Roberto Zucco: Explication n°4: Zucco au soleil, scène 15

Introduction :

Dernière scène de la pièce, « Zucco au soleil » fait directement suite à l’arrestation du personnage, et renvoie à la première scène : on retrouve la prison de cette première scène, il s’agit là encore d’une évasion, mais définitive cette fois, puisque nous assistons à la mort de Zucco. Cette scène est directement inspirée par un fait réel : Roberto Succo s’est effectivement réfugié pendant un long moment sur le toit de la prison où il était enfermé. Devant les journalistes et les photographes, il a nargué les autorités, avant de se blesser en tombant. Mais ce n’est que plus tard qu’il s’est suicidé, une fois revenu à l’asile psychiatrique. Koltès avait été très impressionné par cet épisode, et il en fait ici l’aboutissement de la pièce : dans cette dernière scène, la mort du personnage ne peut que coïncider avec son héroïsation.

Dispositif scénique proposé par Denis Marleau en 1993

 I La représentation comme cérémonie

 La lecture de la scène nous  permet rapidement de comprendre que cette scène n’a de force véritable que dans le cadre de la représentation : le texte des personnages n’est ici qu’un élément et toutes les ressources du théâtre doivent s’ajouter à lui pour que cette scène atteigne son but : faire voir l’apothéose de Zucco (tout autant que sa chute définitive). De fait, on ne peut qu’être frappé des multiples difficultés que pose cette scène à un metteur en scène. Dernière scène de la pièce, elle est l’épreuve ultime pour le metteur en scène : réussie, elle signe son succès ; peu convaincante, elle fait plonger la représentation toute entière.

 1)      Les personnages

 Première difficulté : seul Zucco est visible ainsi que l’indique la première didascalie : « On ne voit personne, pendant toute la scène, sauf Zucco quand il grimpe au sommet du toit ». Il faut donc que le comédien parvienne à concentrer sur lui toute l’attention des spectateurs, alors qu’il n’a lui même que peu de texte à prendre en charge. Ainsi toute la première partie de la scène n’est qu’une annonce de son arrivée : on n’entend seulement les voix des prisonniers et celles des gardiens qui alterne :

 « On a l’air de cons » GARDIEN

« Vous avez l’air de cons » PRISONNIER

 « Il faut chercher dans les recoins de couloir » GARDIEN

« Il doit être planqué quelque part » GARDIEN

« Il doit être recroquevillé dans un cagibi et il tremble » GARDIEN

 « Pourtant ce n’est pas vous qui le faites trembler » PRISONNIER

« Zucco n’est pas en train de trembler mais de se foutre de votre gueule » PRISONNIER

« Zucco se fout de la gueule de tout le monde » PRISONNIER

 Sa présence devra être d’autant plus forte que la didascalie « torse et pieds nus » le livre pour ainsi dire totalement au regard du spectateur.

 2)      La représentation du lieu

« Le sommet des toits de la prison » : on retrouve ici la même difficulté que dans la scène 1 : la représentation ne peut se faire sans un dispositif scénique fondé sur la hauteur. Ce problème de hauteur se retrouve avec les didascalies relatives au soleil : « Le soleil monte » (x 2). L’espace de la représentation se doit donc très vaste et nécessite des infrastructures importantes : l’élévation de Zucco est à voir par le spectateur. Nombre de metteurs en scène choisissent ainsi de représenter Zucco s’élevant à travers une sorte de cage métallique (cf. Mise en scène de Denis Marleau), voire utilisent une plate-forme capable de s’élever de plusieurs mètres vers le haut (Mise en scène de Philippe Calvario).

Mise en scène de Denis Marleau

 3)      La représentation des éléments météorologiques

 La mort de Zucco est évoquée par le déchaînement  du vent et l’éblouissement du soleil : les didascalies marquent la progression : « Le soleil monte, brillant, extraordinairement lumineux », « le soleil monte, devient aveuglant comme l’éclat d’une bombe atomique » ; « Un grand vent se lève », « un vent d’ouragan ». Les deux comparaisons utilisées par Koltès, l’ouragan et la bombe atomique sont évidemment très parlantes, mais difficiles à mettre en œuvre sur une scène de théâtre. Le choix d’un éclairage frontal très blanc directement tourné vers le public est souvent privilégié. Le vent est évoqué par le son ainsi que par des fumées. Ainsi, il est clair que cette dernière scène se doit d’être impressionnante pour le spectateur. De ce point de vue, on a le sentiment de revenir aux fondements du théâtre, la représentation comme moment solennel, voire religieux. De fait, Koltès ici n’hésite pas à s’appuyer sur des éléments premiers de la tragédie grecque : la confrontation du chœur et du héros.

 II La redécouverte du chœur

« Les voix » sont présentes tout au long de la scène et forment effectivement un choeur. Cependant Koltès les utilise chronologiquement de 3 manières différentes, et cela lui permet d’embrasser en une seule scène toutes les fonctions traditionnelles du chœur antique, dans son rapport complexe avec le héros.

