Aspects du Baroque: texte n°4: Molière, Dom Juan

DOM JUAN (1665) , Molière
Acte I, scène 2
De « Quoi ! Tu veux qu’on se lie… » à « mes conquêtes amoureuses ».

Introduction

Le 15 février 1665, Molière fait jouer pour la première fois une nouvelle pièce : Dom Juan ou le festin de pierre, pièce qui met en scène un personnage apparu quelques trente ans plus tôt, en 1635 dans l’œuvre de l’espagnol Tirso de Molina, qui le premier écrit une comédie, L’abuseur de Séville El Burlador de Sevilla. Dès la seconde scène, Don Juan, en réponse à une critique de Sganarelle, son valet, qui juge « fort vilain d’aimer de tous côtés comme vous faites », se livre à un éloge de l’inconstance, ce qui renvoie nettement à une thématique baroque. Dans quelle mesure peut-on dire que Don Juan lui-même est un personnage baroque?
Nous verrons dans un premier temps dans quelle mesure l’éphémère de la beauté le fascine, avant d’envisager dans un second temps à quel point le mouvement gouverne le personnage. Enfin nous montrerons à quel point Don Juan lui-même appartient à l’apparence et à la théâtralité.


Dom  Juan, m.e.s Collin,

Théâtre Gérard Philippe, à Saint Denis, septembre 2008)

I Triomphe de l’éphémère : fascination de la beauté

1) L’importance de la beauté

Don Juan justifie son inconstance amoureuse par la fascination qu’exerce sur lui la beauté : « Toutes les belles », « la beauté me ravit », « une belle », « un beau visage », « une jeune beauté », « une belle personne » : DJ n’hésite pas à multiplier les répétitions de l’adjectif, y compris dans des expressions détournées, comme « la belle chose de vouloir se piquer d »un faux honneur », ou « j’ai beau être engagé », « Tout le beau de la passion est fini » , preuve de cette obsession esthétique…De la même manière le regard est essentiel dans ce processus de séduction : « on n’ait plus d’yeux pour personne », « qui nous peuvent frapper les yeux », « je conserve des yeux pour voir ».

2) Un personnage passif

On assiste là à un renversement total de la situation: loin de se présenter comme un personnage de séducteur, DJ se présente tout d’abord comme un personnage qui ne fait que répondre aux sollicitations dont il est l’objet : « la beauté me ravit » (DJ cod du verbe ; valeur forte du verbe ravir). De même : « je cède à cette douce violence (noter l’oxymore !) », « je ne puis refuser mon cœur » (formulation qui implique la faiblesse, ne pas être capable de, face à un élément pratiquement inconvenant « refuser son coeur »), « dès qu’un beau visage me le demande », utilisation d’un COI, DJ comme chevalier servant de la beauté.

3) Le droit et la justice

Don Juan va même jusqu’à considérer l’inconstance comme légitimée par le droit et la justice : il utilise de manière particulièrement perverse le vocabulaire du droit et de la justice :
« toutes les belles ont le droit », « les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos cœurs », « faire injustice aux autres », il faut considérer « le mérite de toutes », « l’avantage d’être rencontrée la première ne doit point dérober… ».)
Cette perversion des notions de droit et de justice entraîne deux éléments:
• l’inconstance prend un caractère universel et DJ multiplie les termes qui marquent la totalité : « toutes les belles », « la beauté partout où je la trouve »  , « le mérite de toutes » , « je les donnerai tous » , « tout ce que je vois d’aimable » .
• Elle est parfaitement naturelle et tire sa justification de cela même : « les hommages et les tributs où la nature nous oblige » : la nature devient sujet impérieux, et du « je » on passe au « nous » ). A noter également l’expression « se piquer d’un faux honneur d’être fidèle »: la fidélité n’apparaît pas à Don Juan naturelle:c’est une attitude que l’on feint en vertu d’une obéissance à un code de valeurs que réprouve Don Juan. La critique éclate dans l’allitération en « f» qui souligne l’absence totale de sincérité de cette fidélité revendiquée. Ainsi l’infidélité est de nature, elle n’est que juste hommage à la beauté.

