Parcours de réussite en milieu populaire Benjamin Castets-Fontaine paru dans SH

Les jeunes de milieux populaires? accédant à Polytechnique, Sciences Po, Normale Sup… Quels sont ?les ingrédients de ces scolarités en forme de «?randonnées vertueuses?»??

Pourquoi, avec un minimum de capitaux culturels et économiques, certains élèves issus de «?milieux populaires?» connaissent un maximum de réussite et échappent ainsi aux mécanismes de reproduction scolaire et sociale?? De telles réussites «?paradoxales?» affolent les plus séduisantes théories explicatives de la réussite scolaire, qui avancent pour la plupart que le milieu social et familial est déterminant pour accéder aux meilleures études et, notamment en France, aux grandes écoles.

Dès lors comment expliquer sociologiquement de telles exceptions?? Cette recherche est fondée sur des entretiens réalisés auprès de 45 élèves issus de milieux populaires ayant accédé par les voies classiques aux plus grandes écoles françaises (Polytechnique, HEC, ENS, Ena…). Elle montre que ces parcours ne tiennent pas du miracle ni ne se résument à des résidus statistiques?! Ils ne se réduisent pas non plus à une simple affaire de famille. Ils sont plutôt la conséquence d’un cercle vertueux de la réussite scolaire combinant facteurs familiaux et extrafamiliaux. Au sein de ce cercle vertueux, plusieurs niveaux de déterminismes agissent sans qu’aucun d’eux détermine l’ensemble. Trois dimensions structurent leurs parcours scolaires?: l’information et l’orientation, le statut de «?bon élève?» et l’engagement.

 

Profs ou proches?: ?le rôle des bons aiguilleurs ?

C’est sur les conseils de ses professeurs du lycée que Mathieu, fils d’ouvrier, a suivi une classe préparatoire aux grandes écoles (CPGE) et intégré HEC. Ce sont aussi des enseignants de lycée qui ont guidé Laura (Essec), fille d’un ouvrier et d’une employée immigrés portugais, vers la CPGE. Ces élèves ne possèdent pas véritablement au départ d’informations sur l’orientation, leur famille ayant une faible connaissance du système scolaire. Ils profitent, en revanche, la plupart du temps, de circonstances et de rencontres avec des acteurs extérieurs à la famille pour s’informer et confirmer leurs orientations. La figure de l’enseignant comme aiguilleur scolaire est récurrente et patente. Si les conseils d’orientation peuvent être ponctuels pour certains, ils jalonnent, pour d’autres, l’ensemble de la scolarité. Erwan (qui fait Polytechnique) déclare avoir eu des professeurs décisifs dans ses choix d’orientation tout au long de son parcours scolaire?: à l’école primaire, une institutrice l’oriente vers un collège doté d’une classe européenne?; au collège, un professeur lui déconseille de prendre une option technologique tandis qu’un autre l’encourage notamment à s’inscrire dans un lycée renommé?; au lycée, il apprendra l’existence des CPGE?; enfin en CPGE, un enseignant lui donnera des conseils stratégiques pour augmenter ses chances d’atteindre l’X.

Les orientations successives engagent inexorablement en fermant et en ouvrant des portes. Les enseignants éclairent le chemin vers la riuscita, la «?bonne issue?». S’ils forment et informent, d’autres acteurs guident ces élèves de milieux populaires dans les carrefours de l’orientation scolaire. Par exemple, Stéphanie, normalienne, fille d’employés non diplômés, bénéficiera de l’intervention dans son orientation du père de sa meilleure amie?: «?Il m’a déjà fait part de l’existence des classes préparatoires, qu’évidement je ne connaissais pas, et que je n’aurais, sans doute pas, connues sans lui (…), il m’a dit qu’il fallait que j’aille à Henri IV.?» Certes, le rôle d’aiguilleur joué par des acteurs extérieurs à la famille a probablement d’autres effets que celui de la simple orientation – effet de socialisation, effet Pygmalion. Mais ces élèves, en se saisissant des informations absentes de leur cercle familial, maintiennent voire renforcent leur excellence au fil des épreuves scolaires.

