Premières: le Hussard sur le toit, explication n°2

Chapitre 6

de « Bien longtemps avant que le soleil ne se lève… » à « par une recrudescence terrible de la mortalité ».

Le choléra: représentation allégorique

Introduction

Le chapitre VI donne son nom au roman : c’est en effet au cours de celui-ci, qu’Angelo, menacé d’être lynché par les habitants de Manosque qui croient en l’existence d’empoisonneurs  venus répandre les germes du choléra dans les fontaines de la ville, se réfugie sur les toits d’où pendant plusieurs jours il observe ce qui se passe en bas. Lors de son premier jour sur les toits, il est témoin des réactions violentes ou superstitieuses de la population. Tout en explorant les toits, il réussit à se procurer de quoi boire et manger et finit par s’installer sur la rotonde d’une église. Dans ce passage, au lendemain de cette première journée, Angelo voit se former une procession organisée vers un ermitage en dehors de la ville, afin de conjurer le mal représenté par le choléra.

Dans quelle mesure cette description apparaît-elle comme une critique violente de la réponse religieuse apportée à l’épidémie ?

I Un point de vue partiel

1      Les sensations du narrateur

Le passage est construit sur une focalisation interne : la procession est décrite d’après les perceptions que peut en avoir Angelo, installé sur la rotonde de l’église.  Ces perceptions sont de plusieurs ordres :

  • Sensations auditives

« Une petite cloche se mit à sonner » – « en silence » -« la cloche sonna longtemps des coups espacés » – « la cloche qui continua à sonner à grands hoquets »

  • Sensations tactiles

« le petit vitrail commença à transmettre par le tremblement de ses verres dans leurs cercles de plomb »

  • Sensations visuelles

« Angelo vit » « les rues qu’il voyait en enfilade »

2      Les limites de ses sensations

De fait cette description est limitée par la situation du personnage : il est tout d’abord tributaire de la lumière : « la lumière encore relativement limpide permettait de voir », cette première vision matinale s’opposant à l’aveuglement que provoque le lever du soleil : « tout disparut dans cet orage éblouissant de blancheur ».

Mais il est surtout limité par sa position : installé sur la rotonde, il ne peut voir l’intérieur de l’église : « une sorte d’agitation qui bougeait dans les profondeurs de l’église », l’imprécision du vocabulaire traduit l’ignorance d’Angelo.

De nombreux éléments évoquent également l’éloignement et la petitesse des objets ou des personnes décrites depuis la hauteur où se situe Angelo. Cette hauteur est évidemment symbolique : situé entre le ciel et la terre, au dessus de la mêlée humaine, le hussard peut juger et apprécier les attitudes humaines à leur juste valeur.

II Le jeu des contrastes : des hommes vaincus par le soleil

1      Lenteur et difficulté de la procession

L’organisation et le déroulement de la procession sont décrits de manière extrêmement précise, et cette précision, en décomposant l’action, en accentue la lenteur : on a donc d’abord le bruit de la cloche, l’agitation intérieure, l’ouverture des portes, l’apparition des enfants, l’arrivée des femmes, le départ de la procession, son cheminement sur le chemin de l’ermitage. De nombreux adverbes de temps appuient cette lenteur : « bien longtemps avant », « Au bout d’un moment », « longtemps », « enfin », « puis », « puis ». De même, de nombreux verbes insistent sur la mise en mouvement, le début difficile de l’acte à accomplir : « se mit à sonner », « commença à transmettre », « commencèrent à souffler », « se mit en marche ».

L’emploi du verbe attendre à l’imparfait « trois prêtres…qui attendaient » va dans le même sens et suggère la difficulté de cette mise en route. Le caractère pénible de la procession est également marquée par l’emploi de « gravir », accompagné de la précision « lentement », dans l’expression « gravissaient lentement le tertre ».