( Cartoucherie de Vincennes
en 1977 (m.e.s Ariane Mnouchkine)

II Le mouvement, moteur de vie

1) La constance ou la mort

Dès le début de sa tirade, DJ associe la fidélité, à l’immobilité et à la mort : « se lier » :image du mariage, du lien qui devient chaîne et entraves ; « demeurer » le verbe renvoie autant à l’absence de mouvement qu’à la mort elle-même ; « renoncer au monde », l’expression renvoie au vocabulaire religieux, se retirer dans un monastère (ce qui est aussi une mort symbolique ), « s’ensevelir dans une passion », « être mort dès sa jeunesse » .
On retrouve cette image à la fin du texte avec l’évocation du sommeil (dont l’analogie avec la mort est très souvent développée) : « nous nous endormons dans la tranquillité d’un tel amour », « ne vient réveiller nos désirs ».

2) La stratégie amoureuse

Là encore, l’accent est mis sur le mouvement, car il s’agit avant tout de séduire, et donc de s’engager (et d’engager l’autre) dans un processus qui doit aboutir à l’aveu. Le rythme des phrases le montre clairement: une longue phrase sinueuse évoque les étapes successives de cette conquête, suivie d’une phrase courte et brutale qui montre bien qu’une fois la victoire acquise, le libertin cesse de s’intéresser à sa victime: il s’agit d’être « le maître ».
Ainsi cette conquête doit être progressive: « de jour en jour », « pied à pied », « doucement », « faire venir » (la phrase évoque un chemin et n’est pas sans rappeler la carte du Tendre). Bien que le libertin méprise sa victime (ne se caractérise que par de « petites résistances », et « des scrupules dont elle se fait un honneur », même répétition moqueuse du terme d’honneur), il ne se satisfait pas d’une conquête facile et immédiate et sait à merveille utiliser le vocabulaire même de l’amour « cent hommages », « des transports, des soupirs et des larmes ».

Don Giovanni, Mozart, film de Joseph Losey

L’air du catalogue » permet à Leporello (le valet de Don Giovann de présenter à Done Elvira  le « catalogue » des conquêtes de son maître.

3) La sensualité

Si les sensations sont souvent associées au mouvement et à l’éphémère, on peut se demander si ce sont bien elles qui meuvent le personnage de DJ : « on goûte une douceur extrême », « cette douce violence », « il n’est rien de si doux », « le plaisir de l’amour est dans le changement », « les charmes attrayants d’une conquête à faire », « réveiller nos désirs », « l‘impétuosité de mes désirs »…
Si l’on constate l’emploi d’un vocabulaire qui pourrait évoquer la sensualité des plaisirs charnels, c’est une dimension qui demeure plus discutable : car avant tout, c’est la volonté de séduire « le cœur » d’une jeune beauté. DJ veut se rendre maître des sentiments de l’autre (bien plus que de son corps) : la conquête est une guerre au terme de laquelle l’autre est immobilisé et dès lors rejeté : l’importance des termes guerriers utilisés dans le texte « réduire », « combattre », « rendre les armes », « forcer pied à pied », « les petites résistances », « conquêtes »{terme répété plusieurs fois), « victoire »)marque bien qu’il s’agit de pouvoir plus que de sensualité (où du moins que la sensualité ne réside que dans le pouvoir).

III Le triomphe de l’apparence

1) Don Juan en représentation

Personnage essentiellement théâtral (Tirso de Molina, Molière, Mozart), DJ nous apparaît également souvent en représentation : par exemple dans la scène suivante, où il échangera de rôle avec Done Elvire, ou dans l’acte V où il s’affirmera ouvertement « hypocrite ».
On peut dès lors se demander s’il existe vraiment une sincérité du personnage ou si toujours il ne fait que jouer un rôle, y compris dans cette scène où le développement de son éloquence semble malgré tout déplacée, compte-tenu de son public (son valet, Sganarelle) .
Ainsi de cette violence du ton sensible au début de la tirade : interjection (Quoi! ),suivie d’une question oratoire fondée sur un rythme ternaire « qu’on se lie…qu’on renonce…qu’on n’ait plus d’yeux.. .»). Il enchaîne sur une exclamative ironique, « la belle chose… ! » qui développe également un nouveau rythme ternaire : « de vouloir se piquer…de s’ensevelir…et d’être mort ». Les dénégation répétées « non, non » aboutissent à une sentence définitive : «la constance n’est bonne que pour les ridicules ». Don Juan le lésine pas sur les procédés oratoires et cela reste surprenant dans la mesure où son seul interlocuteur est son valet.

