Premières S: documents pour une dissertation

A propos de Bernard Marie Koltès :

Stanislas Nordey, metteur en scène :

« J’ai mieux compris Koltès, qui m’a longtemps paru un peu hermétique, un peu inaccessible, en montant Tabataba . Au fond, ses personnages sont toujours dévorés de l’intérieur, alors que ce sont, par exemple, des flambeurs chez Genet. Son théâtre est toujours un peu de l’ordre de l’intime, ce n’est jamais épique. Koltès écrit « très proche » des personnages. Cela a beaucoup de conséquences : par exemple, il faut monter Koltès dans de petits lieux, ou avec de petits moyens.

Je l’ai monté dans les quartiers de Saint-Denis. Et avec Tabataba , qui est un texte simple à jouer et efficace, le résultat fut impressionnant : Koltès parle immédiatement aux jeunes, aux beurs, aux filles – ce qui est très rare. Surtout, il est un des seuls auteurs d’aujourd’hui à avoir intégré le fait que l’on vit dans une société multiculturelle et que sur un plateau de théâtre, il est normal qu’il y ait désormais des acteurs noirs et beurs. Du coup, Koltès dans un quartier, avec ce « besoin d’Afrique » si présent chez lui, ça a un effet miroir immédiat. »

Article paru dans le Magazine littéraire, Fevrier 2001

Zucco: le meurtre de la mère, m.e.s Christophe Perton

 A propos de Roberto Zucco

Luis Pasqual, metteur en scène

 « En lisant Roberto Zucco, j’ai ressenti l’envie et le besoin de monter ce texte tout de suite, C’est une pièce suicidaire, l’histoire d’un homme qui va vers la mort de façon consciente et qui contamine tout. Même le choeur, petit à petit, disparaît pour qu’il ne reste qu’  « une voix » à la fin. Zucco vit une carrière énorme en très peu de temps, comme une fulguration. C’est une pièce extrêmement construite, très achevée, parfaite. Le manuscrit, qui n’a que très peu de corrections, montre combien, à ce moment, Koltès était mûr pour l’écrire. Pour la jouer, je crois qu’il faut s’accrocher au réel: pour la scène finale, j’ai suspendu Zucco au plafond du théâtre de l’Odéon; à Barcelone, il était à 38 mètres du sol.

C’est le « deal » comme mode de rapport humain qui amène Koltès au théâtre contemporain: cela rentre dans son interrogation sur la possibilité de tels rapports. Le noeud dramaturgique de Roberto Zucco (dans lequel figure aussi une scène intitulée le « deal »), c’est un téléphone qui ne marche pas. Zucco parle dedans néanmoins: la communication, certes, ne passe pas, mais il parvient à dire les choses.

Dans la pièce, il faut trouver le soleil final. Pour cela, j’ai essayé d’aveugler le public avec de gros projecteurs. Cette marche de Zucco vers le soleil rappelle la marche de Koltès à la fin de sa vie vers le Mexique et l’Afrique où lui aussi cherche ce soleil, synonyme de mort, car, comme dans Hamlet, celui qui est parvenu à la lumière et à la vérité doit mourir, Par cet Ange Noir, cet ange tombé, déchu, Koltès, dans toute sa modernité, s’installe dans une grande tradition.

Il faut jouer cette pièce en pensant à Maria Casarès qui dit que le théâtre doit toujours être un danger. Ici, tout est prison, la pièce est construite, dirait Strehler, comme des poupées russes: pour se sauver, Zucco doit disparaître et s’échapper par le haut. Cette pièce est une sorte de révision de tout, de la moralité du parricide, du matricide, du viol d’une gamine… et Koltès a eu le courage immense de le faire en toute subjectivité sans jamais émettre un seul jugement moral. »

Propos recueillis pas Rostom Mesli

(Lluis pasqual, metteur en scène, a monté Roberto Zucco en catalan à Barcelone, en russe à Saint-Pétersbourg et aussi au théâtre de l’Odéon à Paris dont il a été le directeur. Il dirige actuellement le Théâtre Lliure à Barcelone).

Article paru dans le Magazine littéraire, Fevrier 2001

A propos du droit des auteurs :

  « Le Retour au désert » de Bernard-Marie Koltès, à la Comédie-Française.

Une fois n’est pas coutume, la Comédie-Française change de scène. Mardi 29 mai, la maison de Molière passera du Palais-Royal au Palais de justice pour défendre sa vision du théâtre et ses intérêts. Elle poursuit devant la 3e chambre civile de Paris François Koltès, le frère et l’ayant droit de l’écrivain Bernard-Marie Koltès, après son refus d’accepter la prolongation des représentations du Retour au désert au-delà de la 30e.