 

Croire en ses capacités et être reconnu?

Ces parcours d’excellence scandés par des informations favorables à l’orientation sont aussi alimentés par le statut de «?bon élève?». Celui-ci se caractérise par des croyances en des capacités. Les élèves affirment massivement et spontanément avoir des «?facilités?». Qu’elles soient vraies ou fausses, de telles croyances sont susceptibles de fonctionner comme des prédictions créatrices. Elles nourrissent le terreau de l’excellence d’autant plus que l’idéologie du don n’entre pas en contradiction avec l’idée que la réussite découle du travail. Ainsi, Mohamed (à Polytechnique), fils d’une famille très modeste originaire de Kabylie habitant une cité de Sarcelles, explique qu’il a «?plus de facilités que les autres?». Néanmoins, ses capacités proclamées ne l’empêchent pas de fournir un travail scolaire à la hauteur des enjeux. Ne doutant pas de sa réussite, il avouera sacrifier son temps libre pour la CPGE?: «?Je ne doutais pas qu’en prépa j’allais réussir, même si c’était dur. Je me suis dit?: “?Je vais y arriver?”. (…) Faut avoir un peu confiance en soi pour réussir.?» Pour lui, il s’agit tout autant de vivre pour réussir que de réussir pour vivre?: «?Je me suis dit que j’allais réussir, même si je n’étais pas trop de cet univers. Et puis en prépa, le poids des différences d’origine est assez faible vu qu’en fait, tout le monde est là pour travailler, tous sont de très bons élèves au lycée et la seule valeur qui compte, c’est le travail et la note en prépa. Donc, en gros, les meilleurs sont adulés et les derniers sont déprimés. Tu vis que pour ça… Oui, pour les maths, oui, pour réussir. Pour avoir une spé avec étoile. Chaque semaine, y a des devoirs. Il faut passer quatre heures pour les faire en maths et en physique. Ça demande vraiment beaucoup de temps. Aussi pour tout assimiler, il faut sacrifier beaucoup de son temps libre.?» De telles convictions témoignent d’une forte estime de soi et plus encore d’une profonde confiance en ses capacités. Or les psychologues ont bien montré, ces dernières années, que l’estime de soi et la confiance en ses capacités sont des éléments essentiels pour la performance.

La conviction d’être «?doué?» chez ces élèves s’articule avec la place de «?leader?» que beaucoup d’entre eux occupent. Ils déclarent fréquemment être placés sur un piédestal autant par la famille que par d’autres personnes comme les enseignants. Si ces derniers enseignent et renseignent, ils connaissent et reconnaissent également. Tous ces excellents élèves sont étiquetés comme tels par leurs enseignants. Ils sont présentés à des concours, récompensés par des prix. Pour certains, de véritables complicités, voire amitiés, avec des professeurs se construisent, au-delà du temps scolaire.

La reconnaissance peut passer également par les camarades. On joue «?au prof?» en aidant des amis en difficulté. On cultive comme Laura l’image d’intello de la classe?: «?Mes amis de l’époque sont tous partis en BEP (…). Ils m’appelaient l’intello du groupe?: “De toute façon, toi, tu préfères travailler.” Je rigolais avec eux mais j’étais en même temps l’intello. Ils me demandaient mes devoirs, ils venaient toujours copier sur moi.?»La reconnaissance a lieu aussi dans la famille. Des élèves se décrivent alors investis d’une fonction indispensable. La famille compte sur eux. Laura, l’«?intello?», devient une personne responsable aux yeux de ses parents lorsqu’elle acquiert les connaissances scolaires de lecture et d’écriture. Au-delà des responsabilités, son savoir lui confère une légitimité au sein du foyer. Elle s’occupe ainsi des démarches administratives dès son plus jeune âge?: «?Les démarches administratives, ils ne comprenaient pas… Ben ça a été moi (…), à partir du moment où j’ai commencé à lire, à écrire…?»

