Premières: Roberto Zucco, explication de la scène 6: Métro

Introduction :

Située entre deux scènes consacrées à la gamine, la rencontre du vieux monsieur et de Zucco s’inscrit en rupture avec ce qui la précède et ce qui la suit. Alors que la gamine est en proie à la violence familiale dans toute son horreur (la tirade du frère aîné qui la rejette et la méprise ; l’intervention de la sœur aînée qui cherche à la retenir et à l’enfermer dans le malheur), Zucco rencontre un parfait inconnu, un vieux monsieur et cette rencontre se place sous le signe de la douceur et de la compassion : c’est l’une des rares scènes où Zucco s’exprime et où il se définit, ne serait-ce que par le portrait mensonger qu’il dresse de lui-même. De fait, la scène n’a aucune utilité dramatique, mais au coeur de la nuit, elle ouvre un espace de confidence, et révèle deux mondes, celui des gens normaux et raisonnables, et celui des criminels et des héros, mondes qui finalement sont bien loin d’être étanches l’un à l’autre.

L’interrogatoire de la gamine par les inspecteurs de police

Mise en scène C. Perton (Comédie de Valence)

I Un moment de grâce

1) Une scène de rencontre

La rencontre est l’un des thèmes omniprésents dans l’œuvre de Koltès, et plus spécifiquement la rencontre inattendue, la rencontre nocturne, la rencontre des hommes perdus et solitaires (Qu’on pense à La Nuit juste avant les forêts ; Dans la solitude des champs de coton,). Ici, pratiquement au milieu de la pièce, cette scène fige l’action pour laisser se libérer la parole. Cet arrêt naît du choix temporel et spatial : Les deux personnages sont suspendus, arrêtés dans leur action par le cadre lui-même : « le banc d’une station de métro, après la fermeture ». Ne pouvant rien « faire », les deux personnages prennent la parole.

2) Un moment de confidence

Le lieu et l’heure incitent également à la confidence : la nuit, l’obscurité (A la fin de la scène, la didascalie marque le retour de la lumière « les lumières de la station se rallument »). Le seul éclairage provient de « petites lanternes blanches » qui donnent un aspect irréel à la scène.
Les deux personnages sont présentés de manière similaire : « assis côte à côte ». L’un et l’autre se retrouvent ainsi dans un même lieu, dans un même état de perdition. Le vieux monsieur est perdu au sens propre d’abord mais également au sens figuré, tant la rupture du quotidien lui ouvre des abîmes insoupçonnés, et Zucco est recherché (cf l’affichette : « Avis de recherche ». Ne pas oublier que c’est une telle affichette qui a donné à Koltès l’envie d’écrire sur Zucco). Dans son histoire, cette scène suit le meurtre de l’inspecteur : « De toute façon, avec le meurtre d’un inspecteur, ce garçon, il est fichu ». Il est probable que le métro constitue ainsi un refuge temporaire pour Zucco.

3) Une scène de quiproquo

En même temps, pour le spectateur cette scène conserve un caractère inquiétant : celui-ci sait qui est Zucco, à la différence du vieux monsieur, et tout le contexte le renvoie à une évidence de violence (le métro, la nuit, le vieux monsieur, image de la « victime » idéale, fragile, désarmée et inconsciente, d’autant que le personnage condense à lui seul tout ce que n’est pas Zucco (un homme banal qui est toujours resté dans la normalité). On peut y voir même une certaine image du père).
La fin de la tirade du vieux monsieur est à cet égard très significative : la question « Travaillez-vous ici la nuit ? » montre son inconscience (il prend Zucco pour un employé de la RATP…), et son commentaire : « Parlez moi de moi de vous, cela me rassurera » résonne avec une terrible ironie tragique (Si Zucco parlait vraiment de lui et de ce qu’il a fait, le vieux monsieur serait terrifié). De plus la présence de l’affichette est comme une épée de Damoclès suspendue au dessus de la scène. Et si le vieux monsieur regardait ? Et s’il reconnaissait Zucco ? Koltès joue avec les clichés auxquels le spectateur est habitué, mais du coup, le contraste entre le calme de la scène et la tension du spectateur qui s’attend à ce que tout bascule dans la violence d’une seconde à l’autre fait naître une atmosphère étrange, propice aux révélations.

La gamine et la soeur ainée

II Un portrait en contrepoint

1) Un portrait mensonger

Aux interrogations du vieux monsieur, Zucco répond par un portrait de lui-même totalement mensonger dans lequel il se présente comme un individu banal et ordinaire : la politesse dont il fait preuve manifeste également cette recherche de la banalité (vouvoiement, utilisation par deux fois de « Monsieur »).

