Latin (terminales): Sénèque, lettres à Lucilius, VIII, 70, § 4 à 7

De « Itaque sapiens vivet… » à nil posse fortunam ».

Introduction

Ecrites à la fin de sa vie, alors que Sénèque s’est retiré de la vie impériale, destinées à diriger Lucilius dans son approche du stoïcisme, les Lettres du même nom s’interrogent à une époque difficile (le règne de Néron, et les dernières années de la dynastie des Julio-Claudiens) sur le comportement à adopter face aux épreuves de la vie. La lettre 70 plus particulièrement réfléchit sur le suicide et le justifie dans la mesure où il apparaît avant tout comme la liberté du sage. Il s’inscrit aussi dans une tradition philosophique où depuis la cigüe acceptée par Socrate, le sage se définit par son courage face à l’adversité. Caton d’Utique, autre figure du stoïcisme, a également préféré la mort à la soumission à César.

Statue de Sénèque à Cordoue, sa ville natale

De quelle manière Sénèque légitime-t-il le suicide ?

Nous verrons dans un premier temps que le texte s’adresse avant tout au sage, c’est-à-dire à celui qui combine réflexion et exigence morale. Puis nous montrerons qu’il s’agit de préserver sa liberté face à la toute puissance de la fortune. Et enfin, nous envisagerons de quelle manière Sénèque déprécie la vie et cherche à rendre le suicide moins terrible qu’il n’est.

I Un interlocuteur spécifique : la figure du sage

Il est tout d’abord très clair que Sénèque ici s’adresse au sage  (le terme de sapiens est utilisé dès la première ligne), et qu’il veut lui proposer une ligne de conduite (le texte multiplie les emplois du futurs, particulièrement au début : « vivet », « videbit », « victurus sit », « acturus »).

 Deux éléments vont  caractériser le sage.

  • Il se définit par la lucidité et la réflexion :

 On note ainsi des verbes comme « videbit », « circumspicit » (le champ lexical du regard) ou « cogitat »/ « cogitem », « existimat »/ « existimo » (champ lexical de la pensée).

  • Il obéit à une éthique morale.

Le vocabulaire est celui du devoir : le verbe « debet » apparaît à la première ligne, et Sénèque emploie trois adjectifs verbaux à valeur d’obligation : « desinendum est »,  « speranda sunt »/ « emenda sunt ». Même s’ils évoquent ce que ne doit pas faire le sage, on reste dans la notion d’obligation, de devoir lié à une morale qui conteste l’argument du possible (emploi de « potest » et de « licet »).

De la même manière, Sénèque emploie des termes impliquant un jugement moral : « bene autem mori », « male vivendi periculum », « effeminatissimam », « turpi infirmitatis confessione ». Il développe une éthique de la qualité («  qualia vita ») et non de la quantité (« quanta »).

Cette figure du sage, on remarque également qu’elle finit par se confondre avec Sénèque lui-même. Le texte débute à la troisième personne, et s’achève à la première : « existimo », « ego cogitem ».

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Sénèque, Lettres à Lucilius
Copie destinée à l’étude avec ajouts et remaniements
Région de la Loire (?), 1ère moitié du IXe siècle.
http://classes.bnf.fr/livre/grand/1001.htm

II La toute-puissance de la fortune

Les Stoïciens, on le sait, considèrent que les choses qui ne dépendent pas de nous sont un obstacle au bonheur, mais que leur acceptation par un effort de la volonté nous délivre de cette emprise. Cette inquiétude face aux événements sur lesquels nous n’avons aucun pouvoir , nous la retrouvons ici à plusieurs reprises.

  • La « fortuna »

Le terme est employé trois fois dans le texte : « fortuna coepit illi suspecta esse » «In eo [..] omnia posse fortuna », « in eo[…] nil posse fortuna ». On note qu’à chaque fois le terme est sujet de l’action, et que l’être humain est en position de subir cette action. Le terme de « necessitate » est aussi utilisé pour montrer la toute-puissance de la fortune.