 1)      Prisonniers et gardiens

 Le rôle du chœur est assumé ici par les voix des prisonniers et des gardiens, avant l’entrée en scène du personnage principal, leur absence sur scène reprend la norme classique du théâtre grec qui veut que les choristes et les personnages n’évoluent pas dans la même aire de jeu (les acteurs évoluent à l’arrière plan, en hauteur (devant la skène, la baraque servant de coulisses), tandis que le choeur se déploie dans l’orchestra, à l’avant, plus près des spectateurs. On pourrait presque parler ici de « parodos », i.e le chant entonné par le chœur lors de sa première apparition. Le rythme y est traditionnellement vif).

Dans la première partie de la scène, K mêle à peu près à parts égales gardiens et prisonniers et joue de leurs oppositions : ainsi les gardiens vouvoient Zucco : « Que faites vous là ? », « Descendez immédiatement », « Zucco, vous êtes fichu », alors que les prisonniers le tutoient : « Zucco, Zucco, dis nous comment tu fais pour ne pas rester une heure en prison », « comment tu fais ? ».

De cette façon se développe une sorte de chant alterné, qui procède par reprises systématiques :

  • « Mais qui le gardait ?/ Qui en avait la charge ? » (Double question, allitérations construites en chiasme)
  • « Il faut chercher dans les recoins de couloir » (Allitération en r, k, assonance en oi)
  • « Il doit être planqquelque part . Il doit être recroquevillé dans un cagibi, et il tremble » (Anaphore, allitération en p et q)

Cette reprise vaut également pour le vocabulaire : trembler utilisé trois fois, « se foutre de votre gueule » également 3 fois, « être fichu » : « Zucco est fichu », « Zucco est peut-être fichu », « Zucco, Zucco vous êtes fichu ».

Mais dans ce premier temps, le mélange des prisonniers et des gardiens créent un effet presque comique (le gendarme et le voleur), d’autant plus que le vocabulaire se veut extrêmement familier (« l’air de cons », « foutre de votre gueule »). Ce parti-pris comique permet à Koltès de mettre en valeur l’arrivée de Zucco : la scène bascule alors et l’on retrouve pleinement le chœur de la tragédie.

 2)      La confrontation au héros

 Le rôle du chœur antique est de dialoguer avec le héros : personnage qui dépasse l’humain, le héros est par nature difficilement compréhensible dans ses actes et dans ses réactions : le chœur  est là pour le faire parler et l’interroger : ainsi les questions se multiplient :

« Zucco, Zucco, dis nous comment tu fais pour ne pas rester une heure en prison ? »

« Comment tu fais ? »

« Par où as-tu filé ? Donne nous la filière »

« Et les gardiens ? »

« D ‘où te vient ta force, Zucco, d’où te vient ta force ?»

Les répétitions deviennent ici plus nettes (des phrases entières et non plus des mots) : prière ou supplication, comme à une sorte de Dieu.

Cependant dans la confrontation, le chœur peut exprimer aussi son désaccord devant la démesure du héros : deux questions manifestent ici les réticences des prisonniers eux-mêmes:

« Mais ton père, et ta mère, Zucco. Il ne faut pas toucher à ses parents »

« Mais un enfant, Zucco ; on ne tue pas un enfant… » (là encore, la répétition de la construction de la phrase suggère la mélopée, le chant).

Dans la tragédie grecque, les réticences du chœur devant le comportement du héros n’excluait pas la compassion devant les malheurs dont il était accablé (par exemple, dans Œdipe-roi). Mais chez Koltès , il n’y a pas de compassion, et si les prisonniers semblent admirer Zucco au début de la scène, ils se révèlent vite incapables de le comprendre : le chœur représente bien l’humanité ordinaire, dont Zucco s’échappe.

 3)      L’humanité ordinaire

 Ainsi très vite, le chœur redevient symbolique d’une humanité banale et vulgaire : tous les éléments mythiques du personnage (l’assimilation à Goliath ou à Samson) sont rabaissés de manière triviale: « un truand marseillais » « une vraie bête…Il pouvait casser la gueule à dix personnes à la fois » « il s’est fait baiser par une femme ».

Les détails même de l’histoire sont évoqués platement : « Non, avec une mâchoire d’âne. Et il n’était pas de Marseille », « Dalila. Une histoire de cheveux. Je connais ». Même la critique finale des femmes est banale :

« Il y a toujours une femme pour trahir »

« On serait tous en liberté sans les femmes (répétition : toujours/tous ; passage du singulier au pluriel : le renchérissement médiocre de la misogynie ordinaire.

Peu étonnant dès lors que dans la dernière partie de la scène, Zucco soit seul face à un chœur qui ne comprend rien, et qui accumule les incompréhensions (phrases la plupart du temps interrogatives ou négatives :

« On ne voit rien »

« Le soleil nous fait mal aux yeux. Il nous éblouit »

« On ne voit plus rien. Il y a trop de lumière »

« Le quoi ? Le soleil a un sexe ? »

« Qu’est-ce qui bouge ? Je ne vois rien bouger, moi. »

« Comment voudrais-tu que quelque chose bouge ? »

Les reprises et les répétitions suggèrent ici une parole figée, caractéristique d’une humanité elle –même figée : « Tout y est fixé depuis l’éternité, et bien cloué, bien boulonné ». Zucco apparaît ainsi comme le seul capable de mouvement, le seul en quête d’élévation, même si comme tout héros sa démesure le conduit à la mort.