Les élèves s’inscrivent et sont inscrits clairement dans une hiérarchie scolaire et familiale. Meneurs et sollicités dans leur parcours, ils multiplient les tâches cognitives (aider par exemple un grand frère à faire ses devoirs scolaires), développent des compétences (participer à des démarches administratives, organiser les vacances familiales, etc.) et s’ouvrent à la culture. Les croyances et la position de leaderfavorisent une bonne image d’eux-mêmes et leur permettent de s’engager un peu plus dans la réussite.

L’engagement apparaît comme la clé de voûte du cercle vertueux. Ces excellences atypiques relèvent d’abord d’une soumission librement consentie. Les élèves se sentent pris dans un «?engrenage?». Le travail scolaire devient un impératif – au point parfois de devenir une véritable obsession où la leçon apprise par cœur continue d’être étudiée. Erwan raconte?: «?Si je n’avais pas fait mes devoirs, c’était la fin du monde. C’était quelque chose que je ne pouvais pas imaginer, si jamais ça arrivait, il fallait que je me lève la nuit pour les faire, ça m’empêchait de dormir (…). J’avais fini par acquérir une sorte de rôle dans la classe et finalement j’étais un peu prisonnier du rôle, je me devais d’avoir fait mes devoirs.?» Tout comme lui, Laura s’exécute?: «?J’ai jamais voulu aller à l’école sans avoir fait mes devoirs parce que je me sentais mal.?»Par ailleurs, certains des élèves iront jusqu’à décrire des «?effets de gel?» étudiés par la psychologie sociale. Autrement dit, une fois la décision prise, il convient dès lors de s’accrocher, d’aller au bout des efforts même si les risques et les coûts s’avèrent élevés.

 

Être à la hauteur des espérances?: un contrat tacite?

L’engagement est en même temps un «?marcher ensemble?». L’excellence s’étaye sur des engagements réciproques, sur des contrats faits d’obligations et devoirs se réalisant entre enfant et parents, entre élève et enseignants. Erwan évoque une «?loi tacite?» entre lui et ses parents?: «?Je pense qu’ils nous faisaient confiance. Ils avaient peut-être réussi à instaurer une espèce de loi tacite qui était?: “Faut faire ton travail avant de faire autre chose…”?». Laura est prise dans un contrat moral s’enracinant dans le projet migratoire parental. Elle lie sa réussite à une dette à l’égard de sa mère?: «?Je me dis qu’au moins pour ma mère qui travaille (…), elle fait toujours le ménage. Je me dis qu’elle fait ça pour moi. Si je ne me donne pas les moyens de faire le meilleur, bien, qui pourra le faire pour moi?? Personne. Donc je me suis dit, ma mère est venue en France, ce n’est pas pour rien. Elle m’a donné l’opportunité de faire des choses que je n’aurais pas pu faire ailleurs, en tous les cas pas au Portugal. Donc il faut vraiment que j’y arrive.?» Pour Stéphanie, un sentiment de dette s’exprime à l’égard de son grand-père. Il lui a appris à lire et à écrire avant d’entrer au CP. Au-delà d’une socialisation vertueuse, de ce goût que son grand-père lui transmet pour l’étude et de son avance scolaire, il s’établit entre eux un contrat moral dans le sens où elle a l’impression de tout lui devoir.

L’engagement se révèle aussi dans la peur de décevoir. Si Mathieu émet quelques doutes sur son orientation les premiers jours en CPGE, il ne peut pas abandonner. Il est engagé à poursuivre. Il a contracté un engagement auprès de ses parents mais aussi auprès de certains de ses enseignants?: «?Je ne voulais pas décevoir mes parents, ça, c’est sûr. Mes profs aussi. Je ne voulais pas abandonner tout de suite, je sais que j’adorais parler aux profs (…). Ce sont eux qui m’avaient convaincu d’y aller.?»

