Premières: Annie Ernaux, La femme gelée

LA FEMME GELÉE, Annie ERNAUX, 1981

Commentaire rédigé par Myriam

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INTRODUCTION :
«On ne naît pas femme, on le devient.» est une phrase de  Simone de Beauvoir. Philosophe et écrivaine, elle n’ a cessé de défendre la cause des femmes et s’est attachée au combat pour la condition des femmes. Ce combat pour l’égalité entre les hommes et les femmes est encore remis en cause aujourd’hui.
Cette égalité entre les hommes et les femmes, très discutée de nos jours, est souvent restée théorique. Ainsi des écrivaines comme Annie Ernaux voulurent montrer leur quotidien, celui auquel les femmes sont soumises. Dans son roman autobiographique La Femme gelée publié en 1981, Annie Ernaux raconte l’histoire d’une jeune fille qui s’est mariée à un étudiant, tous deux pleins de théories idéales sur l’égalité des sexes mais vite saisis par la société. Cette jeune fille se trouve ainsi, seule à accomplir les tâches domestiques.
Nous sommes alors amenés à nous poser comme question :
Quelle image de femme du XX°siècle Annie Ernaux nous transmet-elle ?
Nous verrons que l’extrait présenté  nous montre d’abord une égalité théorique, vite remplacée par un modèle dicté par la société , et enfin nous parlerons de la femme gelée.
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I/ UNE ÉGALITÉ THÉORIQUE

1) Une image idéalisée

Les premières lignes de cet extrait nous donnent une image d’un jeune couple uni. Annie Ernaux utilise ici le présent de narration pour essayer de restituer un moment du récit. Dès le premier paragraphe, les pronoms personnels « nous » , répétés à trois reprises et « on » sont des éléments qui marquent l’unité. « Unis, pareils » montre cette unité entre ces deux jeunes qui reflètent « une image attendrissante du jeune couple moderno- intellectuel ». « On travaille ensemble », « sérieux et fragiles », c’est l’image que nous donne Annie Ernaux du couple.

2) Le discours égalitaire

« Il m’encourage, il souhaite que je réussisse au concours de prof » est le désir du mari pour sa femme, qu’elle devienne ce qu’elle souhaitait. On ressent une égalité entre les deux : chacun se forme pour se réaliser « discours d’égalité ». Cependant, on voit une certaine ironie : « que je me  »réalise » comme lui » suppose alors une supériorité du mari, il l’ « encourage », il n’y a alors plus de « discours d’égalité ». Cela suppose alors que lui a réussi mais pas elle. Même si « intellectuellement, il est pour ma liberté » et qu’ « il a horreur des femmes popotes » , le partage des corvées entre eux n’est pas respecté. On peut remarquer une antithèse entre « il établit de plans d’organisation pour les courses, l’aspirateur », ses plans et ses actes, ses paroles « j’ai oublié d’essuyer la vaisselle ».

3) Les premières fêlures

Le premier portrait du couple donné est extrêmement positif. On les représente tous les deux assis, en train de travailler ensemble. Il y a une impression d’harmonie familiale « la cocotte-minutes chantonne sur le gaz ». Ce premier tableau donnant l’image d’un couple idéalisé, au chaud est très vite rompu par « la sonnerie stridente » du compte-minutes. Le « compte-minutes » , symbole du temps, détruit  l’image du jeune couple. Couple qui deviendra opposé, avec, au final, une femme gelée. L’allitération en « s » de «sonnerie stridente » casse la chanson de la cocotte-minutes.  « Si utile vous verrez » citation de la personne qui l’a offerte symbolise le problème de la cuisine qui va diviser le couple. Les pronoms « nous » et « on » deviennent alors « je » et « moi ». « Moi », phrase nominale, contraste avec la phrase précédente : longue phrase avec une accumulation d’événements. L’allitération en « p » représente le rythme répétitif qui marque le quotidien. Quotidien qui finit par avoir une grande importance, et finit alors par casser ce qu’il y a autour. Les verbes d’action « arrête la flamme » , « attend », « ouvre », « passe », « revient » montre le temps que la cuisine prend ; c’est elle qui agit « Moi ». La « flamme » qu’elle « arrête » peut aussi sous entendre une métaphore : « la flamme de sa passion » mais qui est « arrêtée », qui est éteinte, tuée.

