Premières: Roberto Zucco,scène 3 « Sous la table »

Scène III : Sous la table
De « Au bout d’un moment » à « Entre la mère »

Zucco et sa mère (m.e.s Christophe Perton, Comédie de Valence, 2009)

Introduction :

La scène III s’intitule « Sous la table » et se déroule dans la cuisine de la famille de la gamine. Celle-ci vient de rentrer chez elle, après avoir passé le début de la nuit dehors, suscitant l’inquiétude de sa sœur et de son frère. Ce sont eux en effet qui apparaissent ici substituts des parents. Toute l’inquiétude familiale se concentre sur la virginité de la gamine, considérée comme un trésor à préserver. Cependant, une fois la cuisine désertée par sa famille, la gamine fait entrer Zucco par la fenêtre.

Après la violence du meurtre de la mère, leur rencontre semble s’inscrire en rupture : les répliques s’enchaînent sur un rythme rapide (aucune tirade dans cet échange), et le caractère enfantin des deux personnages est clairement mis en valeur. Cependant cette rencontre est décisive pour chacun des deux, car elle scelle à la fois leur entrée dans le monde adulte (la perte de la virginité et de l’innocence), et le début par extension de leur course à la mort (réelle pour Zucco ou symbolique pour la gamine, prostitution et trahison).

I Deux enfants

1) Une curiosité enfantine

A l’image des enfants, les deux personnages se tutoient d’emblée, et leur échange se fait selon un mode enfantin où se multiplient interrogations et injonctions :
Du côté de la gamine : huit formules interrogatives :
« Comment t’appelles-tu ? »
« Qu ‘est-ce que tu fais dans la vie ? »
« Ton métier, ton occupation, comment tu gagnes de l’argent et toutes ces choses que tout le monde fait ? »
« Tu as une arme ? »
« Qu’est-ce qu’il fait d’autre, un agent secret ? »
« Comment-tu t’appelles ? »
« Pourquoi ? »
« Roberto quoi ? » Deux fois

Du côté de Zucco : Six formules
« Et toi? »
« Dans la vie ? »
« Tu sais ce que c’est un agent secret ? »
« Tu connais l’Afrique ? »
« Et comment le sais-tu, puisque tu ne le sais pas ? »
« Est-ce que tu le sais vraiment ? »

Il en est de même pour l’utilisation des impératifs :

« Enlève tes chaussures » (4)
« Dis moi ce que tu fais » (20)
« Montre moi » (30)
« Dis moi ton nom » (58)
« Ne te moque pas de moi » (65)
« Dis le moi quand même » (73)
« Dis le moi quand même » (75)
« Dis le moi quand même » (80)
« Dis moi ton nom, dis moi ton nom » (92)
« Cache toi sous la table » (95)

« Appelle moi comme tu veux » (6)
« Regarde » (33)
« Contente-toi de cela » (83)

2 ) Le vocabulaire de l’enfance

Leur vocabulaire traduit également leur jeunesse : Koltès use ici d’un vocabulaire répétitif et limité. Le verbe savoir par exemple est répété 10 fois tout au long de la scène (Verbe emblématique : celui qui en sait plus que l’autre, celui qui est plus vieux, plus près du monde adulte : « Tu sais ce que c’est un agent secret ? », « Personne ne sait qu’il neige en Afrique », « Je sais garder les secrets »).
De même, leur conversation se développe par reprises successives du vocabulaire : le verbe « appeler » est utilisé 4 fois dans les lignes 1 à 12, puis le verbe « faire » revient aussi à 5 reprises dans les lignes 13 à 22.
L’emploi des démonstratifs renvoie aussi à un discours puéril: «Ce n’est pas une arme, ça » (34), « Avec ça, tu peux tuer » (35), « Ce n’est aucun de ces noms-là » (66), « Contente toi de cela » (83). Certains mots évoquent clairement l’enfance comme le terme de « Menteur » ou même celui de « secret »(61).
La syntaxe elle-même est celle de l’enfance, avec l’utilisation de prolepse ou de reprise: « Un agent, en plus d’être secret, il voyage, il parcourt le monde, il a des armes » ; « En dehors de tuer, qu’est-ce qu’il fait d’autre, un agent secret ? »

II Un même rêve d’évasion

Mais au delà de leur vocabulaire même, ce qui unit et rapproche les deux personnages, c’est leur même rêve de s’évader hors de la réalité d’un monde qui les étouffe et les emprisonne.

