Lecture du monde vue à l’échelle humaine

Alors que l’ANR (Agence Nationale sur la Recherche) vient de publier un appel d’offre sur le CoronaVirus, nous allons voir comment voir la ville à différente échelles. Différentes cartographies à l’échelle mondiale vont nous aider à comprendre le sens et les enjeux liées à cette pandémie.

« Entre 2005 et 2018 la rougeole a été à l’origine de 2 365 000 décès estimés globalement dans le monde, majoritairement parmi les enfants de moins de 5 ans », est-il écrit dans un blog destiné à la vaccination. La rougeole comme certaines maladies infantiles tuent à travers le monde, surtout dans les pays pauvres comme nous pouvons le voir sur la carte ci-dessus. Les comportements dans les pays riches sont différents, mais pas exclusivement propres aux pays riches. Par exemple, on trouve une carte de l’activité physique qui montre que les Etats-Unis et l’Amérique du Sud en sont au même point, et bien plus au Moyen-Orient. Le manque d’activité physique est responsable d’une surmortalité. Nous n’avons pas suivi le développement de la méthodologie employée pour effectuer ce genre de calcul, mais nous pouvons estimer que l’OMS reste fiable, s’agissant d’une institution mondiale et reconnue.

D’ailleurs, nous pouvons nous demander de quoi meurent les gens à travers le monde. La carte ci-dessous met en évidence les premières causes de mortalité à travers le monde. Nous voyons clairement que les pays riches, l’Europe, les Etats-Unis et l’Australie, et également la partie Est de l’Amérique du Sud, sont touchés par les maladies cardiaques, dont une part peut être  imputée au manque d’activité physique.

Par contre, l’Afrique, le Moyen-Orient, et l’Asie vivent des différences surprenantes qui mettent en cause des maladies en rapport avec des comportements culturels (sida, accident de la route) ou politique (guerre). Dans certaines régions du monde, le paludisme fait encore d’énormes ravages, étant la première cause de mortalité en Afrique de l’Ouest, avec les infections respiratoires. L’Asie, quand à elle, subie davantage les accidents vasculaires cérébraux.

Ce constat montre que nous ne sommes pas logés à la même enseigne en fonction de notre lieu de vie (grande région), de notre culture et de nos richesses. La répartition des cas de choléras à travers le monde exprime cette idée d’inégalité entre les peuples, que l’on peut rapprocher aussi des inégalités sanitaires.

Aussi, la pandémie de CoronaVirus est-elle symptomatique d’une épidémie à l’échelle mondiale qui se développe principalement dans les pays où les individus circulent beaucoup. Alors que l’Europe et l’Amérique du Nord est épargnée par le choléra, il en est tout autrement pour le CoronaVirus.

Dans un registre un peu plus large, on peut lire ou relire l’ouvrage édité chez Les empêcheurs de penser en rond en 1999 intitulé : Les maladies ont-elles un sens, de l’américain Robert Aranowitz.

=> Aranowitz, Robert. Les maladies ont-elles un sens, Paris : Les empêcheurs de penser en rond, 1999, 380 p.

Mobilité et injonction sociale

Classement de la cyclabilité toulousaine, L’Union et Portet en vert, FUB 2020

A lire l’ouvrage sur la mobilité, on apprend que cette dernière résonne depuis le XIXè siècle autour d’une variation complexe qui reprend globalement la notion de déplacement, d’ascension, de mouvement du territoire…

Comme nous le rappellent Katja Ploog, Anne-Sophie Calinon et Nathalie Thamin, « le terme de mobilité est davantage un présupposé qu’un véritable objet du discours » (2020, p. 9). Au demeurant, ce concept polymorphe s’est transformé avec le temps et à revêtu une apparence tantôt positive, tantôt négative, qui résonne aujourd’hui à travers le monde politique, scolaire, entrepreneurial. D’abord perçue comme une instabilité, la notion de mobilité reflète une insécurité de l’humeur et de la posture. Ce qui est mobile est à l’origine négatif, dans un monde où la fixité et la permanence doivent régner. Avec le XIXè siècle, les arrêtés anti-mendicité ont par exemple caractérisés la mobilité des plus pauvres comme quelque chose de nocif et à combattre (Jouenne, 1997). Il fallait alors fixer les peuples, surtout lorsqu’ils n’étaient pas dignes d’assumer leur oisiveté. Au demeurant, à l’orée des années 1970, l’accession des classes populaires au pavillon n’a-t-elle pas la même fonction sociale que de s’assurer d’une fixité des peuples ? (Bourdieu, 1990).