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II/ UN MODÈLE DICTÉ PAR LA SOCIÉTÉ

1) Les modèles parentaux et sociaux

L’attitude des deux jeunes est due à leurs parents. Alors que les parents d’Annie étaient épiciers, son père « pelait des patates », portait « un tablier ». Contrairement aux parents de son mari ; son père « et si disert, cultivé », et sa mère « s’occupe de tout dans la maison ». Nés de parents totalement opposés, alors qu’elle est un peu plus modeste, lui est de grande noblesse, leurs habitudes n’étant pas les mêmes, cela crée une collision entre eux. Le mari se comporte comme son père, il est disert ; il a le discours, les paroles mais non les gestes. L’origine sociale crée une opposition entre le jeune couple.

2) L’attitude du mari

Partant de base comme son père, refusant un tablier, le mari cherche des excuses « ma pitchoune j’ai oublié la vaisselle… ». « ma pitchoune », surnom qu’il donne à sa femme permet d’adoucir  la situation et de se faire pardonner plus facilement. Pour autant, il la laisse « se plonger dans un livre de cuisine »,  « seule ». Les seules paroles du mari sont rapportées au discours direct.
Il l’encourage « je préfère manger à la maison plutôt qu’au restau U » mais son compliment est complètement faux puisque Annie fait «des petits pois cramés », « une quiche trop salée ». C’est du chantage affectif. C’est hypocrite . On peut relever une antithèse avec le repas, sous entend que c’est meilleur. Et la comparaison faite entre la maison et le restau U relève de la moquerie de la part du mari. « bien meilleur » souligne cette nuance avec la réalité. Il essaie de lui faire plaisir, donc il sous entend qu’elle continuera à cuisiner sans aide de la part de son mari. Alors que c’est elle qui fait la cuisine, il permet de juger le père d’Annie « le genre de ton père, pas le mien ! ». L’humiliation faite de la part de son mari, lui fait sentir l’opposition de leurs parents « mon modèle à moi n’est pas le bon, il me le fait sentir ». Le vocabulaire familier utilisé dans ce paragraphe permet de dénoncer le comportement du mari et met ainsi en évidence le côté choquant et la violence des réactions venant de son mari. La supériorité de son mari passe par le fait que sa place n’est pas dans la cuisine. De ce fait, Annie s’absorbe dans le « livre de cuisine ». Ce qui met en opposition le fait qu’ils sont tous les deux des intellectuels et donc qu’ils aiment les livres, apprendre.

3)La société autour d’elle : « les filles mariées »

Absorbée par ce livre, elle est devenue « la nourricière sans se plaindre ». Ce terme a un côté plus maternel qu’une femme envers son mari. Un processus de culpabilisation se développe : elle se demande, essaye de rentrer dans le modèle qu’elle a à remplir : le modèle où les femmes font tout avec un grand sourire. « J’ai pensé que j’étais plus malhabile qu’une autre, une flemmarde en plus […] une intellectuelle paumée » est un rythme ternaire sur la culpabilisation que se fait Annie. Le discours indirect libre utilisé relève des pensées d’Annie. Elle s’infériorise. Ce processus de culpabilisation est suivi par une phrase très courte « Il fallait changer », qui relève de l’impératif, de l’obligation et presque de l’immédiat. C’est donc une résolution qu’elle prend. Résolution qui consiste à « copier », à « savoir comment font les filles mariées ». Elle essaie de s’intégrer en faisant comme elles, elle est dans l’idée de modèle des femmes mariées « filles mariées » deviennent « femmes mariées », termes qui soulignent la dignité acquise. « Pudeur », « mystère » « pas commode » sont les termes utilisés pas ces « filles mariées », termes qui nient la difficulté et le prix élevé qu’elles paient, en  opposition avec leur comportement «air de fierté », « glorieux ». Il y a alors une remise en cause d’elle même.

