Vertu ou bonheur?

19 octobre 2009 0 Par caroline-sarroul

«  Au fait, nous remarquons que plus une raison cultivée  s’occupe de poursuivre la jouissance de la vie et du bonheur, plus l’homme s’éloigne du vrai contentement. Voilà pourquoi chez beaucoup, et chez ceux-là mêmes qui ont fait de l’usage de la raison la plus grande expérience, il se produit, pourvu qu’ils soient assez sincères pour l’avouer, un certain degré de misologie, c’est-à-dire de haine de la raison. En effet, après avoir fait le compte de tous les avantages qu’ils retirent, je ne dis pas de la découverte de tous les arts qui constituent le luxe ordinaire, mais même des sciences (qui finissent par leur apparaître aussi comme un luxe de l’entendement), toujours est-il qu’ils trouvent qu’en réalité ils se sont imposé plus de peine qu’ils n’ont recueilli de bonheur;  aussi, à l’égard de cette catégorie plus commune d’hommes qui se laissent conduire de plus près par le simple instinct naturel et qui n’accordent à leur raison que peu d’influence sur leur conduite, éprouvent-ils finalement plus d’envie que de dédain. Et en ce sens il faut reconnaître que le jugement de ceux qui limitent fort et même réduisent à rien les pompeuses glorifications des avantages que la raison devrait nous procurer relativement au bonheur et au contentement de la vie, n’est en aucune façon le fait d’une humeur chagrine ou d’un manque de reconnaissance envers la bonté du gouvernement du monde, mais qu’au fond de ces jugements gît secrètement l’idée que la fin de leur existence est toute différente et beaucoup plus noble, que c’est à cette fin, non au bonheur, que la raison est spécialement destinée, que c’est à elle en conséquence, comme à la condition suprême, que les vues particulières de l’homme doivent le plus souvent se subordonner. Puisque, en effet, la raison n’est pas suffisamment capable de gouverner sûrement la volonté à l’égard de ses objets et de la satisfaction de tous nos besoins (qu’elle-même multiplie pour une part), et qu’à cette fin un instinct naturel inné l’aurait plus sûrement conduite ; puisque néanmoins la raison nous a été donnée  comme puissance pratique, c’est-à-dire comme puissance qui doit avoir de l’influence sur la volonté, il faut que sa vraie destination soit de produire une volonté bonne, non pas comme moyen en vue de quelque autre fin, mais bonne en soi-même. »                                                                                                                                                                                                                                                    Kant