2) Le mythe du conquérant

La tirade s’achève également par des hyperboles suspectes : DJ se rêve en conquérant qui « vole de victoire en victoire » (l’allitération accentue l’exagération), il s’attribue « un cœur à aimer toute la terre »et se présente en Alexandre de la conquête amoureuse .Un tel grandissement demeure ambigu. On ne peut s’empêcher de penser que la valeur guerrière (valeur toute de même importante au XVII ème siècle) est ici délibérément bafouée : Don Juan prétend posséder l’ambition des conquérants, il se compare à Alexandre, mais cette ambition est limitée à un piètre domaine : il ne s’agit plus du Cid combattant les Maures, il s’agit de Don Juan séduisant deux petites paysannes de l’île de France. (Nota: la scène se passe en Sicile, mais le patois utilisé par les paysans de l’acte II est celui de l’Ile de France). Ce décalage entre le discours et la réalité de ce que nous montre la pièce incite à la méfiance : faut-il vraiment être dupe des paroles de Don Juan ? Ne cachent-elles pas avant tout beaucoup de vide ?
A terme, on peut même se demander s’il faut ici prendre DJ au sérieux : s’agit-il vraiment de ce libertin cynique, préoccupé de jouissances et de plaisirs éphémères, l’homme de vent qui refuse toute attache et s’épuise dans une course perdue contre la mort, personnage qui ne cesse de hanter l’imaginaire occidental, ou ne voit-on ici qu’un nouveau Matamore, un peu plus crédible malgré tout que celui de Corneille ? La question demeure ouverte. La théâtralité renvoie toujours à une sincérité problématique.

Conclusion :

Ainsi, on le voit, Don Juan relève bien de l’esprit baroque : inconstance et mouvement, hantise de la mort et de l’immobilité, théâtralité, triomphe de l’apparence, voire trompe-l’œil, il réunit en lui nombre de traits caractéristiques. Bien plus, il renvoie toujours le lecteur au mouvement et au vertige : que faire de ce personnage ? L’admirer ou le mépriser ? Le considérer comme un héros qui ricane éternellement des valeurs admises et nous invite à la jouissance immédiate, ou comme un pauvre type voué à l’insatisfaction permanente, jusqu’au moment où le temps et la mort le rattraperont finalement ?

Documents complémentaires: La carte du tendre

Il s’agit d’une représentation allégorique du pays de l’amour, où l’amant doit trouver le chemin pour parvenir à sa dame (depuis la ville d’Amitié Nouvelle). Cette carte a été conçue collectivement entre 1653 et 1654 dans le salon de Melle de Scudéry, qui ensuite, a publié cette carte dans son roman Clélie.

Matamore, quant à lui,  est un personnage comique hérité de la comédie latine: il est le soldat qui ne cesse de se vanter de son courage et qui prend la fuite dès que quelque chose le menace. Dans la pièce de Corneille, L’Illusion comique, pièce totalement dans la mouvance baroque, Matamore considère en plus comme un grand séducteur

L’ILLUSION COMIQUE (CORNEILLE)

Matamore

SCENE II. Matamore, Clindor (son valet)

CLINDOR.
Quoi ! monsieur, vous rêvez ! et cette âme hautaine,
Après tant de beaux faits, semble être encore en peine !
N’êtes-vous point lassé d’abattre des guerriers,
Et vous faut-il encor quelques nouveaux lauriers ?

MATAMORE.
Il est vrai que je rêve, et ne saurais résoudre
Lequel je dois des deux le premier mettre en poudre,
Du grand sophi de Perse, ou bien du grand mogor.
CLINDOR.
Eh ! de grâce, monsieur, laissez-les vivre encor :
Qu’ajouterait leur perte à votre renommée ?
D’ailleurs quand auriez-vous rassemblé votre armée ?

MATAMORE.
Mon armée ? Ah, poltron ! Ah, traître ! Pour leur mort
Tu crois donc que ce bras ne soit pas assez fort ?
Le seul bruit de mon nom renverse les murailles,
Défait les escadrons, et gagne les batailles.
Mon courage invaincu contre les empereurs
N’arme que la moitié de ses moindres fureurs ;
D’un seul commandement que je fais aux trois parques,
Je dépeuple l’état des plus heureux monarques ;
Le foudre est mon canon, les destins mes soldats :
Je couche d’un revers mille ennemis à bas.
D’un souffle je réduis leurs projets en fumée ;
Et tu m’oses parler cependant d’une armée !
Tu n’auras plus l’honneur de voir un second Mars :
Je vais t’assassiner d’un seul de mes regards,
Veillaque. Toutefois je songe à ma maîtresse :
Ce penser m’adoucit : va, ma colère cesse,
Et ce petit archer qui dompte tous les dieux
Vient de chasser la mort qui logeait dans mes yeux.
Regarde, j’ai quitté cette effroyable mine
Qui massacre, détruit, brise, brûle, extermine ;
Et, pensant au bel oeil qui tient ma liberté,
Je ne suis plus qu’amour, que grâce, que beauté.

