais en quête de l’osmose ! Ah ! j’en ris désormais. On part tous en quête de quelque chose, et ce qu’on trouve ne semble jamais correspondre…

          Mais je l’aurais fait. De dépit. Sauf qu’il me manquait les allumettes. De ça aussi, j’aurais ri, si je n’avais pas été aussi désespéré. Bon Dieu. Les allumettes. Quel Dieu abruti s’est permis d’intervenir ? Je sens encore l’essence. C’est l’odeur de la mort qui me suit. Elle est collée à mon corps -il faut dire que j’avais renversé un bidon entier d’essence sur ma tête, mes vêtements ; mes cheveux gouttaient. Quel Dieu dois-je remercier d’avoir suspendu mon geste ? Ce soir-là, je suis bien mort. Encore une fois. Ce n’était pas une tentative de suicide, car l’échec n’était pas possible. En revanche, je crois avoir drôlement effrayé le pauvre homme qui m’a trouvé tout dégoulinant dans cette flaque d’essence. Bon. C’est vrai que quelques minutes auparavant, il devait être tranquillement assis au coin du feu, à peu près à la place que j’occupais un quart d’heure avant, à profiter des récits de ses camarades.

          Mon voyage jusqu’à cette ville, Ghardaïa, depuis laquelle je t’écris, a été suspendu assez brutalement. J’ai été expulsé du car qui me transportait, et n’ai pas encore tranché sur la cause de cette soudaine expulsion : mes réponses froides aux questions des hommes sur l’Europe, ou mon manque d’argent ? Mais cet arrêt de parcours était nécessaire. Car c’est au coin de ce feu, autour duquel était également assis l’homme à qui j’ai foutu la frousse de sa vie, que je me suis fait baptiser par le Dieu des Ombres. Je ne l’ai compris que plus tard. Je l’ai compris entre les étals d’un marché aux couleurs. Il y a quelques heures maintenant, car la nuit est tombée, depuis, sur la place.

La fin d’après-midi y était douce. Je me suis installé par terre, entre les étals des vendeurs d’eau et de tissus, sur la place, pensant être parfaitement invisible. Je pensais rester immobile jusqu’à la fin. Ne plus bouger. Ne plus tenter de vivre. Rester là, et partir comme ça. J’étais gris à côté des tissus colorés, gris sur le fond de la place. J’avais remarqué un jeune homme, adossé à un arbre. Il portait des vêtements pauvres, une tache bordeaux sur la manche droite de sa chemise -du sang séché ? Il semblait pourtant timide, si l’on omettait de regarder ses yeux, pleins d’ardeur. Le jeune homme me fixait ; il allait s’approcher de moi, c’était certain. Quelque chose ici, sur cette place, semblait me dire que l’instant ne devait pas être oublié. Voire, que c’était pour lui que j’avais parcouru les océans, pour ce moment.

Il vient vers moi.

Il s’est accroupi. Ses lèvres s’entrouvrent.

« Massambalo ? »

Le même nom qu’hier. Oui. C’était logique. Il fallait que ce soit ça.

Prononcé sur ce ton, tout s’articulait.

Tout avait un sens.

J’avais parcouru la moitié du monde.

Je m’étais fait frapper par le destin.

Des gens avaient tenté de m’acheter.

J’étais descendu de ce car.

J’avais écouté les contes dans l’ombre du feu.

Je voulais mourir.

J’allais renaître.

J’allais me retrouver, à Gardhaïa.

Je n’avais rien à répondre, mais c’était normal. Je n’ai eu qu’à acquiescer.

J’acceptais d’être cette ombre qui aide les hommes à réaliser leurs rêves.

Je souriais au destin.

Je souriais, parce que je savais que la fiole aurait un étage de plus.

Après le sable,

vient l’eau.

Et quand l’eau se fut évaporée,

il ne resta plus que l’air.

J’étais l’air, je n’avais plus de prise au monde, mais les hommes avaient besoin de moi.

Alors, je pris le collier qu’il me tendit.

Il s’appelle Soleiman, et je sais qu’il atteindra l’Europe.

         Là. Je me sens entrer dans une autre phase de ma vie. Je boucle ce chapitre-ci en lançant ma fiole en mer, et des lettres sur une boîte mail qui ne sera peut-être jamais relevée. Je te charge de la rattraper. Au fond, je me fiche que cette fiole s’écrase contre un rocher, ou qu’elle atterrisse entre tes mains. Car enfin, j’écris à la Vie, à la Justice, je crie sur les toits du monde un message d’Amour. Mon post-scriptum est adressé aux étoiles.

        Ce sera ma dernière trace dans ce monde. La toute dernière, parce qu’après, je m’évade des frontières connues des Hommes. Considère que l’existence vagabonde d’un émigré italien prend fin au point, au dernier, apposé sur la page, qu’après, je la laisse aux ombres. Considère que je renaîtrai juste après. Mon identité nouvelle ne portera aucun nom, ni passé ni avenir, je serais à mon tour un point, posé à un endroit pour accomplir son destin…

A ces mondes que l’on souhaite atteindre. Aux gens que je vais pouvoir accompagner. Bien que sans identité, ils se souviendront de moi, de l’ombre qu’ils auront un jour croisée. Et je me souviendrai d’eux.

A l’Eldorado.

Puisses-tu toujours exister.

Et enfin, je te souhaite beaucoup de bien, à toi l’inconnu qui renversa ma vie. Peut-être nous recroiserons-nous un jour…

Cordialement,

Salvatore Piracci

P.S

je ne suis qu’une ombre, et je m’en vais.

Je suis ton ombre, Massambalo.

 

 

7 commentaires sur “LE DERNIER COURRIEL DE SALVATORE PIRACCI”

  1. Lecture particulièrement passionnante ! Ce mail, ce récit est écrit avec une très belle plume, digne des plus grands écrivains! Cela fut très agréable de lire cet article qui est unique, poétique et magnifique !

    1. Je te lis avec les yeux mais aussi avec le cœur… Merci !
      P.S : tu me hisses bien haut dans l’univers de la littérature… Crois-moi, je suis biiiiien loin d’en être digne.
      (Que cela n’obscurcisse point tes pensées, car je te remercie chaleureusement)

  2. Une écriture très belle, et émouvante. Un article captivant à lire ! Les différentes formes sont super intéressantes et original. J’adore!

  3. Je n’ai clairement pas les mots nécessaire. Tout était comme dans un rêve. Je vivais au fil des lettres qui défilaient puis on finit par se réveiller. Cette histoire on l’a vit avec Salvatore mais aussi avec toi. Tu m’as fait entrer dans un monde presque imaginaire auquel j’ai adoré participer.
    Merci pour cette lecture émouvante, passionnante et vivante que tu m’as fait découvrir.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

buy windows 11 pro test ediyorum