Mémorial de Rivesaltes : se souvenir des camps français

Un article du quotidien Le Monde concernant l’histoire du camp de Rivesaltes (près de Perpignan) et le mémorial de Rivesaltes inauguré tout récemment

L’originalité de ce camp, c’est qu’il symbolise une histoire de la France de l’internement au XXe siècle, à travers les conséquences de la guerre d’Espagne, de la Seconde Guerre mondiale, de la guerre d’Algérie, et jusqu’à la rétention des étrangers sans papiers jusqu’en 2007. Il y a donc une unité de lieu, mais une diversité d’histoires et de mémoires.

Mémorial de Rivesaltes : se souvenir des camps français
LE MONDE | 25.09.2015 à 16h37 • Mis à jour le 25.09.2015 à 19h01 | Par Michel Lefebvre

4771845_6_c292_le-memorial-du-camp-de-rivesaltes_3f6cd0da436e49b5ae36803b0e7a8b1eLe mémorial du camp de Rivesaltes conçu par l’architecte R. Ricciotti

Quand on arrive à Perpignan par l’avion du matin, alors que le soleil dispute à la brume les crêtes des Pyrénées, on découvre, en plongeant sur l’aéroport, un curieux paysage dans la plaine. Un mouchetis de traits blancs rassemblés en carrés et, au milieu, un immense rectangle couleur sable, comme une table de géant. A dix kilomètres des pistes, dans un paysage de vignes et de zones d’activités, entrelardé de routes et surplombé d’éoliennes, on arrive au mémorial du camp de Rivesaltes.
Le mémorial de Rivesaltes promet de devenir le point névralgique de la mémoire de l’internement en France
Les 210 mètres de béton posés là par l’architecte Rudy Ricciotti au nom de l’histoire et de la mémoire sont entourés d’une multitude de baraquements en ruines, parfaitement alignés. C’est ce que l’on apercevait depuis le ciel. De ces bâtiments précaires, couverts de tags, sans toit pour la plupart, au bord de l’effondrement, suintent tristesse et mélancolie. On dirait une œuvre d’Anselm Kiefer, l’artiste allemand dont les sculptures, travaillées par le temps, s’effondrent dans un fracas de verre brisé.

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Le site du camp de Rivesaltes aujourd’hui

Le camp de Rivesaltes, aux portes de Perpignan, n’est qu’un point dans la cartographie française de l’internement au XXe siècle. En parcourant la France d’ouest en est, de Gurs (Basses-Pyrénées) au Vernet (Ariège), d’Argelès-sur-Mer à Saint-Cyprien (Pyrénées-Orientales), on découvre des lieux de mémoire et d’histoire dont il reste peu de chose, à part des stèles fleuries et des tombes. On peut aussi visiter quelques musées, comme celui, exemplaire, de la maternité d’Elne (Pyrénées-Orientales), ou des lieux préservés, comme la briqueterie du camp des Milles (Bouches-du-Rhône).
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Le site du camp de Rivesaltes aujourd’hui

Mais le mémorial de Rivesaltes, par l’ampleur de son ambition muséographique et pédagogique, par le nombre de communautés dont les ressortissants ont été internés ou accueillis – Espagnols, juifs, Tsiganes ou harkis –, par la magie et les dimensions du site et par la beauté austère et respectueuse du bâtiment, promet de devenir le point névralgique de la mémoire de l’internement en France. Le mémorial abritera, sous sa chape de béton, salles pédagogiques, auditorium, expositions permanentes et temporaires.
4771847_6_3722_le-site-du-camp-de-rivesaltes-aujourd-hui_d115dcc145e3f7537c27f7ab03efb675Le site du camp de Rivesaltes aujourd’hui

Pour comprendre en quoi ce lieu est exceptionnel, il faut expliquer comment, au XXe siècle, les deux guerres mondiales et les conflits coloniaux ont abouti à la mise à l’écart et à la stigmatisation de populations qualifiées tour à tour d’étrangers, d’apatrides, d’indésirables, de réfugiés, de ressortissants de pays ennemis…
4771846_6_1a77_le-memorial-de-rivesaltes-sous-un-autre-angle_c01134ab8e3012abe25c1a6a988b9411Le mémorial sous un autre angle