1) Un rêve d’émancipation

On a vu dans les scènes précédentes comme Zucco échappait à la prison familiale et sociale (par la violence et le meurtre). De la même manière, il réfute son appartenance au commun des mortels : « Je ne fais pas ce que fait tout le monde », le chiasme permet d’accentuer l’opposition entre « je » et « tout le monde ».
La gamine, elle aussi, cherche à échapper à sa famille : sortie contre la volonté de celle-ci, restée longtemps dehors, elle introduit en cachette Zucco par la fenêtre. Dans sa première intervention, elle refuse toutes les appellations qui la situent dans le monde des « petites bêtes » (noms d’oiseaux, qui insistent sur la jeunesse « poussin », « moineau », « alouette », « pinson », la pureté « colombe », « rossignol », voire sur une naïveté un peu stupide « étourneau »). A l’inverse, elle revendique la méchanceté et la saleté : « rat », « serpent à sonnettes », « porcelet ». L’utilisation du pronom indéfini « on », (« on m’appelle » 9 et 11), comme sujet du verbe alors que la gamine est objet, montre à quel point elle est peu maîtresse de sa vie : c’est bien « la gamine », avec ce que le terme peut avoir de péjoratif (en réalité, c’est une jeune fille, le personnage étant inspiré par la « petite amie » de Succo, une adolescente de 16 ans, originellement prénommée Sabrina).
Quant à l’importance attachée à la notion de « secret » (« Je sais ce que c’est qu’un secret » (24) ; « C’est la seule chose que je sais parfaitement » (91), elle trahit bien un personnage habitué au silence, imposé ou volontaire.

2) L’autre et l’ailleurs

Ce rêve d’émancipation se développe autour d’un personnage et d’un lieu : l’agent secret et l’Afrique (Là encore, il s’agit de rêve d’enfants).
*L’agent secret : héros moderne issu du cinéma , défini par Zucco : « il voyage, il parcourt le monde, il a des armes » : le rythme ternaire développe l’image d’un être caractérisé par la liberté (le mouvement évoqué avec une amplification : il voyage, il parcourt le monde ; l’indépendance accentuée par le pluriel « il a des armes ».)
Si les armes sont discréditées par la gamine (« Ce n’est pas une arme, ça » ; « En dehors de tuer, qu’est-il fait d’autre, un agent secret ? », les armes renvoyant à un fantasme plus masculin (comme symbole sexuel ?)), en revanche la recherche d’un ailleurs est un idéal partagé entre Zucco et la gamine.
* L’Afrique : associée à un idéal de pureté, symbolisé d’abord par « les montagnes tellement hautes » (le rêve aérien de Zucco, la volonté d’échapper à l’emprise de la terre), l’utilisation du pluriel relève d’une hyperbole propre à l’imaginaire. La neige (mentionnée 4 fois) et les lacs gelés (3 fois) associent dans une même image l’eau, la blancheur et le froid comme symboles de pureté.
Cette fois, il y a un réel moment de partage entre Zucco et la gamine : Zucco partage ici l’un de ses secrets avec elle, d’abord par l’utilisation de la formule « Je connais des coins » (avec presque un jeu de paronomases), puis par l’aveu d’un goût personnel : « Moi, c’est ce que je préfère au monde » (la formule est au superlatif : préférer au monde).
La réponse de la gamine est immédiate : l’anaphore de « je voudrais » reprend les termes mêmes de Zucco , « la neige en Afrique », « les lacs gelés ». Le passage de « aller voir » à « faire du patin à glace » marque une appropriation du paysage : la rêverie se développe d’un degré, ce qui permet ensuite à Zucco d’enchérir encore :
« Il y a aussi des rhinocéros blancs qui traversent le lac sous la neige »


La blancheur devient ici éclatante , et se développe ici une image (Passage « des lacs », « les lacs », à « le lac », hypotypose !), image irréelle bien sûr (les rhinocéros associés au froid), mais extrêmement poétique, sans doute grâce au rythme ternaire décroissant :
Il y a aussi des rhinocéros blancs : douze syllabes, l’équivalent d’un alexandrin
Qui traversent le lac : six syllabes
Sous la neige : trois syllabes
(On a l’impression que les rhinocéros se fondent progressivement dans la neige).
Il ne faut pas oublier non plus que le rhinocéros reste l’animal emblématique de Zucco (peut-être Koltès en opposition à Ionesco).

Zucco, la gamine -m.e.s Christophe Perton)

III Une rencontre fatale

Malgré leurs ressemblances et leurs mêmes rêves d’évasion, les deux personnages ne peuvent que s’affronter : le lien qui les unit n’est pas envisageable autrement que par la destruction, image d’un monde, où comme l’affirmait déjà un des personnages de sans la solitude des champs de coton, « Il n’y a pas d’amour ».