« Je suis un garçon normal et raisonnable »
« Je ne me suis jamais fait remarquer »
« Je ne suis pas un héros »
« J’ai fait des études, j’ai été un bon élève »
« Je suis inscrit à l’université »
« Je ne me fais pas remarquer »
« Je retournerai suivre mon cours de linguistique »
« J’y serai »

Utilisation de la première personne comme sujet, le plus souvent associé à des actes à dimension socialisante (les études réussies, l’inscription à l’université).
Les adjectifs qu’il rapporte à lui-même renvoie aussi à une banalité rassurante : « normal », « raisonnable », « discret », « invisible », « silencieux et attentif », et cette banalité reste l’assurance de « vivre tranquille ». La banalité se justifie donc par la volonté d’échapper au regard d’autrui considéré comme potentiellement dangereux.

2) La recherche de la transparence

Ainsi cette banalité n’est rien d’autre que la recherche de la transparence : l’essentiel est de ne pas se faire remarquer : l’expression est utilisée trois fois : « Je ne suis pas fait remarquer », « M’auriez-vous remarqué… », « je ne me fais pas remarquer ».
De fait le champ lexical du regard est omniprésent dans ce passage : « être transparent » (employé deux fois), « le regard des gens » « voie », « être invisible » (employé trois fois, avec utilisation finale d’une formule superlative : « invisible parmi les invisibles », « inaperçue », « visible ».
A la fin de la tirade, l’ouie se joint à la vue : non content d’être invisible, il faut aussi être silencieux : « les couloirs de mon université sont silencieux », « des ombres dont on n’entend même pas les pas » (noter au passage le jeu de sonorités), « silencieux et attentif » (en opposition ironique avec le « cours de linguistique » dont l’importance est aussi marquée par la répétition : demain/cours de linguistique, image d’un langage creux et vide ?).

En opposition totale avec la transparence et la banalité, Zucco évoque la figure du héros, qu’il présente de manière paradoxale comme totalement négative, car associée à la violence et à la visibilité maximale : conception qui se déploie en deux temps :
· « Je ne suis pas un héros. Les héros sont des criminels » (noter l’anadiplose, qui permet l’affirmation détournée « je ne suis pas un criminel », et l’ambiguïté de la seconde phrase dont la construction même : Sujet/verbe être/ attribut du sujet incite au retournement : « les criminels sont des héros ».
· « Il n’y a pas de héros dont les habits ne soient trempés de sang, et le sang est la seule chose au monde qui ne puisse passer inaperçue », même procédé d’anadiplose qui met en valeur le terme de « sang », hyperbole du terme « trempés », variation de la marque ineffaçable (Lady Macbeth et la tache), et de la malédiction.

3) Le vide et le néant

Cependant, cette recherche de la transparence et du silence n’est que la recherche du néant :
« n’avoir ni couleur, ni odeur »
« passer à travers les murs »
« que le regard des gens vous traverse et voie les gens derrière vous »
(noter la construction strictement répétitive et les allitérations en v qui appuie la sensation de continuité dans laquelle le « vous » se perd).
« comme si vous n’étiez pas là ».
La suite du texte approfondit encore cette disparition : de « transparent », on passe à « invisible », et la description de la Sorbonne fait finalement penser à un cimetière : « couloirs silencieux », « traversés par des ombres », « ma place est réservée » (concession dans un cimetière ?).
Les images par lesquelles Zucco cherche à se définir sont également très dépréciatives :
· Deux objets :
« une vitre », « un train qui traverse tranquillement une prairie » (lignes horizontales, une machine qui ne dévie pas de la route fixée).
· Deux animaux :
« un caméléon sur la pierre » (immobilité, pétrification), « un hippopotame enfoncé dans la vase et qui se déplace très lentement» (lenteur proche de l’immobilité, lourdeur de l’animal, appuyé par les sonorités même ; vase suggérant l’enlisement presque définitif) ;

Mise en scène de Philippe Calvario (Mars 2004; Bouffes du Nord)