A la fin des années 1930, devant l’afflux de réfugiés fuyant les régimes autoritaires européens, et l’Allemagne nazie en particulier, le gouvernement français prend des mesures. «?La première phase de l’histoire des camps va de « novembre 1938 à l’effondrement de mai-juin 1940 », explique Denis Peschanski, qui dirige le conseil scientifique du mémorial de Rivesaltes. « ?Le 12 novembre?1938, un décret-loi est promulgué qui permet l’internement de ceux qu’on appelle les “étrangers indésirables”. La singularité, c’est qu’on interne des personnes non pas pour des crimes ou des délits qu’ils ont commis, mais pour le danger potentiel qu’ils représentent pour l’Etat. Dans cette première phase, les camps répondent à une logique d’exception. »
Alors que ces internements commencent, une catastrophe humanitaire se produit à la frontière catalane. A partir de janvier 1939, 450?000 Espagnols fuyant devant les troupes franquistes passent la frontière. Le gouvernement, débordé, interne les Espagnols à même le sable des plages, à Argelès-sur-Mer, Barcarès… Le ministre de l’intérieur déclare qu’on n’interne pas les Espagnols, mais qu’on les «?concentre?»?: d’où l’emploi, dans les documents ¬administratifs de l’époque, de l’expression de camps «?de concentration?» pour qualifier certains de ces lieux. L’exode des républicains espagnols, par son ampleur et par les traces qu’il a laissées dans tout le Sud, irrigue le travail de mémoire, en France, sur l’internement.
A partir de la déclaration de guerre, en septembre?1939, on enferme des étrangers non plus comme «?indésirables?», mais en tant que «?ressortissants de puissances ennemies?». Il s’agit, dans leur grande majorité, de juifs qui ont fui la persécution ou d’opposants politiques chassés par la répression, parfois les deux. Puis, en novembre 1939, un nouveau décret permet l’internement de toute personne jugée dangereuse potentiellement, française ou étrangère. Tous les outils sont en place?: la société française a été habituée à la présence de camps dans tout le pays, ainsi qu’à la mise à l’écart et à la stigmatisation de certaines populations.
A partir de l’été 1940, la mise en place d’un régime autoritaire à Vichy ouvre une nouvelle période. Le camp s’inscrit dans une logique d’exclusion. Derrière cette politique, il y a la conviction que la déroute face aux troupes ¬allemandes ne trouve pas sa source dans des erreurs militaires, mais dans un délitement progressif de la société… depuis 1789. La décadence résulterait d’un complot des forces de l’anti-France : le juif, le communiste, l’étranger et le franc-maçon, boucs émissaires traditionnels de l’extrême droite antidreyfusarde. Dès lors, il faut régénérer la société de l’intérieur en rassemblant les éléments dits «?purs?» autour de valeurs traditionnelles?: travail, famille, patrie, piété et ordre. Et exclure les éléments impurs, jugés responsables de la défaite.
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Après la défaite, les camps français, dont celui de Rivesaltes, camp militaire à l’origine, sont passés sous l’autorité du ministère de l’intérieur. Rivesaltes doit désormais répondre à la crise des camps d’internement de la zone sud à l’automne 1940, et accueillir des familles victimes d’une forte mortalité et d’une forte morbidité.
Quand Rivesaltes ouvre officiellement, le 14 janvier?1941, on compte à peu près 50?000 internés en zone non occupée, Afrique du Nord incluse, contre moins de 5?000 en zone occupée. De 1940 au printemps 1942, la logique d’exclusion prime. Pour l’essentiel, elle est l’œuvre du régime de Vichy. A partir du printemps et de l’été 1942, la donne change?: l’occupant allemand prend la main. Et impose une nouvelle logique, la déportation systématique des juifs de France. Le camp d’internement devient un élément essentiel de cette politique.

4771853_6_95a3_deux-gardiens-du-camp-devant-les-detenus_85503d3f89d673119c49f0d33d172c8bDeux gardiens du camp devant les détenus 1941-1942

«?Vichy accepte, poursuit Denis Peschanski, au nom de la collaboration, de cogérer la mise en œuvre de la “solution finale”, en organisant les rafles, comme celle du Vél’ d’Hiv à Paris, les 16 et 17 juillet?1942, et en livrant les juifs de la zone sud. Entre août et novembre 1942, soit avant l’invasion de la zone sud par les troupes allemandes, 10?000 juifs auront été livrés depuis la zone non occupée pour aller à Drancy, principal centre de transit vers les camps d’extermination.?»
Vichy va livrer des juifs français ou étrangers vivant en France. Parmi eux, des juifs expulsés d’Allemagne en octobre 1940 par les Gauleiter («?gouverneurs?») de Sarre, du Pays de Bade et du Palatinat?: plus de 7?000 d’entre eux avaient été conduits en train vers la zone non occupée. Vichy proteste avant de céder, et finit par les interner dans le camp de Gurs, puis de Rivesaltes. C’est une population âgée, fragile, qui subira une forte mortalité?: 1 200 morts en deux hivers.

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Rivesaltes va jouer un rôle singulier dans ce dispositif. Le camp sera pourvoyeur de déportés juifs, tout comme Gurs, Les Milles ou Le Vernet. Mais, à partir du 5 ou du 6 septembre?1942, il devient ce que l’historien Serge Klarsfeld, avocat de la cause des déportés juifs en France, appelle «?le Drancy de la zone sud?». Le camp est le centre interrégional regroupant les juifs de la zone non occupée.
En juin 1940, il ne restait presque plus d’Espagnols détenus en France. Ils seront réinternés en masse par le régime de Vichy, au nom de la logique d’exclusion. Une partie de ceux qui s’étaient engagés auprès de l’armée française et qui avaient été pris sur le front seront retirés des camps de prisonniers de guerre par les Allemands et déportés à Mauthausen.
Environ 2 400 juifs seront déportés vers l’Allemagne
Le bilan de cette première période du camp, entre 1941 et 1942, est lourd?: 17 ?500 personnes internées, dont 53 % d’Espagnols, 40 % de juifs et un peu plus de 7 % de Tziganes. Environ 2 400 juifs seront déportés vers l’Allemagne, où ils seront exterminés. Près de 2? 500 autres, sélectionnés pour la déportation, ne sont pas partis pour Drancy grâce à la mobilisation d’œuvres d’assistance et à l’action de Paul Corazzi, l’envoyé du préfet des Pyrénées-Orientales.