2      Force et brutalité du soleil

A l’inverse l’apparition du soleil est présentée comme rapide : à la proposition subordonnée introduite par « pendant que », à l’imparfait  s’oppose la proposition principale : « le soleil se leva d’un bond », proposition beaucoup plus brève,  au passé simple, avec un complément de manière qui s’oppose bien sûr  au « lentement » de la subordonnée, mais qui tend également avec le verbe « lever » à personnifier la force même du soleil.

De fait une seule phrase évoque cette puissance : deux verbes d’action au passé simple « saisit », « fit crouler » montrent la rapidité de son action, et si Giono réutilise l’expression « se mit à », ce début d’action est aussitôt suivie d’un aboutissement porté à son terme « tout disparut ».

La couleur blanche caractérise la force du soleil, présentée par trois métaphores : «des craies, des plâtres, des farines », et la violence de ce déversement est appuyée par l’emploi des pluriels ainsi que par le verbe « crouler » ou la précision « en avalanche ». De manière assez surprenante, l’action du soleil est ainsi présentée par des termes qui évoquent le froid et l’eau : l’avalanche fait songer à la neige, et l’expression « cet orage éblouissant de blancheur » renvoie à l’élément liquide. Ce mélange des éléments donne encore plus d’ampleur à ce déploiement de la chaleur et de la lumière, symbolique de la propagation du choléra.

De fait, le vocabulaire utilisé pour évoquer la suite de la procession est éloquent : « disparaître », « à grands hoquets », « elle se tut ». On est toujours dans le vocabulaire de la mort et de l’agonie.

Mais non content de signifier la mort des hommes, leur faiblesse face à la nature et à la maladie, Giono va plus loin : il remet en cause l’humanité et la religion, en opérant un renversement des valeurs radical.

Représentation allégorique du choléra

III Le renversement des valeurs

1      La déshumanisation des hommes

Ce passage pousse à l’extrême le procédé même de la vision en hauteur : les êtres humains apparaissent minuscules et dérisoires, réduits avant tout à la couleur : « des enfants vêtus de blanc », « quelques femmes noires comme des fourmis », « trois prêtres recouverts de carapaces dorées ». On note ici l’emploi d’une comparaison : les femmes sont comparées à des fourmis et une métaphore, le vêtement des prêtres est assimilé à une « carapace », ce qui animalise les religieux, et amène à considérer leur fonction comme un moyen de se protéger eux-mêmes, une carapace qui les isole du monde extérieur.

Dans la suite du texte, Giono reprend et accentue cette déshumanisation : les personnages ne sont plus désignés que par leurs vêtements : « les enfants vêtus de blanc et qui portaient des bannières » deviennent « des bannières blanches » (métonymie), les femmes ne sont plus que « des fourmis noires » (la comparaison est devenue métaphore), et les prêtres « des carapaces qui malgré l’éloignement, restèrent dorées » (la métaphore concerne maintenant les prêtres et non plus les vêtements). L’expression finale « tous ces petits insectes » réunit dans la même métaphore dévalorisante tous les participants à la procession, preuve même de son inefficacité et de son ridicule.

2      L’animation des objets

Mais le procédé est poussé à l’extrême dans la mesure où sil les humains sont réduits à des insectes, en revanche les objets s’animent d’eux-mêmes, comme si tout repère disparaissait : « une petite cloche se mit à sonner », « le petit vitrail commença à transmettre », « une agitation qui bougeait dans les profondeurs de l’église », « les grands portes…s’ouvrirent », « les portes des maisons commencèrent à souffler ».

On a déjà vu que le soleil était personnifié à son lever, mais l’emploi des métaphores (craie, farine ou plâtres) l’assimile lui aussi à un homme, un plâtrier ou un boulanger, chargé de faire le pain (l’utilisation de « pétrir » va dans le même sens). On voit donc que l’ordre est totalement modifié : les objets et le paysage s’animent, tandis que les hommes sont réduits à l’état d’insectes.