L’argument du drame est connu. D’un côté, l’ayant droit, soucieux de défendre « l’intégrité de l’œuvre », en l’espèce la volonté de Bernard-Marie Koltès de voir le personnage d’Aziz interprété par un comédien arabe. De l’autre, le metteur en scène, Muriel Mayette, administratrice générale du Français, qui brandit « l’esprit du théâtre ».

Derrière ce cas, c’est un principe qui se trouve une fois encore mis en cause. Et une question, au cœur du théâtre depuis 1791 et la première loi sur le sujet : jusqu’où va le droit d’auteur ? Ce principe, revu dans sa forme aboutie en 1957, déchire périodiquement la grande famille de la scène. Koltès, Beckett, Brecht, Claudel, Céline… Les débats se répètent, toujours violents.

Daniel Mesguich ne risque pas d’oublier « le scandale de Tête d’or », comme l’ont baptisé les historiens du théâtre. En janvier 1980, le metteur en scène présente, sur la scène du Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis, un découpage original de la pièce de Paul Claudel. Daniel Mesguich a en effet mélangé les deux versions du texte successivement rédigées par l’écrivain : « La première, plus sauvage, et la seconde, plus maîtrisée. » Il présente aussi une vision « assez personnelle » de l’œuvre. « J’y voyais à l’époque une pièce sur la montée de l’irrationnel, se souvient-il. Le spectre du fascisme et du nazisme se faufilait tout au long de la représentation. » Une bande-son fait notamment entendre, au loin, des discours de Hitler ou de l’OAS. Le metteur en scène appuie aussi sur les « références homosexuelles » du texte. Tollé le soir de la première. Dès le lendemain, les héritiers lui font savoir qu’ils ne renouvelleront pas le contrat qui les lie pour trente représentations.

Mesguich se défend, proteste. Plusieurs metteurs en scène dénoncent dans les journaux et à la télévision les « héritiers sans pudeur » et « le fléau » du droit d’auteur. En face, quatre cents auteurs, de Jean-Paul Sartre à Maurice Genevoix, signent un manifeste qui se termine par cette phrase : « Le degré de civilisation d’un pays se mesure à la protection qu’il accorde au plein exercice des droits de ses créateurs. » Et Mesguich s’incline. La tournée, prévue dans la foulée, est annulée.

Cette affaire, particulièrement retentissante, n’est pas isolée. En 2004, François Koltès, déjà, s’est opposé à la tournée du Roberto Zucco monté par Philippe Calvario à la Comédie de Reims. Un personnage avait été supprimé, remplacé par une voix off.

En1978, les héritiers du compositeur Jules Massenet ont refusé, eux aussi, de laisser Werther, monté au Festival lyrique d’Aix-en-Provence, partir en tournée. Ils jugeaient les conditions de production de l’opéra « irrespectueuses ». Les ayants droit du compositeur Franz Léhar sont allés plus loin encore : en décembre 1963, ils ont interdit La Veuve joyeuse montée par Maurice Béjart au Théâtre de la Monnaie, à Bruxelles, après la première représentation : la noirceur de la mise en scène trahissait, selon eux, cette œuvre « légère ».

Un cas extrême pour lequel les héritiers ont fait jouer le « droit moral ». En vertu de ce droit perpétuel, incessible, prévu par la loi de 1957, un héritier peut s’opposer à tout moment à la« dénaturation » d’une oeuvre. Au risque de se voir lui-même condamné pour abus. Tout autre chose est le droit patrimonial, qui permet aux héritiers « d’autoriser ou d’interdire », contre rémunération et pour une durée donnée, un projet d’adaptation. Cette seconde disposition dure soixante-dix ans, puis l’oeuvre tombe dans le domaine public.

L’usage du droit moral s’avère rarissime. Au cinéma, Anjelica Huston l’a employé pour s’opposer à la colorisation de Quand la ville dort, de son père, John Huston. Jean-Jacques Beneix a fait de même pour préserver la bande-son de Diva, lors de l’exploitation du film sur DVD. Mais, au théâtre, les conflits se concentrent sur le droit patrimonial d’« autoriser ou interdire ». « Et encore, les cas restent exceptionnels, la plupart des conflits se règlent positivement après notre médiation », insiste Linda Corneille, directrice du spectacle vivant à la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD).