 Quant à l’évocation de son action (renversements politiques, bouleversements climatiques, maladies ?), elle n’est envisagée que très vaguement : « si multa occurrunt molesta et tranquillitatem turbantia » : si se produisent de nombreux événements désagréables et qui bouleversent sa quiétude ». A cet égard, Sénèque fournit peu d’indications, même s’il suggère une tolérance très légère face à l’adversité: « nec hoc tantum in necessitate ultima facit, sed cum illi coepit suspecta esse fortuna… » : « et il n’agit pas seulement dans un état de nécessité extrême, mais dès que la fortune commence à lui être suspecte… ».

Ainsi, le sage doit passer en revue de manière extrêmement minutieuse toutes les circonstances de sa vie: « ubi victurus sit, cum quibus, quomodo, quid acturus » : le lieu, les gens avec lesquels il vit, la manière de vivre, les activités exercées. Par cet examen, il refuse d’accepter les aléas de la fortune, il refuse de se soumettre à elle.

  • La métaphore du prisonnier et du tyran

L’anecdote du Rhodien est intéressante à plus d’un titre : d’abord parce qu’elle est le contre-exemple de ce que le sage doit faire : tout accepter de fa fortune, y compris l’avilissement moral et la dégradation physique. Mais aussi parce qu’elle illustre métaphoriquement l’attitude de l’homme face à la tyrannie de la fortune, tyrannie qu’il doit refuser par la mort. Le Rhodien s’appelle en fait Télesphore et a été victime de Lysimaque, général d’Alexandre le Grand, qui devint roi de Thrace et de Macédoine (fin du IV siècle, début du III siècle avant J.C). Sénèque  mentionne déjà son cas, dans le De ira (sur la colère), III, 17, 1 à 4.

[3,17]

(1) Telle fut, dans la colère, la férocité des rois barbares, chez qui n’avaient pénétré ni l’instruction ni la culture des lettres. Mais voyez ce roi, sorti du giron d’Aristote, cet Alexandre, qui, dans un banquet, perça de sa main Clitus, son cher Clitus, son compagnon d’enfance, parce que, peu disposé à le flatter, celui-ci ne se prêtait pas volontiers à passer de la liberté macédonienne à la servitude asiatique.

(2) Il livra à la rage d’un lion Lysimaque qu’il aimait à l’égal de Clitus. Ce Lysimaque, échappé par un bonheur inouï à la dent de la bête féroce, en devint-il plus doux lui-même, lorsqu’il régna ?

(3) Il mutila Télesphore, de Rhodes, son ami, en lui faisant couper le nez et les oreilles, et le nourrit longtemps dans une cage, comme quelque animal rare et extraordinaire. Ce n’était plus qu’une sorte de tronc vivant, qu’une plaie difforme, et n’ayant plus rien de la face humaine. Puis les tourments de la faim, et l’affreuse saleté de ce corps, réduit à pourrir dans sa propre fange,

(4) accroupi sur ses genoux et sur ses mains calleuses, qui lui servaient forcément de pieds dans son étroite prison ; puis encore ses flancs ulcérés par le frottement des barreaux : tout en lui formait un spectacle aussi révoltant qu’effroyable. Son supplice en avait fait un monstre qui repoussait même la pitié. Mais si ce malheureux avait perdu la figure de l’homme, son persécuteur en avait moins encore gardé le caractère.

Dans ce passage, le philosophe critique Télesphore qui préfère cette vie à la mort. Il le caractérise avec deux verbes au passif : « conjectus esset », « aleretur », preuve qu’il n’est plus maître de lui-même, et l’assimile à un animal : d’abord avec l’emploi de « in caveam », dans une cage, puis avec la comparaison explicite « tamquam ferum aliquod animal », le terme « animal » étant appuyé par la précision « ferum », sauvage. Cette impuissance scandaleuse, on la retrouve avec l’adjectif « effeminatissimam », et avec « infirmitatis », la faiblesse dont Sénèque refuse d’être accusé.