Pour aller plus loin, cette notion existe déjà dans le repérage de la production de l’idéologie dominante, en 1976 (Bourdieu, 2008). Pierre Bourdieu et Luc Boltanski la repèrent dans leur corpus où le terme est décliné en trois thématiques : une thématique du changement des mentalités : « il s’agit désormais de viser un but mobile ; le changement de mentalité correspond au passage du tir aux pipes au tir aux pigeons » ; une thématique économique : « cette mobilisation des ressources, que tous préconisent, implique leur mobilité, que beaucoup refusent » ; et une thématique de la masse salariale : « A l’échelle internationale, la mobilité des personnes a permis dans le passé de puiser à l’étranger des masses de prolétaires et même de sous-prolétaires ». Mobilité des mentalités, mobilité économique et des masses monétaires, et mobilité des masses salariales se conjuguent pour former ce que l’on nomme la thématique de la mobilité. La logique de déplacement ne concerne pas seulement celle des peuples, mais aussi celle des idées et de l’argent. Constatons aujourd’hui même la mise en place d’un dispositif de surveillance des « clusters » dans lesquels circule le virus Covid-19, en contrariété avec les injonctions notamment à l’échelle scolaire, professionnelle et entrepreneuriale.

Le caractère idéologique de cette notion peut-être révélé à travers le changement de mentalité, lorsque l’on comprend que les finalités ne sont pas les mêmes pour tous. Ainsi, le déplacement de l’économie n’a pour finalité que l’accroissement des richesses qui ne seront pas redistribuées vers le sous-prolétariat des « mobiles », mais vers le capital. Nous arrivons aujourd’hui à une « saturation idéologique de la notion dans le discours contemporain » (2020, p. 103). Dans le champ scolaire, il s’agit d’une véritable « injonction à la mobilité » (Ibidem).

Dans ses valeurs, la mobilité est perçue aujourd’hui comme un « stimulateur d’activité ». Alors qu’elle était associée à un manque de concentration, à une instabilité et à une immaturité, un renversement des valeurs s’est opéré dans un monde sans cesse en mouvement, mobile, et l’immobilisme serait désormais l’inaction à pourchasser. Le déplacement des travailleurs devient source d’une ascension sociale et se nomme mobilité sociale. Ainsi, on peut être mobile sans changer de place. « Posée comme un principe démocratique, la mobilité incarne alors le rêve américain en étant « idéologiquement » ascendante » (2020, p. 113). La crise que nous traversons est d’autant plus dramatique qu’elle joue sur le déplacement et la mobilité.

Mexico, 15 février 2020, © Juliette

Parce que « l’incitation à la mobilité géographique et académique étudiante est largement portée par des arguments néolibéraux, d’économie de marché et l’employabilité » la mobilité affiche une idéologie largement répendue depuis les années 1980. L’individu étant au centre des enjeux, ce dernier répond aux injonctions sociales d’un devoir de mobilité tant pour sa personne, pour son entourage que pour la société dans laquelle il évolue. L’ascension sociale va de pair avec le mouvement territorial et dans cette course à la compétitivité, le déplacement des hommes s’effectue dans les deux axes : vertical et horizontal. Ainsi, « l’idéologie mobilitaire joue sur le paradoxe qui consiste à projeter une représentation du monde conçue par les élites pour les élites — l’individu mobile — mais donnant l’impression, voire l’illusion d’un phénomène total, normalisé et égalitaire, alors que la majorité de la population vit sans cette représentation et hors d’elle » (2020, p. 129). En effet, dans « un placement de père de famille », Pierre Bourdieu avait montré quelles étaient les stratégies employées par les cadres moyens et les ouvriers pour se loger sur des territoires adaptés à leurs capacités financières. De ce point de vue, la mobilité n’est pas synonyme de liberté, mais plutôt de fixité (Bourdieu, 1990).