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Couverture Femme actuelle mai 2013

III/ UNE FEMME GELÉE, INCERTAINE

1)Le passage de l’enfance à l’âge adulte

« Par la dînette » suggère encore un côté enfantin d’Annie. C ‘est un jeu d’enfants qu’on offre aux filles pour qu’elle apprennent à cuisiner. Le passage de l’enfance à l’âge adulte est particulièrement difficile pour elle : l’énumération de la nourriture qui explique son découragement, le fait de « manipuler » nous fait référence à un problème d’anorexie, et enfin « cuire », l’idée de toucher lui répugne  et crée une angoisse, ce qu’elle est obligée de faire. La précision du meuble «buffet jaune canari » nous oblige à voir, et crée une contradiction avec son enfance. « nourriture-décor », « les boîtes de conserve », « les bocaux multicolores » , « la nourriture surprise » sont des termes qui renvoient à l’enfance de celle-ci. Une enfance terminée, d’où le mot « Fini » en début de phrase. « Elle avait démarré, la différence », phrase qui comporte une prolepse, répète le sujet à deux reprises et permet d’insister sur cette différence. Différence de deux états : où elle ne faisait rien, où ses parents faisaient tout, et où c’est à elle de tout faire «  c’est à toi d’apprendre ma vieille ». « ma vielle » est assez vulgaire, elle est dans un état de soumission, obéissant aux codes imposés par la société.

2) Un processus long et insidieux

Tout au long de cet extrait, le point de vue utilisé est un point de vue interne, celui de la femme. Cet extrait commence par le début de leur vie ensemble. Plusieurs compléments circonstanciels de temps indiquent les mois et les saison qui passent « un mois », « trois mois », « le soir descend plus tôt  » nous laisse présager que c’est l’hiver », « été », « jour après jour », tous ces éléments sont caractéristiques  du temps qui passe, et ainsi, de la situation qui s’aggrave. Elle se renferme sur elle-même, essayant d’être comme les autres « filles mariées », « version anglaise, purée, philosophie de l’histoire, vite le supermarché va fermer » est une phrase qui énumère ses activités et études. L’assonance en  »é » et l’allitération en ‘‘s » vont dans le même sens. Cela montre la façon dont elle est déchirée, écartelée entre ses différentes obligations. Ses études ne deviennent alors qu’une distraction « les études par petits bouts c’est distrayant ». le plus important devient alors la purée, le supermarché…la cuisine. Les études ne sont utiles que pour se délasser.

3)Une disparition progressive

Tout au long de cet extrait, on peut relever le champ lexical de l’eau qui devient de plus en plus important. Dans la métaphore « me plonge dans un livre de cuisine », l’idée de « plonger » implique une absorption et une concentration totales. « couler », « diluer », il y a une métaphore de l’eau, du temps qui implique une disparition totale, et devient la femme gelée. Le terme « gelée » renvoie à l’eau glacée, à l’eau où on est resté longtemps. Ainsi, elle va vers la mort : « elle s’engourdit ». alors que son mari, au contraire « se ramasse sur lui-même ». il y a une opposition très directe : alors que celui ce se forme, elle, elle disparaît. Le mari est représenté tel qu’un animal qui se nourrit de la disparition de sa femme pour se former. C »est une opposition très concentrique. Sa vie, son quotidien prennent tellement plus de place que ses études, que ses volontés ont elles aussi disparues.  Les phrases «  j’avais choisi l’année d’avant avec enthousiasme », « mes buts d’avant se perdent » , « moins de volonté », « j’envisage un échec avec indifférence », «  je n’aurai certainement jamais le CAPES, trop difficile » prouvent la disparition de sa volonté, de son enthousiasme. Ceux-ci sont en lien avec « l’armoire » , où « dorment des nouvelles », personnification qui peut sous-entendre sa personnalité à elle qui dort, ses volontés qui sont éteintes. Il y a une dégradation et une opposition entre « peine », « sans goût » et « enthousiasme ». Elle est dans la difficulté, le dégoût Ses buts qui « se perdent » renvoient à quelque chose qui s’efface, qui disparaît. Et enfin « moi je me sentais couler » nous reflète une image où elle est submergée, en train de s’enfoncer, de disparaître.

8 mars

CONCLUSION :

Récit autobiographique, Annie Ernaux met en évidence la difficulté de la lutte féminine pour l’égalité des deux sexes. Sa vie quotidienne, ses inquiétudes, ses réflexions se manifestent par une lassitude de la routine morne et des attitudes de son mari. Un processus se met en place petit à petit, mais lentement. Au départ, elle ne réagit pas face à son mari, puis commence à se culpabiliser, pour enfin se renfermer sur elle-même, se perdre, devenir incertaine et ainsi, devenir la Femme gelée.
C’est en prenant du recul qu’elle se rend compte de ces choses. Ainsi on peut aussi se poser comme autre question : si elle avait réagi depuis le début, sa vie aurait elle été comme elle l’a vécue ?

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