Ici, l’excellence ne semble pas provenir d’une congruence des capitaux entre famille et école mais plutôt d’une adéquation entre les engagements de l’élève avec sa famille et ses engagements avec l’école.

 

Un jeu subtil entre la nécessité et la contingence?

Recevoir les bonnes informations, maintenir son statut de bon élève et les bénéfices qu’il apporte, ne pas décevoir les attentes que l’on a suscitées?: ces trois dimensions participent de l’excellence et de l’engagement dans des carrières scolaires brillantes de jeunes de milieux populaires. Au sein de ce cercle vertueux, «?toutes choses (sont)causées et causantes, aidées et aidantes?», comme l’écrivait Pascal.

Plus les élèves sèment de bons résultats, plus ils sont certains d’être doués. Plus ils en sont convaincus, plus ils sont reconnus comme brillants et récoltent alors encouragements, aides, conseils, informations de la part leur entourage familial et scolaire. Toutes ces preuves renforcent leur estime de soi, les engageant toujours un peu plus vers la voie du succès. Au final, leur excellence est le produit d’un jeu subtil entre la nécessité et la contingence, puisque pris dans des contrats, des engagements, ils bénéficient également de connaissances, d’événements, de petites interactions glissantes de la vie quotidienne qui apparaissent comme des faiseurs de réussites. Tout un enchaînement de mécanismes qui s’imbriquent dans ce processus que constituent les randonnées vertueuses de la réussite scolaire.

 

Les complicités de l’intérieur

 

Aux yeux de sa famille, Loulou est une enfant rebelle qui «?n’arrivera jamais à rien?». Alors qu’elle est placée dans un institut rural de travail féminin après une scolarité chaotique, son moniteur lui signifie que sa place n’est pas ici et l’invite à avoir plus d’ambition… La suite du parcours de la jeune fille ressort presque de la fiction. Devenue auxiliaire de puériculture, elle saisit une opportunité pour partir au Canada où elle trouve du travail chez un pâtissier québécois. Puis elle apprend l’anglais à Toronto, est recrutée pour enseigner le français aux anglophones, passe ensuite avec succès des tests pour s’inscrire à l’université d’York en littérature française et anglaise. Tout en travaillant toujours dans son école de langues pour payer ses études, ses appréciations passent de «?hors sujet?» à une copie de niveau A, et sa professeure lui conseille de passer en maîtrise?: «?Vous en êtes capable.?»?

«?C’est une femme qui m’a marquée au sens où elle était très exigeante, très dure, très directe et, je pense, très juste?», se souvient Loulou. De fil en aiguille, elle soutient avec succès sa thèse de doctorat en 1995 à Toronto.

La Revanche scolaire offre nombre d’exemples de ces parcours atypiques de jeunes de milieux populaires, souvent multi-redoublants, qui ont profité à un moment de leur scolarité de ce que les auteurs nomment des «?complicités de l’intérieur?».

Des enseignants ou des éducateurs le plus souvent, qui les renseignent, les aident à se repérer dans leur orientation, leur donnent des tuyaux, les introduisent ou même les imposent dans une classe où ils n’étaient en principe pas acceptés. Et une connaissance de l’intérieur ne permet pas seulement de frapper aux bonnes portes au bon moment. Elle apporte aussi une complicité bienveillante faite de prophéties valorisantes, d’encouragements à poursuivre?; en fait d’une reconnaissance des capacités propre à stimuler la motivation.

À LIRE

La Revanche scolaire.
?Des élèves multi-redoublants, relégués, devenus superdiplômés
Bertrand Bergier et Ginette Francequin, Érès, 2005.

Martine Fournier

 

 

Benjamin Castets-Fontaine
Sociologue de l’éducation, université Bordeaux-II, chargé d’études pour le Centre d’études et de recherches sur les qualifications (Céreq) et chercheur associé au centre Émile-Durkheim.

About GhjattaNera

prufessore di scienze economiche e suciale a u liceu san Paulu in Aiacciu

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