L’espace public et ses limites

L’espace public : limites entre les hommes, Toulouse, photo NJ

Enfin un ouvrage intéressant sur l’espace public

Quatre chapitres composent ce livre de 134 pages, initialement publié à Barcelone en 2011. Il s’agit du premier ouvrage traduit en français de cet anthropologue espagnol, représentant du courant actuel de l’anthropologie sociale. Nous connaissions son existence à travers un article publié en langue française articulé autour de l’histoire de l’anthropologie urbaine où les travaux français dirigés par Jacques Gutwirth et Colette Pétonnet étaient abondamment cités.

Seul, le premier chapitre aborde la question de l’espace public sous l’angle de la critique épistémologique. Les autres chapitres portent sur la ville et, dirons-nous, une politique anthropologique urbaine.
Dans le premier chapitre l’auteur déconstruit la notion d’espace public en commençant par rechercher l’origine de son emploi à travers des textes important des années 1960 à 1980. Peu d’auteurs y font référence, se référant davantage à espace collectif ou espace urbain. Erving Goffman aborde cette notion « d’espace des et pour des relations en public », mais le couple Lyn et John Lofland en donne une définition précise et claire : « par espace public, j’attends ces endroits d’une ville auxquels, la plupart du temps, tout le monde a accès légalement. J’entends par là les rues de la ville, ses parcs, ses lieux de commodité publics. J’entends aussi les bâtiments publics ou les « zones publiques » des bâtiments privés » (p. 28). Se superpose à cette notion, la sphère publique qui constitue le volet politique des rapports sociaux en public pour aboutir à deux sortes de définition de l’espace public : « espace public comme ensemble de lieux en libre accès », et « l’espace public comme milieu où se développe une forme spécifique de lien social et de relation avec le pouvoir » (p. 29).

Cette notion comporte donc une forte connotation politique et des rapports au politique, dans ce que Delgado nomme une « sphère de coexistence pacifique » (p. 30). Il associe cette notion à celle de la société qu’il définit comme « l’association libre et égalitaire de sujets conscients de leur interdépendance, qui établissent entre eux des liens de reconnaissance mutuelle » (p. 31) qu’il associe à la notion de citoyen discutée dans le dernier chapitre. Au centre de se dispositif se trouve une idéologie pacificatrice, proche de la classe moyenne, qui absorbe les rapports de domination dans une approche de démocratie participative où chacun peut avoir accès au contrôle de son existence. « Ils ne considèrent pas l’exclus et l’abus comme des facteurs structurels, mais comme de simples accidents ou contingences d’un système de domination qu’ils pensent perfectible sur le plan éthique » (p. 32).

L’espace public devient un espace démocratique où le citoyen est acteur d’une médiation tendant à assouplir les rapports de domination ou même à les effacer. « Les stratégie de médiation hégéliennes servent en réalité, selon Marx, à camoufler toute relation d’exploitation, tout dispositif d’exclusion, ainsi que le rôle des gouvernements dans la dissimulation et le maintien de toutes sortes d’asymétrie sociales » (p. 33), pour un but inavoué qui serait de « faire respecter les intérêts d’une classe dominante » (p. 34).

Ainsi posé, l’espace public serait la « matérialisation concrète de l’illusion citoyenne » par laquelle les classes dominantes cherchent à « obtenir l’approbation des classes dominées en se prévalant d’un instrument – le système politique – capable de convaincre les dominés de sa neutralité. Elle consiste également à produire le mirage de la réalisation de l’unité souhaitée entre la société et l’Etat (p. 34). Les mécanismes de médiation ne sont là qu’au service de l’Etat pour asseoir sa domination. A ce propos, il n’est pas innocent de voir se profiler l’idée d’une classe moyenne et de vouloir y mettre le plus grand nombre. Cela renvoie aussi à l’idée développée par Pierre Bourdieu selon laquelle les dominés sont dominés par leur domination, le travail de domination étant beaucoup plus efficace lorsqu’il agit sans répression ou que la répression vient de la classe dominée. Dans la mise en place du mécanisme, la transformation des attributs de l’espace en espace idéologiquement pensé permet de passer de la notion d’appropriation à celle d’incivilité dans un rapport citoyen au « vivre ensemble ». Dans ce prolongement, « le conflit ne peut être perçu que comme un anomalie » (p. 39).

Delgado pose ensuite la question de l’anonymat comme outil permettant d’estomper les différences, et de faire croire à une moyennisation des sujets, dans ce qu’il appel un « fraternité imaginaire universelle » (p. 41), pour obtenir une « pacification généralisée des relations sociales » (p. 46). Pour autant, l’anonymat n’est jamais total car les rapports de domination se jouent dans les interactions et les comportements sociaux. Chaque sujet trahit en quelque sorte son statut social dans son rapport aux autres. Le crédo cherchant à vouloir instaurer les valeurs morales de la classe moyenne sont là pour préserver un espace de neutralité, festif, où le citoyen devient acteur.

Manuel Delgado revient sur la notion d’anonymat dans le deuxième chapitre. Mais cela est une autre histoire…

Manuel DELGADO, L’espace public comme idéologie, trad.. Chloé Brendlé, Toulouse : Les réveilleurs de la nuit, CMDE, 2016

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