« Positivement survalorisée dans les sociétés dominées par la perspective néo-libérale, la mobilité est une figure amplement promue dans la publicité » (2020, p. 129). Nous touchons là à un domaine qui nous préoccupe et pour lequel nous avons déjà consacré quelques recherches (Jouenne, 2020). La pratique de la bicyclette en ville, notamment pour ce qui concerne le trajet-travail, est largement relayée par les pouvoirs politiques, mais aussi les institutions de marketing urbain à l’échelle de la nation. La mise en place du Plan-Vélo à l’automne 2019 témoigne de l’ampleur du dispositif et de la stratégie destinée à positiver le fait de se rendre au travail à vélo, de laisser sa voiture au garage (mais d’avoir une voiture quand même), dans un esprit de libre choix nécessaire à la sauvegarde de la planète. Le Plan Vélo prévoit l’apprentissage du vélo en ville dès l’école primaire. Alors que les habitants des pays en développement rêvent de passer à la voiture, nous voilà dans les pays riches recourir au vélo. Ce retour à la bicyclette est-il rationnel ?

Dans notre société, les injonctions sont légions : « bouger, manger cinq fruits à cinq légumes par jour », « Pour votre santé, bouger », etc. Dans le même temps, les enfants qui bougent trop sont contraints d’avaler une dose de Ritaline chaque matin. On parle alors d’hyperactivité. Bouger oui, mais pas trop. Dans le cadre de la maîtrise de l’employabilité, le lieu et la durée du déplacement sont étroitement calculés par les besoins et les tendances. Le marché de l’emploi global dicte ses besoins et la population, autrefois prolétaire mais aujourd’hui plus qualifiée, s’aventure loin de ses origines et de sa famille. Ainsi la mobilité professionnelle rime-t-elle avec mobilité géographique et mobilité sociale.

Dans le domaine des transports, la distance toujours plus grande entre le lieu d’habitation et le lieu de travail a converti le déplacement en mobilité urbaine. « Toute la conception de l’espace semble désormais dominée par la mobilité » (2020, p. 133). Mais c’est à l’individu s’assumer cette charge, qui plus est, en polluant le moins possible. Face à la saturation des transports en commun, l’ultime alternative reste la pratique du vélo, lorsque les déplacements ne dépassent pas 5 kilomètres. Et comme l’électricité va vite, le vélo électrique semble l’outil de transport ad hoc pour couvrir des distances plus grandes (jusqu’à 19 kilomètres). Moins polluant qu’une voiture, plus rapide qu’un autobus ou un vélo traditionnel, et moins fatiguant, le vélo électrique apparaît comme le sauveur des nouveaux prolétaires du néo-libéralisme. Ce qui pose problème, c’est que la recherche sur les pratiques du vélo se font dans le cadre plus général des études sur la mobilité, comme si le vélo n’était qu’un instrument de déplacement. Sur le plan symbolique, le vélo est bien plus.

Comme l’ont montrés les auteurs, si la mobilité est porteuse d’une idéologie dominante, alors son étude dans un cadre institutionnel est porteur de biais idéologiques propre à l’institution. Ainsi, les départements d’étude sur les transports et les colloques sur les mobilités ne s’associent-ils pas bon gré mal gré à cette idéologie ? Si comme le prétendent les auteurs, « la mobilité est une nécessité autour de laquelle l’on cherche à construire du sens » (2020, p. 136), alors nous pouvons cautionner cette idéologie pour en chercher le sens. S’agit-il de respecter la planète ou bien d’accroître les profits d’une poignée, un ordre moral doit permettre de faire la distinction et d’ouvrir au débat.

 

=> Pierre Bourdieu. (1990), « Un placement de père de famille. La maison individuelle : spécificité  du produit et logique du champ de production », ARSS, 81-82, pp. 6-33.

=> Pierre Bourdieu & Luc Boltanski. (2008). La production de l’idéologie dominante, Paris : Raison d’Agir,  166 p.

=> Noël Jouenne. (1997), Approche de la problématique sine domo en Haute-Loire et au Puy-en-Velay du milieu du XIXe siècle à nos jours. Contribution à l’étude du vagabondage, Thèse sous la direction de Ph. Laburthe-Tolra, Paris V-René Descartes, 830 p. Thèse en ligne.

=> Noël Jouenne. (2020), Notes sur le vélo et la bicyclette. Regard ethnologique sur une pratique culturelle, Paris : L’Harmattan, 208 p.

=> Katja Ploog, Anne-Sophie Calinon, Nathalie Thanin. (2020). Mobilité. Histoire et émergence d’un concept en sociolinguistique, Paris : L’Harmattan, 352 p.

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