3      Dérision et critique

La dérision va plus loin encore. D’abord parce que le nombre de participants à la procession est très réduit lui-même : « quelques femmes », « une cinquantaine en tout et pour tout » (l’expression adverbiale minimise encore plus le nombre). De fait tout ce qui va qualifier la religion va être affecté ici de ce caractère de petitesse : « une petite cloche », « le petit vitrail », « un ermitage semblable à un osselet » (la comparaison évoque à la fois la mort et le jeu d’enfant). Les seuls objets caractérisés par la grandeur sont « les grandes portes  sur lesquelles on avait vainement frappé la veille ». Il s’agit bien de dénoncer ici la petitesse morale, l’absence de charité et de compassion. Lorsqu’on vient demander de l’aide à l’église, les portes sont fermées, tant la peur de la contagion est importante.

La procession apparaît comme une réponse dérisoire à l’épidémie de choléra. L’église au lieu de répondre aux besoins des hommes se cache derrière la hiérarchie (importance de l’ordre dans le déroulement de la procession, avec l’accumulation des adverbes de temps « et puis », « puis ») et l’apparence (la métaphore des « carapaces dorées »).

La dernière phrase, sèche et brutale,  constitue un paragraphe à elle seule et apparaît comme une terrible réponse à cette tentative dérisoire de la religion pour contrer la maladie. Elle rappelle la conclusion faite par Voltaire dans candide après la cérémonie de l’autodafé.

Conclusion

La position d’Angelo, perché sur les toits de Manosque, lui offre un point de vue privilégié sur les comportements humains lors de l’épidémie. Mais la question de la hauteur est surtout à prendre au sens moral. Réfugié près de l’église, le hussard n’assiste qu’à des scènes qui trahissent l’insensibilité profonde d’une religion qui ne cherche pas à secourir les hommes, mais se réfugie vers des pratiques inscrites dans des traditions conservatrices et finalement bien peu différentes des superstitions populaires déjà évoquées par le roman (le passage de la comète ou la forme des nuages). Le choléra, lui, continue sa progression foudroyante dans des populations dont l’église ignore les appels au secours.

Texte complémentaire: Voltaire, Candide

« COMMENT ON FIT UN BEL AUTO-DA-FÉ POUR EMPÊCHER LES TREMBLEMENTS DE TERRE, ET COMMENT CANDIDE FUT FESSÉ

Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts de Lisbonne, les sages du pays n’avaient pas trouvé un moyen plus efficace pour prévenir une ruine totale que de donner au peuple un bel auto-da-fé ; il était décidé par l’université de Coïmbre que le spectacle de quelques personnes brûlées à petit feu, en grande cérémonie, est un secret infaillible pour empêcher la terre de trembler.

On avait en conséquence saisi un Biscayen convaincu d’avoir épousé sa commère, et deux Portugais qui en mangeant un poulet en avaient arraché le lard : on vint lier après le dîner le docteur Pangloss et son disciple Candide, l’un pour avoir parlé, et l’autre pour avoir écouté avec un air d’approbation : tous deux furent menés séparément dans des appartements d’une extrême fraîcheur, dans lesquels on n’était jamais incommodé du soleil ; huit jours après ils furent tous deux revêtus d’un san-benito, et on orna leurs têtes de mitres de papier: la mitre et le san-benito de Candide étaient peints de flammes renversées et de diables qui n’avaient ni queues ni griffes ; mais les diables de Pangloss portaient griffes et queues, et les flammes étaient droites. Ils marchèrent en procession ainsi vêtus, et entendirent un sermon très pathétique, suivi d’une belle musique en faux-bourdon. Candide fut fessé en cadence, pendant qu’on chantait ; le Biscayen et les deux hommes qui n’avaient point voulu manger de lard furent brûlés, et Pangloss fut pendu, quoique ce ne soit pas la coutume. Le même jour la terre trembla de nouveau avec un fracas épouvantable.

 

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