III Un univers inquiétant

1) Un univers poreux

Le discours de Zucco se présente comme un discours très tranché : il oppose deux mondes, les gens banals, les héros, et juge ces deux catégories comme tout à fait étanches : on est ce que l’on est et rien ne change jamais : la tirade multiplie les termes définitifs, comme « jamais ou toujours »: (« je ne suis jamais fait remarquer », « j’ai toujours pensé »).
Zucco emploie aussi des vérités générales très tranchées : « C’est une rude tâche d’être transparent », « Le sang est la seule chose au monde qui ne puisse passer inaperçue », « C’est la chose la plus visible du monde » (utilisation de formules superlatives), « Rien ne pourrait changer le cours du monde ».
Cette certitude se manifeste également à l’égard de lui-même : « un train…que rien ne pourrait faire dérailler », « un hippopotame que rien ne pourrait détourner du chemin ni du rythme qu’il a décidé de prendre ».
Seulement le spectateur sait que ce discours est mensonger : Zucco n’est pas un être banal, c’est un criminel (mais est-ce un héros ?), il est un train qui a déraillé (cl le discours de sa mère), et ce n’est pas un hippopotame, mais un rhinocéros. Zucco est donc un criminel qui ici se rêve banal et sans histoire.
A l’inverse, le vieux monsieur qui était un individu banal et sans histoires s’est perdu physiquement et mentalement et se découvre lui-même comme capable de « dérailler ».
L’univers que nous présente donc Koltès est un univers poreux, où rien n’est fixe, ni définitif. On voit aussi que les dernières métaphores de la tirade de Zucco « déraillent » à leur tour : débutant de manière rassurante et tranquille (« un train qui traverse tranquillement une prairie » ; « un hippopotame enfoncé dans la vase »), elles s’achèvent par l’affirmation d’une trajectoire, d’un mouvement que rien ne peut arrêter, cet aspect implacable devenant très inquiétant : « que rien ne pourrait faire dérailler », « que rien ne pourrait détourner du chemin ni du rythme qu’il a décidé de prendre ».
Le discours même de Zucco suggère que le plus difficile est justement d’être transparent : qu’entre la banalité du quotidien et la violence du criminel, c’est la première voie la plus difficile à suivre : « C’est une rude tâche d’être transparent ; c’est un métier ».
A partir de là, cette scène peut se lire comme la rencontre de doubles, incarnation de la schizophrénie de Zucco : le vieux monsieur qui s’est perdu et qu’il aurait pu être/ le jeune criminel qu’il est et qui rêve d’être différent.

2) Un monde terrifiant

Ces deux mondes opposés et complémentaires sont toutefois tous les deux obsédés par le vide, le néant et la mort : le terme « brouillard » est utilisé à deux reprises, d’abord pour évoquer le monde banal synonyme du néant « dans l’épais brouillard de la vie ordinaire », mais aussi lorsque Zucco envisage la destruction du monde, en liaison avec la violence des criminels : « Quand tout sera détruit, qu’un brouillard de fin du monde recouvrira la terre.. ». L’utilisation du futur et la solennité de la phrase développent une image d’apocalypse que domine la couleur rouge des « habits trempés de sang des héros »
Il n’y a donc pas d’alternative : ordinaire ou héroïque, l’individu ne connaît jamais que le néant, et le discours de Zucco peut ainsi se lire comme une métaphore de la vie humaine : on ne peut qu’être frappé ici par tous les termes qui évoquent un chemin, un parcours : « vivre », « trans-parent », « passer à travers », « traverse », « on ne revient pas en arrière », « les couloirs…traversés…les pas », « suivre mon cours », « le cours », « un train qui traverse », « chemin ». Tout suggère le mouvement d’une vie en marche, mais en marche seulement vers la destruction.

Le choix du lieu peut dès lors s’interpréter de manière symbolique : le métro, monde souterrain et inquiétant :
· Métaphore de l’esprit, plongée à l’intérieur de soi où se côtoient banalité et monstruosité (le vieil homme comme double de Zucco).
· Métaphore des Enfers, image de la mort qui s’approche pour les deux personnages : le vieux monsieur (vieillesse et perdition), Zucco en cavale, voire même pour l’auteur lui-même (Koltès et sa maladie).
Le choix du quai se prête à cette interprétation : l’Achéron est devenu rail et Zucco accompagnant le vieux monsieur devient une figure inversée du nocher Charon.

Conclusion

Un scène très étrange, à la fois très inquiétante et très douce, Zucco se révélant ici plein d’attention et d’égard vis à vis du « vieux » monsieur. On peut ainsi remarquer que la dernière scène de rencontre nocturne écrite par Koltès manifeste sinon deux êtres qui se comprennent, du moins deux êtres capables de s’entraider (ce qui n’était pas du tout le cas dans les pièces précédentes). Néanmoins, la tonalité de la scène reste plutôt désespérée, l’individu errant entre l’inexistence d’un quotidien sans saveur, et la violence d’une destinée dominée par la mort, en poursuivant une trajectoire qu’il ne maîtrise pas et qui pourtant se déroule inexorablement.

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