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De : soleiman.eldorado@gmail.com

CC : mjs.soudan@gmail.com

Objet : Ça fait longtemps

Date : 20/06/2011

Catane (image libre de droit)

 

Bonjour Maman,

Ça fait longtemps, n’est-ce pas ?

Désolé de ne pas t’avoir donné de nouvelles depuis mon départ. Je sais que je n’ai pas d’excuse, mais les temps étaient un peu… compliqués.

J’ai appris pour Jamal. Je suis dévasté. Je voulais le sauver, envoyer de l’argent dès mon arrivée en Europe, mais le voyage était plus long que prévu et trouver du travail n’était pas une tâche facile. J’ai prié tant de fois pour qu’il tienne bon jusqu’à ce que je trouve l’argent. Je sais qu’il ne voudrait pas que je m’excuse, mais c’est plus fort que moi. J’ai échoué, et j’en suis désolé.

Jamal était un moteur pour moi. C’est lui qui avait tout organisé pendant des mois avant qu’on parte. Il a tout planifié, en sachant qu’il ne viendrait pas. Le voyage ne s’est pas passé comme prévu, mais c’est grâce à lui que j’ai tenu. Jusqu’au bout, il m’a accompagné. Même après mon arrivée en Espagne (et non en Italie comme c’était prévu. Je t’en parle après dans ce mail), je l’entendais m’encourager. L’imaginer de plus en plus malade me poussait à chercher du travail rapidement, mais c’était plus difficile que prévu.

Comment vas-tu ? Je me rappelle de toi comme le jour de mon départ. Je te vois assise à la table du salon, en mangeant une des dattes que j’ai posé dessus. Je sais que ce n’est pas possible, mais j’ai l’impression que ces dattes resteront toujours là. Cela fait tellement longtemps que je ne t’ai pas parlé que je ne sais pas quoi te dire. J’aimerais te demander si le voisin du dessus a enfin compris que ses pas de danse nocturnes empêchaient tout le monde de dormir, ou si mon oncle sait enfin cuire du riz sans ruiner la casserole, mais c’est absurde. Ces questions sont sans importance et ce sont pourtant les seules qui me viennent à l’esprit. C’est sûrement car j’ai l’impression de t’avoir quitté hier. Cinq années ont passé. En cinq ans, une vie peut changer du tout au tout, comme ça a été le cas pour moi, mais j’ai l’impression qu’à la maison rien n’a bougé.

Bon, il est temps que je te parle un peu de moi. Et j’en ai, des choses à te raconter. Après que Jamal m’a laissé, l’enfer a commencé. Je vais te passer certains détails car j’en aurais pour des semaines à tout te raconter.

J’ai très vite abandonné l’idée de l’Italie. Je me suis fait arnaquer par les premiers passeurs. C’est suite à ça que j’ai rencontré celui que je considère comme mon frère : Boubakar. On ne s’est plus jamais lâché du voyage. De son initiative, on a décidé de partir vers Ghardaïa, en Algérie. Je sais que ça parait fou, mais on l’a fait ! On n’avait plus rien à perdre, de toute façon. Je te le dit tout de suite, j’ai dû faire des choses que je n’apprécie pas vraiment pour rassembler l’argent nécessaire à la suite du voyage. Je préfère ne pas te dire quoi. J’ai honte, tellement honte, et je repense souvent à ce que j’ai dû faire. Je me persuade que je n’avais pas le choix, mais était-ce réellement le cas ? Bref, tu n’as pas à en savoir plus, je n’ai pas envie de te décevoir.