(La thèse se situe lignes 1 et 2. Kant affirme que la raison cultivée ne peut amener au « vrai contentement ». On peut alors comprendre que si « le vrai contentement » est le bonheur, la raison ne peut pas nous y amener. On peut donc dire que la présence de la raison en nous, hommes, nous empêche d’être heureux. Mais on peut comprendre aussi « le vrai contentement » comme la satisfaction de soi, le fait d’être satisfait de ce que nous avons fait. Et dans ce cas, ce qui fait que nous ne sommes pas vraiment content, c’est que notre raison est « occupée » à « poursuivre la jouissance dans la vie », et donc en somme le bonheur. Et donc ce que dirait alors Kant, c’est que ce qui fait que nous ne sommes pas content, c’est que le bonheur est notre but (alors qu’il pourrait être autre chose). Donc en somme la thèse de Kant, c’est qu’en tant qu’être doué de raison, nous ne pouvons pas être heureux et nous ne devons pas chercher à l’être pour être satisfait de soi. Lignes 2 à 8, il explique d’abord (lignes 2 /4) que se rendre compte que  la raison ne peut pas mener au bonheur entraîne une haine de la raison ( même si ceux qui s’efforcent de vivre selon leur raison ne l’avoue nt pas si facilement). Et cela parce que si on compare ceux qui vivent selon la raison et ceux qui ne s’en servent pas beaucoup (suivant souvent plus leur instinct que le fruit de leur réflexion) ; si on fait le bilan, ceux qui ne se servent pas de la raison sont plus heureux que ceux qui s’en servent. Ils se prennent moins la tête en quelque sorte, ils n’ont pas les besoins que crée la raison, donc ils sont plus facilement satisfaits et heureux. C’est vrai la raison est à l’origine des arts et des sciences, or ce ne sont pas des choses vitales, donc des luxes dont on pourrait finalement se passer. Et ce luxe crée des besoins et des frustrations. Par exemple, le savoir est source de frustration, car quand on veut la connaissance, on n’a jamais fini de chercher, de douter, donc c’est une recherche sans fin. On ne peut pas se sentir arrivé au bout et content. Et en plus le savoir est souvent douloureux, il vaut mieux ne pas savoir certaines choses. De même les arts permettent de fabriquer plus de choses ou de créer plus de choses, mais cela va nous donner de nouveaux désirs, et du coup il est de plus en plus difficile de parvenir à cette totale satisfaction qu’est le bonheur. Plus on a de désirs , plus on a de chance de ne pas pouvoir les assouvir. On peut donc penser qu’un ignorant se contentant de peu est finalement plus heureux qu’un savant demandant et exigeant toujours plus. DONC si celui qui se sert de sa raison est honnête, il est obligé de reconnaître que celui qui ne s’en sert pas est sans doute plus heureux que lui, et donc au lieu de le dédaigner comme un ignorant déraisonnable, il l’envie (ligne 8). Lignes  8 à 14, Kant va tirer une étrange conclusion de cette comparaison. Il dit d’abord que les critiques faites à la raison par rapport au bonheur sont justes ( pas « une humeur chagrine »). Mais il ajoute que dire que la raison ne vaut rien pour le bonheur, ce n’est pas « manquer de reconnaissance » pour celui qui nous l’a donné et qui régit l’ordre du monde, c’est-à-dire Dieu. Car en réalité, ceux qui critiquent la raison par rapport au bonheur sentent ( « gît secrètement ») que la raison ne nous a pas été donné pour que l’on soit heureux, mais pour un autre but. Et cela qui fait qu’on se sent destiné à quelque chose de plus noble qu’une simple existence heureuse ( « la fin ( le but) de l’existence est toute différente et beaucoup plus noble »). Si celui qui nous a crée nous avait créés pour que nous soyons heureux, il ne nous aurait pas donné la raison ; donc si on nous a donné la raison c’est que nous devons avoir un autre but dans notre vie que le bonheur. Lignes 14 à 18, c’est pourquoi Kant conclut que  puisque la raison est incapable de nous amener au bonheur en nous permettant de satisfaire nos désirs et besoins. Et d’ailleurs elle nous en ajoute même d’autres, repoussant encore le bonheur. Il aurait été mieux pour notre bonheur de nous donner que l’instinct comme aux animaux qui eux peuvent satisfaire leurs besoins et être heureux. Alors cela signifie que la raison nous a été donné pour que nous ayons un autre but : vivre conformément à la raison et à ses règles. Et comme la raison est « une puissance pratique », c’est-à-dire que c’est elle qui nous dit quels sont nos devoirs, ce que nous devons faire pour être moral, cela veut dire que comme nous avons la raison, notre but en tant qu’être de raison, ce n’est pas le bonheur mais la vertu.)

« Le plus grand bien est celui qui vous délecte avec tant de force, qu’il vous met dans l’impuissance totale de sentir autre chose, comme le plus grand mal est celui qui va jusqu’à nous priver de tout sentiment. Voilà les deux extrêmes de la nature humaine, et ces deux moments sont courts.

Il n’y a ni extrêmes délices ni extrêmes tourments qui puissent durer toute la vie: le souverain bien et le souverain mal sont des chimères.

Nous avons la belle fable de Crantor; il fait comparaître aux jeux olympiques la Richesse, la Volupté, la Santé, la Vertu; chacune demande la pomme. La Richesse dit: « C’est moi qui suis le souverain bien, car avec moi on achète tous les biens: » la Volupté dit: « La pomme m’appartient, car on ne demande la richesse que pour m’avoir; » la Santé assure: « que sans elle il n’y a point de volupté, et que la richesse est inutile; » enfin la Vertu représente qu’elle est au-dessus des trois autres, parce qu’avec de l’or, des plaisirs et de la santé, on peut se rendre très misérable si on se conduit mal. La Vertu eut la pomme.

La fable est très ingénieuse; elle le serait encore plus si Crantor avait dit que le souverain bien est l’assemblage des quatre rivales réunies, vertu, santé, richesse, volupté: mais cette fable ne résout ni ne peut résoudre la question absurde du souverain bien. La vertu n’est pas un bien: c’est un devoir: elle est d’un genre différent, d’un ordre supérieur. Elle n’a rien à voir aux sensations douloureuses ou agréables. Un homme vertueux avec la pierre et la goutte, sans appui, sans amis, privé du nécessaire, persécuté, enchaîné par un tyran voluptueux qui se porte bien, est très malheureux; et le persécuteur insolent qui caresse une nouvelle maîtresse sur son lit de pourpre est très heureux. Dites que le sage persécuté est préférable à son indigne persécuteur; dites que vous aimez l’un, et que vous détestez l’autre; mais avouez que le sage dans les fers enrage. Si le sage n’en convient pas, il vous trompe, c’est un charlatan. »                                                                                                                                                                                                             Voltaire