Lucas Cranach (1472–1553

Samson et Dalila

Metropolitan Museum (New York)

 III L’héroïsation du personnage

1)      Le refus de l’humanité ordinaire

 Cette dernière scène reprend les caractéristiques du personnage telles qu’elles se sont dessinées tout au long de la pièce :

  • le mouvement (? immobilisme, mort) : « Quand j’avance, je fonce »
  •  la recherche de l’élévation, le refus de l’horizontalité : « Il ne faut pas chercher à traverser les murs, parce, qu’au delà des murs, il y a d’autres murs, il y a toujours la prison » (la répétition par 3 fois du mot « mur » dans la phrase mime un surgissement permanent). Idem : « Il faut s’échapper par le haut vers le soleil ».
  • La force, mais qui va être ici associée à la solitude : « Je suis solitaire et fort », « je ne vois pas les obstacles », « je ne les ai pas vus » (la confusion qui s’établit, par l’utilisation de la même formule « ne pas voir », entre les « obstacles » et les « autres animaux » montre bien que pour Zucco, il ne peut y avoir aucune communication avec quiconque. A preuve le fait qu’il n’ait pas « d’ennemis », le terme suggère une égalité humaine)

Ces différents éléments créent l’inhumanité de Zucco, et l’on retrouve dans cette scène l’assimilation du personnage à un animal : « je suis un rhinocéros », « j’écrase les autres animaux ». Cette inhumanité permet à Zucco d’échapper à tout critère moral « ordinaire » : « il est normal de tuer ses parents » (le meurtre symbolique de ses parents est ici considéré comme devant être effectif), « j’écrase les autres animaux non pas par méchanceté mais parce que je ne les ai pas vus » (noter l’emploi du lexique enfantin de la méchanceté).

Si bien qu’à terme, Zucco apparaît comme un être hybride, une créature animale et gigantesque dont la force relève tout autant du héros tragique grec que de l’abominable Hulk : ainsi de cette réplique « De toute façon, je pourrais en prendre cinq dans une seule main et les écraser d’un coup », dont la démesure prête finalement à sourire.

Le Caravage (1571-1610) , David tenant le tête de Goliath

Galerie Borghèse, Rome

 2)      Un héros solaire

 Zucco se revendique comme lié au soleil, dont il obtient la consécration : la dernière partie de la scène évoque une expérience proprement mystique et Koltès a utilisé les paroles d’une liturgie de Mithra (divinité orientale que l’on assimile souvent à Hélios, le soleil). Les didascalies montrent que Koltès invite le spectateur à partager cette expérience d’illumination et d’extase :

« Le soleil monte, brillant, extraordinairement lumineux. Un grand vent se lève »

« Un silence complet s’établit dans la cour »

« Un vent d’ouragan se lève »

« Le soleil monte, devient aveuglant comme l’éclat d’une bombe atomique »

Ainsi le spectateur est témoin de l’héroïsation de Zucco, héroïsation qui passe bien sûr par sa mort : répétition par deux fois : « Il est fou. Il va tomber » avec effet de ralenti (deux voix différentes pour la reprise), et dernière réplique de la pièce : « Il tombe » avec précision de la didascalie : « criant ».

 3)      Les modèles héroïques

 Quels modèles proposer pour cette héroïsation ? De multiples possibilités sont offertes. La scène elle-même renvoie à deux héros bibliques : Goliath (le géant), et Samson (références que Koltès a lui-même évoquées à propos de Zucco).

On peut aussi penser au héros tragique : celui qui, pour avoir commis quelque grande faute se retrouve plongé dans le malheur : Œdipe ou encore Prométhée (enchaîné pour avoir désobéi et choisi les hommes contre les dieux). On peut également penser à Icare, dont les ailes se détachent sous l’action du soleil (Deux interprétations possibles du mythe : la révolte contre le père qui recommande la prudence, la volonté d’idéal, mais qui tombe dans la témérité ou qui cherche à braver les interdits).

Odilon Redon, (1840-1916) La chute d’Icare (Collection privée)

 Enfin, on peut aussi penser que cette dernière scène est une mise en abyme du théâtre lui-même : comment le théâtre, par tous les moyens qui lui sont donnés (écriture, mais aussi mise en scène) transfigure un criminel schizophrène en héros dont la trajectoire est tout autant obsédée par la lumière que par la mort.

 Conclusion :

 Une scène d’autant plus frappante qu’elle est une fin à de multiples égards : fin de la pièce, mais aussi dernières paroles de Koltès lui-même . derrière la mort de Zucco, c’est bien la sienne qu’annonce cette scène. Les derniers mots « Il tombe » sont suffisamment significatifs, et l’évocation de « l’éclat d’une bombe atomique » suggère une destruction fulgurante, peut-être dans l’espoir d’échapper à une déchéance lente, douloureuse et inexorable. Après quoi le silence est de rigueur.

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