Quoi qu’il en soit, arrivé à Ghardaïa, c’est là que je l’ai rencontré. Tu ne vas pas y croire 😆 ! J’ai fait la rencontre d’une ombre de Massambalo ! C’était un vieil homme, européen sûrement. Il était assis, là, au milieu d’une place, assis, sans rien dire. Personne ne le remarquait. Je me suis directement rappelé de la discussion qu’on avait eu avec Jamal et toi quelques jours avant notre départ. Alors j’ai fait exactement comme tu m’as dit. Je me suis approché, doucement, avec respect. Puis je lui ai simplement glissé à l’oreille “Massambalo ?”. Je n’ai pas dû le dire assez fort, parce qu’il n’a pas eu l’air de m’entendre 😂 ! J’ai dû le répéter deux fois de plus, et il a enfin acquiescé. Je lui ai donné le collier de perles vertes de Jamal. Tu sais, celui qu’il portait tout le temps ! Ça m’a paru comme une évidence. Je me suis même demandé si Jamal ne m’avait pas donné ce collier en sachant que j’allais croiser une ombre de Massambalo.

Notre objectif était ensuite de rejoindre le Maroc pour traverser la frontière avec Ceuta, une exclave espagnole. De Ghardaïa, on a pris un bus vers Oujda. Le voyage était long, si long. On devait en avoir pour douze heures de route, mais il y a eu des complications sur le chemin. On a mis quasiment deux jours pour y arriver ! Mais bon, une fois là-bas, on n’avait qu’une chose en tête : aller jusqu’au bout.

C’est pendant cette traversée du Maroc, de Oujda à Ceuta, que nos liens se sont le plus renforcés avec Boubakar. J’aimerais tellement que tu le rencontres. On a mis longtemps à arriver aux abords de Ceuta. L’argent a finit par nous manquer, on a donc dû faire une bonne partie de la route à pied. Mon corps a fini par s’habituer à la fatigue et à la faim. Mon esprit se mettait dans une bulle, pour me protéger sans doute. On a fini par arriver à un camp de réfugiés à quelques centaines de mètres de Ceuta. C’était réconfortant de voir des gens qui nous comprennent, qui ne nous méprisent pas, qui ont le même objectif que nous. C’est pourtant là-bas qu’on a le plus souffert. La police marocaine est si cruelle… Ne t’en fais pas, tout ça est derrière moi maintenant, et je n’ai plus envie de parler de cette période. C’est trop pour moi maintenant. J’ai tenu car je n’étais plus qu’une bête. J’avais laissé mon humanité de côté pour y arriver. Maintenant que je suis de retour parmi les hommes, je souffre dès que je pense au passage de la frontière et aux semaines d’avant.

Après le passage de la frontière, on nous a placés en détention quelques jours puis on nous a relâchés. J’étais enfin libre. Je suis resté longtemps avec Boubakar. Après tout ce qu’on avait vécu ensemble, je ne me voyais pas le quitter. Son objectif était de rejoindre la France. On a rassemblé un peu d’argent en proposant aux gens de tondre leur pelouse (on voulait d’abord proposer de laver des voitures mais on n’avait rien pour acheter les éponges et le produit…) puis on s’est rapidement mis en route. On a mis plus d’un an avant d’y arriver. C’était long et éprouvant, mais rien comparé au Maroc. On a fini par arriver dans une ville française nommée Perpignan. C’est une assez grande ville, on a donc pu trouver du travail rapidement. Je suis resté quelques mois là-bas mais je ressentais de plus en plus le besoin de m’éloigner de Boubakar. Je n’ai rien contre lui, c’est mon meilleur ami et ça le restera toujours. Je n’oublierai jamais tout ce qu’il a fait pour moi. Cependant, je n’arrivais pas à tourner la page à ses côtés. Il fallait que je prenne mes distances pour recommencer à vivre réellement. Il a tout de suite compris quand je lui en ai parlé, c’est vraiment un bon ami.

J’ai décidé de partir vers le sud de l’Italie, en Sicile, car c’est ce qu’on avait prévu en premier lieu avec Jamal. J’avais le choix entre Palerme et Catane. Palerme avait l’air bien, mais il y avait presque deux fois plus d’habitants qu’à Catane. Je me suis dit qu’une vie un peu plus calme m’irait mieux. Je me suis donc envolé au bord d’un avion direction Catane une semaine plus tard.