Ou alors négativement, par un refus préalable des héritiers. Dans ce cas, les affaires, faute de représentations, ne s’ébruitent guère. Mais elles laissent des traces. En 1982, le metteur en scène André Engel voulait monter un spectacle autour de l’œuvre de Céline. Un projet « compliqué », mélangeant le Voyage au bout de la nuit et les trois derniers romans de l’écrivain. « J’avais rendu visite à sa veuve, lui avais présenté le projet, elle m’avait encouragé », se souvient-il. Engel se mit au travail, termina son texte, obtint le soutien du Théâtre des Amandiers, alors dirigé par Patrice Chéreau, dénicha un de ces lieux inattendus dans lesquels il aimait présenter ses productions –une mission espagnole à La Plaine Saint- Denis. Il fixa la distribution. « Quinze mois de travail, sanctionnés par un refus sans appel. Je mélangeais les textes… » Il respire. « J’ai fait une bonne déprime et un séjour à l’hôpital. »

Ce qui ne l’a pas pour autant vacciné. En 2006, André Engel a souhaité reprendre, pour le centenaire de la naissance de Samuel Beckett, un spectacle donné en 1980 au Théâtre national de Strasbourg. « Une réflexion sur le couple, d’après En attendant Godot », résume-t-il. En vain. « J’ai refusé, admet Irène Lindon, directrice des Editions de Minuit et ayant droit du poète. Beckett a écrit assez de pièces comme ça. Il n’y avait aucune raison de présenter dans le cadre du centenaire une œuvre qui n’était pas de lui. »

Ah, Beckett ! Au palmarès des conflits, l’écrivain irlandais tient indiscutablement le premier rôle. Et Irène Lindon, celui de la Walkyrie, gardienne du désir du maître. Elle assure recevoir plusieurs demandes par jour, et en accepter l’essentiel : « Mais lorsque j’ai la conviction que le projet trahit la volonté de Beckett, je refuse. » Comme, récemment encore, pour cette distribution féminine d’En attendant Godot, avec Muriel Robin et Coline Serreau…

On la déteste ? Elle assume : « Koltès et Beckett ne sont pas Molière et Racine. La plupart des spectateurs qui vont assister aux représentations découvrent l’oeuvre pour la première fois. Je dois en tenir compte. Pour moi, c’est toujours très facile de dire oui. Tout le monde est content. Mais qu’aurait pensé l’auteur ? » Un auteur qui, en l’occurrence, indiquait dans ses textes les mouvements, rythmes, décors et accessoires. Et n’hésita pas à contraindre, en 1988, la Comédie- Française à recouvrir les décors roses de Fin de partie d’une bâche grise.

Alors, fidélité à l’auteur ou liberté de l’interprète ? Dans un texte écrit en 1984, Pierre Boulez tranchait de façon radicale : « L’auteur propose, le lecteur, l’interprète, le metteur en scène dispose. La fidélité ne saurait exister. (…) L’important – non, l’essentiel ! –, au théâtre comme dans tout autre moyen d’expression, c’est la greffe, la création à partir de la proposition fournie par l’oeuvre. » Pierre Boulez, donc : compositeur, auteur et interprète. »

Nathaniel Herzberg

Le Monde du 27/05/07

 A propos du texte et de la mise en scène

Anne Ubserfeld « Le texte et la scène »

Article paru dans Le Théâtre, ouvrage collectif sous la direction de Daniel Couty et Alain Rey.

L’une des caractéristiques les plus étonnantes du texte théâtral, la moins visible mais peut-être la plus importante, c’est son caractère incom­plet. Les autres textes de fiction doivent, dans une certaine mesure, combler l’imagination du lecteur: la mansarde de Lucien de Rubempré, le jardin enchanté de La Faute de l’abbé Mouret, le champ de bataille de Guerre et Paix sont des lieux sur lesquels le lecteur reçoit assez de renseignements pour se les figurer à loisir, même si ces figurations sont individuellement assez différentes. De même, les personnages sont décrits assez fidèlement pour que le lecteur puisse vivre imaginairement avec eux. Ce travail de détermination irait contre les possibilités de la scène: il faut que la représentation puisse avoir lieu n’importe où et que n’importe qui puisse jouer le personnage.

Un exemple frappant, le début du Misanthrope, qui ne souffle mot des rapports entre les personnages et les lieux. Comment ces personnages arri­vent -ils? En courant, au pas? Lequel va devant? Où sont-ils déjà là, debout, assis? Le texte n’en dit rien. Rien non plus sur l’âge des personnages. Est –ce le même? Yen a-t-il un qui paraisse l’aîné? Lequel? Autant d’éléments sur lesquels le texte reste résolument muet. Ce sera le travail du metteur en scène de donner des réponses. Réponses absolument nécessaires: il faut bien que les personnages se présentent de telle ou telle façon. En outre, ni l’aspect ni la présentation ne sont neutres: le rapport Alceste-Philinte et, par-là, le sens même du personnage d’Alceste et de toute la pièce seront fixés dans le premier instant. Quelles que soient les modifications ulté­rieures apportées à ces premières images, elles devront s’inscrire en diffé­rence par rapport à elle. Ainsi dans la mise en scène de Jean-Pierre Vincent (Théâtre National de Strasbourg, 1977), Alceste est assis dans une sorte de certitude boudeuse, côté cour, et Philinte, debout auprès de lui, a l’air de s’excuser comme un jeune garçon pris en faute. Tout le développement ulté­rieur est déterminé par ce départ; or il est une pure création du metteur en scène: l’incomplétude du texte oblige le metteur en scène à prendre un parti.