1) Deux identités problématiques

Vis à vis de leurs identités, les deux personnages sont dans une situation complexe : la gamine se présente d’emblée comme sans nom : « Moi, je n’ai plus de nom ». Son identité propre lui est refusée par les autres qui projettent sur elle une identité qu’elle récuse: « Tu es une gamine, tu es une petite vierge, tu es la petite vierge de ta sœur, de ton frère, de ton père et de ta mère » (Aliénation à la famille ; maintien dans l’enfance).
Zucco , lui, a un nom précis, mais sa révélation est risque de mort : l’aveu du nom est l’objet d’une longue tractation entre les deux personnages, :
« Jamais je ne dirai mon nom » (Adverbe placé en tête de phrase, futur)
« C’est un secret »
« Je l’ai oublié »
« Je ne peux pas le dire » (Impossibilité ; présent)
« Il pourrait m’arriver un malheur » (Possibilité au conditionnel ; terme vague « malheur »)
« Si je te le disais, je mourrais » (Utilisation d’une proposition conditionnelle, potentiel ou irréel du présent) .
Il est à noter que dans leur dernière rencontre, la question de l’identité des deux personnages est à nouveau au centre de la scène : si celle de la gamine demeure problématique (« Tu seras mon agent et mon secret, et moi dans tes voyages, je serai ton bagage, ton porteur et ton amour », utilisation du futur), en revanche, celle de Zucco est acquise : « Je suis le meurtrier de mon père, de ma mère d’un inspecteur de police et d’un enfant. Je suis un tueur ».

2) Défis et menaces

Toute la scène se fonde sur des attitudes enfantines de défis et de provocations : le premier défi se joue autour de l’arme, et peut faire sourire, tant le caractère enfantin des personnages ressort avec des expressions comme « bien sûr que », « Alors », « Ca ». Mais cet échange se construit tout de même autour de l’arme et de la mort. La connotation sexuelle du poignard peut expliquer la réplique de la gamine : « Ce n’est pas une arme », et la réponse de Zucco : « Avec ça, tu peux tuer aussi bien qu’avec n’importe quelle arme » (la défloration de la gamine comme mise à mort).
Dans le second défi, c’est à l’inverse Zucco qui est menacé et l’insistance de la gamine est fatale :
« Même si tu ne peux pas le dire, dis le moi quand même » (chiasme : même/dire).
« Dis le moi quand même »
« Même si tu dois mourir, dis le moi quand même » : l’enjeu de la scène est la révélation: on est bien dans un univers tragique où l’aveu est mortel et où nul personnage ne vient au secours de l’autre.

De fait, il est clair que dans toute la scène, c’est elle qui mène le débat : les formules impératives se succèdent, et elle n’hésite pas à user de menaces : « Ne te moque pas de moi ou je crie », « Si tu ne le dis pas, je crie, et mon frère qui est très en colère te tuera ».

3) Une même course à la mort ?

En fait, les deux « enfants » semblent à égalité : leur vocabulaire est le même et leurs répliques se répondent : « Impossible » est répété deux fois, au « J’ai oublié » de Zucco, la gamine réplique par « Je n’oublierai jamais ce nom », au nom même prononcé par Zucco « Roberto » « Zucco » correspond la reprise intégrale par la gamine « Roberto Zucco ». La gamine reprendra même dans la scène avec l’inspecteur les deux faux noms inventés par Zucco : « Andreas », « Angelo ».
Ainsi leur jeu enfantin est une égale mise à mort : la gamine s’affirme comme l’instrument de la mort de Zucco (la perte des chaussures, version parodique de Dalila et de la trahison ; l’exigence du nom) et Zucco lui accorde ce qu’elle veut.
La gamine accepte également sa mise à mort : elle cache Zucco sous la table et le rejoint (La perte de la virginité et ses multiples symboles tout au long de la scène).
La table apparaît comme très ambivalente : symbolique du monde de l’enfance (se cacher sous la table, penser à la rencontre des deux amoureux dans La vie est belle), elle est aussi associée à la perte de l’innocence (voir ce qui est interdit, penser même à Tartuffe)), ou lieu même de la transgression (la scène sous la table dans les Damnés de Visconti, le viol ou les gestes déplacés vis à vis de la petite fille). Quoi qu’il en soi, elle demeure associée à ce qui est caché, souterrain, tiré vers le bas : Zucco et la gamine ne peuvent échapper au monde de l’aliénation familiale qu’en devenant adultes, en perdant leurs virginités respectives, ce qui les conduit à la mort, faute sans doute de savoir composer avec le monde qui les entoure.

Conclusion :

Une très belle scène d’amour et de mort, tout autant qu’une réflexion problématique sur l’enfance, sa cruauté et sa pureté. Une scène de fulgurance qu’il demeure impensable d’associer à une quelconque violence réaliste. Même si beaucoup de simplifications y ont contribué, il est discutable de considérer la relation de Zucco et de la gamine comme un viol. Comme le remarque le personnage lui-même : « Tu es marqué par moi, comme par une cicatrice après une bagarre ».

Comments are closed.

buy windows 11 pro test ediyorum