III La dépréciation de la vie

Dès le début des Lettres à Lucilius, Sénèque avait eu à répondre à l’objection de Lucilius, effrayé par l’approche de la mort. Ici c’est avant tout la durée de la vie qui est dépréciée.

  • Le refus de la quantité

Quatre formules viennent appuyer ce refus : deux viennent juger indifférent de mourir à un moment ou à un autre : « nihil existimat sua referre […]tardius fiat an citius », « il tient pour chose indifférente… de mourir plus tard ou plus tôt », « citius mori an tardius ad rem non pertinet », « l’affaire n’est pas de mourir plus tôt ou plus tard ». On peut noter ici que Sénèque passe de l’opinion du sage à une vérité générale. Explication ou conséquence de cette affirmation, la durée n’est pas un élément auquel il faut attacher de l’importance. Là encore, deux formules : « non tamquam de magno detrimento », « c’est qu’il n’appréhende pas un sérieux dommage », « nemo multum ex stilicidio potest perdere » « une goutte d’eau tombant du toit n’est pas grande perte »[1]. On retrouve le passage de l’opinion du sage à une vérité générale, qui s’appuie aussi sur l’image, « stilicidio » la goutte d’eau qui tombe du toit.

  • La mort comme libération

En parallèle, Sénèque propose une vision positive du suicide : d’abord parce qu’il est évoqué de manière très euphémistique : « emittit se », « il s’affranchit », « numquid desinendum sit », « s’il ne doit pas en finir », « faciat finem an accipiat », « de faire ou de recevoir sa fin ». La réalité, le verbe « mori » n’intervient que tardivement dans le passage. Ensuite parce que le suicide est bien relié à l’idée de mouvement (« desino », « effugere ») et donc à l’idée de liberté, ce que traduit bien le verbe « se emittere » qui veut dire laisser échapper, et que l’on emploie pour désigner l’action d’affranchir les esclaves. Quant à l’opposition finale du passage « qui vivit »/ « qui scit mori », elle s’affirme clairement par l’antithèse « omnia »/ « nil » comme différence entre esclavage et libération, « omnia posse fortuna »/ « nil posse fortuna ».

  • Sous le signe de la négation

Mais il n’en reste pas moins que cette défense du suicide, considéré comme la liberté du sage se fait essentiellement par l’emploi de formules négatives : 7 négations simples « non quantum… », « non quanta », « nec hoc quantum… », « non tamquam de magno… », « Non pertinet… », « non…emenda est », « Non veniam », et trois négations composées : « nihil existimat… », « Nemo multim ex stilicidio… », « nil posse fortunam… ».  On a le sentiment de la part de Sénèque d’un effort constant pour se persuader lui-même, témoignage d’une inquiétude personnelle face à un avenir incertain, affirmation difficile de la supériorité de la pensée sur la force, du philosophe sur le tyran.

Conclusion

Ce passage, bien sûr, prend une particulière acuité, si l’on songe à la mort même de Sénèque, contraint au suicide par Néron, et inscrivant ainsi sa mort dans la lignée de Socrate et de Caton d’Utique. La mort volontaire, expression que certains préfèrent au terme de « suicide », que la condamnation chrétienne postérieure aurait doté de connotations très négatives, apparaît ici comme le dernier acte libre d’un homme condamné. A cet égard, elle manifeste une exigence morale presque aristocratique : le refus de la soumission, de la passivité, de tout ce qui, à tort ou à raison ravalerait l’homme à la condition inférieure de l’animal, prisonnier d’un instinct de vie prêt à tous les avilissements.


[1] Les traductions dans ce paragraphe sont de Paul Veyne, Sénèque, Œuvres complètes, collection Bouquins, Robert Laffont, p.781).

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