Je ne comptais pas m’attacher à cette ville. Mon but était d’y trouver un travail rapidement afin d’envoyer le plus vite possible de l’argent à Jamal. J’y ai cependant fais des rencontres qui m’ont fait apprécier le charme de Catane. J’ai d’abord rencontré Léo, un gérant de café. Léo connaît tout le monde, et il a le cœur sur la main. Il a très vite compris que je cherchais du travail. Il m’a alors fait rencontrer un vendeur de journaux, qui cherchait un jeune pour l’aider car il se fait vieux. Il s’appelle Angelo et c’est un drôle de personnage. Après avoir discuté un peu, il a accepté de me prendre sous son aile. Encore aujourd’hui c’est pour lui que je travaille. Il va bientôt s’arrêter pour enfin se reposer et m’a proposé que je rachète son commerce ! Il est vraiment spécial, je pense que tu ne l’aimerais pas vraiment. Il ne parle pas beaucoup mais il est juste. Il me parle souvent d’un ami à lui qui est parti il y a quelques années. Un certain Salvatore. Je ne comprends pas, il avait un bon métier, des amis dans cette ville, mais a décidé de disparaître, comme ça. Bref, je ne sais même pas pourquoi je t’en parle.

Dès que j’ai commencé à travailler chez Angelo, j’ai gardé une partie de mon salaire tous les mois pour l’envoyer à Jamal. Je ne sais pas si ça l’a aidé à moins souffrir, mais je constate que ça n’a pas suffi pour le guérir. Je m’excuse encore une fois, maman. Tu as perdu ton fils le plus généreux. Jamal était un ange.

J’ai oublié l’adresse de la maison. Peux-tu me la renvoyer ? J’ai fabriqué un collier de perles vertes en hommage à Jamal et j’aimerais te l’envoyer. Je te le mets en photo en pièce-jointe de ce mail.

Bien à toi,

Jamal, ton fils.

Collier de perles vertes » (image IA : Craiyon)

 

Source image mise en avant

12 commentaires sur “MAIL DE SOLEIMAN A SA MERE”

  1. Ce mail, en plus d’être bien rédigé, est très touchant. Tu as vraiment réussis à faire parler le personnage de Soleiman. Le fait que, finalement, Angelo et Soleiman se rencontrent est très amusant, c’était une bonne idée de ta part !

  2. Un mail très bien écrit dans lequel on peut ressentir que l’auteur s’est mis à la place de Soleiman par l’intégration d’anecdotes personnelles. Les sentiments qu’aurait éprouvé Soleiman en écrivant ce mail se retrouvent dan l’écriture qui est efficace en même temps un peu imagée.

  3. Ma lecture était fluide et extrêmement intéressante. Tu m’as plongé dans ton univers. Ton imagination est débordante, tes idées sont très bien approfondies et j’ai tout ressenti. Quand on lit ton mail je pense que personne ne peut s’en détacher tellement l’histoire est passionnante.
    J’ai passé un très bon moment et j’espère pouvoir en lire d’autre.

  4. C’est un mail très touchant qui nous permet de vraiment se mettre à la place de Soleiman , le fait que Soleiman aille travailler chez Angelo , c’est vraiment très touchant de voir que le boucle est bouclée et qu’il ait réusit à trouver du travail. J’aime beaucoup le style d’écriture et ce mail ce lit très naturellement car on a vraiment l’impression que c’est un mail que Soleiman aurait pu écrire.

  5. Mail inspirant la légèreté et la simplicité malgré les épreuves difficiles que le personnage à vécue. De nombreuses références à post priori qui montre deux chemins qui se croisent dans deux époques différentes. Cette fin permet de boucler la boucle et de laisser un goût de stupéfaction au lecteur qui comprend le lien explicite qui unit les deux personnages.

  6. Mail très bien écrit. J’ai adoré le rapport plutôt cocasse entre Soleiman et Angelo qui se retrouvent sans se connaitre alors qu’ils ont une histoire commune. Tu arrives à mettre des petites touches d’humour dans ton texte ce qui le rend très agréable à lire.

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