Notes : Lucien de Rubempré est le personnage principal du roman de Balzac, Illusions perdues,La faute de l’Abbé Mouret est un roman d’Emile Zola. Guerre et Paix est un roman de l’écrivain russe Tolstoï. Quant au Misanthrope, c’est bien sûr, une pièce de Molière.

Premières: préparation à la dissertation

Nouveau texte qui peut être intéressant: il s’agit d’une lettre écrite par Bruno Boeglin (metteur en scène) adressée à Muriel Mayette (administratrice générale de la Comédie Française, et metteuse en scène pour la Comédie française du Retour au désert, la première pièce de Koltès jouée dans cette institution).

Rappelons que dans cette mise en scène, contrairement aux indications données par Koltès, le personnage d’Aziz n’est pas joué par un acteur d’origine arabe. Considérant que c’était en contradiction formelle avec les volontés de son frère, François Koltès s’est opposé à cette mise en scène, et a cherché à interrompre les représentations (voir l’article du Monde, cité auparavant). Bruno Boeglin donne ici son point de vue sur cette affaire:

Une erreur de jeunesse

C’est la fin des années soixante-dix, à Lyon. Au théâtre de l’Eldorado que je dirige, le Novothéâtre passe une commande à l’écrivain Bernard-Marie Koltès. Il s’agit pour lui d’écrire une pièce- SALLINGER- d’après des séries d’improvisations réalisées par des amis communs et extraites de l’œuvre de l’écrivain américain Jérôme-David Salinger.

Bernard Koltès accepte avec plaisir, assiste au travail d’improvisations et se retire à Paris pour écrire.
Quelques mois plus tard la pièce est écrite et mise en répétition.Bernard ne vient voir que la répétition générale et me convoque immédiatement après dans un bar près du théâtre.

–”Bruno, je t’autorise à faire des coupes dans le texte (j’en avais faites plusieurs dans les monologues), de bouleverser l’ordre des scènes (je ne l’avais pas fait), de changer le lieu des actions (je ne l’avais pas fait), mais je t’interdis d’ajouter un personnage à ma pièce (je l’avais fait), à faire jouer le rôle du Rouquin par une femme (je l’avais fait ) et surtout à ajouter du texte que je n’ai pas écrit (je l’avais fait). Si tu passes outre, j’interdis les représentations et je fais intervenir la police. C’est tout ce que j’ai à te dire. A demain soir”.

Le lendemain, la Première avait lieu sans que les interdictions de Bernard soient respectées. Elles ne le furent pas plus pour les représentations qui suivirent. Nous nous sommes réconciliés très vite.
Mais c’était l’époque des colères, des bagarres et de l’amitié. Enfin, tout rentra dans l’ordre quelques représentations plus tard quand le public et la presse jugèrent le spectacle bon et découvrirent surtout qu’un nouvel auteur de théâtre d’importance était né.

La suite tout le monde ou presque la connaît. Des chefs-d’œuvre d’écriture et de mises en scène partout dans le monde. La gloire, quoi! Et puis la disparition soudaine de Bernard en 1989 et la désignation de son frère François comme ayant droit. Un lourd et splendide héritage à gérer et à faire respecter.
Si je devais aujourd’hui remettre en scène SALLINGER, je m’appliquerais scrupuleusement à respecter toutes les interdictions de Bernard. Pourquoi? Pas par peur de François bien sûr mais parce qu’elles étaient merveilleusement justes et qu’elles le sont encore maintenant lorsqu’on lit consciencieusement le texte.

Mais malheureusement, aujourd’hui, on est loin des années cinquante, soixante et soixante-dix où ce genre de dispute se réglait à coup de paires de gifles, de chahuts dans les salles et n’encombrait pas les tribunaux!
Parce que ce qui se passe là, entre François et toi, semble bien tirer le théâtre du coté de l’art marchand et de l’amour idiot des Américains à régler leurs litiges devant la justice. Et en France, c’est la tout à fait respectable Comédie-Française qui, dix ans plus tard comme toujours, prend exemple sur les Etats-Unis d’Amérique”.

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