Cet homme d’extrême droite, responsable du Secours national, est chargé de mission à Rivesaltes quand commencent les déportations des juifs. En liaison étroite avec les œuvres de secours, il fait en sorte que la commission de tri – on disait de «?criblage?» – adopte une acception restrictive des critères de sélection. Il met également en place un dispositif permettant de sauver des enfants. C’est ainsi que, par exemple, si une mère abandonnait son enfant et le confiait à une organisation caritative, celui-ci échappait à la déportation, et l’œuvre se débrouillait pour l’exfiltrer du camp. Paul Corazzi, qui était également en contact avec la Résistance, a été fait «?Juste parmi les Nations?» en 1969.
De nombreuses organisations de secours sont présentes à Rivesaltes?: le Secours suisse aux enfants, l’OSE (Œuvre de secours aux enfants), les quakers, le YMCA, la Cimade. Elles jouent à la fois la légalité et l’illégalité afin de ne pas se rendre complices de la déportation tout en gardant la possibilité d’agir pour aider les détenus dans le camp.
En novembre?1942, le camp de Rivesaltes est fermé, transformé en garnison allemande. A la Libération, retournement de l’histoire, des prisonniers allemands y sont internés pendant plusieurs années.
Pendant la guerre d’Algérie (1954-1962), des conscrits sont passés par ce lieu un jour ou deux, le temps d’être incorporés. Puis des centaines de militants du Front de libération nationale algérien y ont été internés. Enfin, 20 000 harkis, «?supplétifs?» de l’armée française ayant fui leur pays après son indépendance, y ont été hébergés entre 1962 et 1964.
Une unité de lieu, mais une diversité d’histoires et de mémoires
L’originalité de ce camp, c’est qu’il symbolise une histoire de la France de l’internement au XXe siècle, à travers les conséquences de la guerre d’Espagne, de la seconde guerre mondiale, de la guerre d’Algérie, et jusqu’à la rétention des étrangers sans papiers jusqu’en 2007. Il y a donc une unité de lieu, mais une diversité d’histoires et de mémoires.

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La revendication de mise en valeur de ce lieu de mémoire date du début des années 1990. Elle est portée par la société civile à l’initiative de deux personnalités locales, Claude Delmas et Claude Vauchez, et de Serge Klarsfeld. Un scandale est le déclencheur?: la découverte, en?1996, d’un fichier d’internés dans une déchetterie, révélée par Joël Mettay, journaliste au quotidien régional L’Indépendant. Une pétition à dimension nationale est lancée. Immédiatement, elle trouve un relais politique grâce au socialiste Christian Bourquin. Quand il remporte l’élection pour le conseil général des Pyrénées-Orientales en 1998, il fait du mémorial de Rivesaltes l’un de ses objectifs. Il continuera à porter le projet lorsqu’il présidera le conseil régional de Languedoc-Roussillon.
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«?Cela a été difficile de faire cohabiter les mémoires et les communautés?», explique Denis Peschanski, qui travaille sur le projet depuis 2002. « ?J’ai défendu la dimension historique et humaniste du projet. Il est impossible de dire que toutes ses populations ont connu la même histoire, mais elles ont en commun l’unité de lieu et d’avoir été des personnes déplacées. A un congrès de harkis, j‘ai dit?: “Peut-être qu’on construira un jour un mémorial pour vous, mais seules vos familles viendront, plus quelques profs. Avec ce lieu-là, vous avez une opportunité. Les visiteurs qui viendront à Rivesaltes pour une autre histoire vont découvrir la vôtre et vous la leur. Là se trouve la dimension fondamentale du mémorial.”?»

Problèmes de financement, choix de l’architecte… De 1998 à 2015, le projet traîne en longueur. L’ambition coûte cher. Ce mémorial représente un investissement de 23 millions d’euros, financé par la région, l’Etat et le département, et son fonctionnement s’élèvera à environ 1,5 million d’euros la première année.
Un pas décisif a été franchi le 29 août?2014, le jour de l’enterrement de Christian Bourquin. Le premier ministre, Manuel Valls, qui assiste aux obsèques, prononce des mots décisifs, engageant le soutien du gouvernement?: «?L’Etat doit être à la hauteur d’engagements moraux là où la République et la France ont fauté.?» Une préfiguration des mots qu’il saura sans doute trouver, le 16 octobre, pour l’inauguration du mémorial.