CLINDOR.
O dieux ! en un moment que tout vous est possible !
Je vous vois aussi beau que vous étiez terrible,
Et ne crois point d’objet si ferme en sa rigueur,
Qu’il puisse constamment vous refuser son coeur.

MATAMORE.
Je te le dis encor, ne sois plus en alarme :
Quand je veux, j’épouvante ; et quand je veux, je charme ;
Et, selon qu’il me plaît, je remplis tour à tour
Les hommes de terreur, et les femmes d’amour.
Du temps que ma beauté m’était inséparable,
Leurs persécutions me rendaient misérable :
Je ne pouvais sortir sans les faire pâmer.
Mille mouraient par jour à force de m’aimer :
J’avais des rendez-vous de toutes les princesses ;
Les reines à l’envi mendiaient mes caresses ;
Celle d’Ethiopie, et celle du Japon,
Dans leurs soupirs d’amour ne mêlaient que mon nom.
De passion pour moi deux sultanes troublèrent ;
Deux autres, pour me voir, du sérail s’échappèrent :
J’en fus mal quelque temps avec le grand seigneur.

CLINDOR.
Son mécontentement n’allait qu’à votre honneur.

MATAMORE.
Ces pratiques nuisaient à mes desseins de guerre,
Et pouvaient m’empêcher de conquérir la terre.
D’ailleurs, j’en devins las ; et pour les arrêter,
J’envoyai le Destin dire à son Jupiter
Qu’il trouvât un moyen qui fît cesser les flammes
Et l’importunité dont m’accablaient les dames :
Qu’autrement ma colère irait dedans les cieux
Le dégrader soudain de l’empire des dieux,
Et donnerait à Mars à gouverner sa foudre.
La frayeur qu’il en eut le fit bientôt résoudre :
Ce que je demandais fut prêt en un moment ;
Et depuis, je suis beau quand je veux seulement.

CLINDOR.
Que j’aurais, sans cela, de poulets à vous rendre !

MATAMORE.
De quelle que ce soit, garde-toi bien d’en prendre,
Sinon de… Tu m’entends ? Que dit-elle de moi ?

CLINDOR.
Que vous êtes des coeurs et le charme et l’effroi ;
Et que si quelque effet peut suivre vos promesses,
Son sort est plus heureux que celui des déesses.
MATAMORE.
Ecoute, en ce temps-là, dont tantôt je parlais,
Les déesses aussi se rangeaient sous mes lois ;
Et je te veux conter une étrange aventure
Qui jeta du désordre en toute la nature,
Mais désordre aussi grand qu’on en voie arriver.
Le Soleil fut un jour sans se pouvoir lever,
Et ce visible dieu, que tant de monde adore,
Pour marcher devant lui ne trouvait point d’Aurore :
On la cherchait partout, au lit du vieux Tithon,
Dans les bois de Céphale, au palais de Memnon ;
Et faute de trouver cette belle fourrière,
Le jour jusqu’à midi se passa sans lumière.

CLINDOR.
Où pouvait être alors la reine des clartés ?

MATAMORE.
Au milieu de ma chambre, à m’offrir ses beautés.
Elle y perdit son temps, elle y perdit ses larmes ;
Mon coeur fut insensible à ses plus puissants charmes ;
Et tout ce qu’elle obtint pour son frivole amour
Fut un ordre précis d’aller rendre le jour.

CLINDOR.
Cet étrange accident me revient en mémoire ;
J’étais lors en Mexique, où j’en appris l’histoire,
Et j’entendis conter que la Perse en courroux
De l’affront de son dieu murmurait contre vous.

MATAMORE.
J’en ouis quelque chose, et je l’eusse punie ;
Mais j’étais engagé dans la Transylvanie,
Où ses ambassadeurs, qui vinrent l’excuser,
A force de présents me surent apaiser.

CLINDOR.
Que la clémence est belle en un si grand courage !

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