Flaubert, Madame Bovary, explication n°3, la lettre de Rodolphe

II Partie, chapitre XIII

De « Allons, se dit-il, commençons! » à « Elle lui parut bonne »

Introduction

Le départ d’Emma Bovary avec son amant Rodolphe Boulanger est prévue pour le lundi 4 septembre, leur liaison ayant débuté à l’automne de l’année précédente. Cependant le jeune homme n’a aucunement l’intention de partir avec Emma et de s’encombrer d’elle. Le lecteur pressent que la rupture est proche, et Flaubert choisit de nous faire assister à la rédaction même de la lettre que Rodolphe compte envoyer à Emma. Dans une lettre à Louise Colet, en date du 12 septembre 1853, l’écrivain remarque: « Bien écrire le médiocre…est vraiment diabolique« . C’est bien l’impression qui ressort des choix narratifs de Flaubert: nous verrons tout d’abord dans quelle mesure il nous dresse ici le portrait de la médiocrité incarnée, Rodolphe, avant de montrer à quel point la lettre elle-même est une sorte de « faux », un exercice de style, qui là encore n’est que  fausseté.

A propos de la lettre de rupture

En 2007, l’artiste SOPHIE CALLE a représenté la France à la biennale de Venise, avec une exposition intitulée »Prenez soin de vous ». Voici la présentation qu’elle fait de cette exposition:

« J’ai reçu un mail de rupture. Je n’ai pas su répondre.
C’était comme s’il ne m’était pas destiné. Il se terminait par les mots : Prenez soin de vous.
J’ai pris cette recommandation au pied de la lettre.
J’ai demandé à 107 femmes, choisies pour leur métier, d’interpréter la lettre sous un angle professionnel.
L’analyser, la commenter, la jouer, la danser, la chanter.
La disséquer. L’épuiser. Comprendre pour moi. Répondre à ma place.
Une façon de prendre le temps de rompre. À mon rythme. Prendre soin de moi. »


I Portrait d’un médiocre

1) Une écriture en cours

Flaubert a donc choisit de mettre en avant la rédaction de la lettre, au lieu d’évoquer son contenu au seul moment de sa réception. Le passage s’organise atour de trois modes de narrations:

*le contenu de la lettre, retranscrit entre guillemets.

*les pensées ou les réflexions à voix haute de Rodolphe, retranscrites au style direct: « Allons, se dit-il, commençons! », « Si je lui disais que toute ma fortune est perdue?« .

*la narration de la situation elle-même, prise en charge par Flaubert, par le biais d’une focalisation omnisciente: « Et il y avait un dernier adieu, séparé en deux mots A Dieu! ce qu’il jugeait d’un excellent goût« .

Ces trois modalités d’écriture resserrent  tout autour du personnage de Rodolphe, et aboutit à l’évocation d’un homme dont la cruauté ne vient que de sa médiocrité extrême.

2) Un écrivain besogneux

Flaubert nous présente un personnage, qui peine à écrire. Cette lettre, dès le début, avec l’exhortation  faite à la première personne: « Allons, commençons! » apparaît comme un devoir, une corvée dont il doit se débarrasser. La lenteur avec laquelle Rodolphe travaille est soulignée par les interruptions narratives, qui reviennent à la situation d’écriture, en insistant à chaque fois sur une notation temporelle: « Rodolphe s’arrêta pour trouver ici quelque bonne excuse« , « Il réfléchit puis ajouta« , « Rodolphe se leva pour aller fermer la fenêtre et quand il se fut rassis« .

De la même manière, Flaubert ne nous épargne aucune des réflexions du personnage: « Si je lui disais que ma fortune est perdue? », « Elle va peut-être croire que c’est par avarice que j’y renonce« , « Comment vais-je signer maintenant? » . Cependant ses interrogations sont de courte durée et les réponses de Rodolphe sont immédiates et sans appel, comme en témoignent la brièveté des phrases, les interjections et les phrases exclamatives: « Ah! non, et d’ailleurs ça n’empêcherait rien« , « Ah n’importe, tant pis il faut en finir« , « Votre tout dévoué? Non. Votre ami? Oui, c’est cela« . On voit bien que ce sont là de fausses réflexions, qui ne traduisent en fait aucun réel souci de la destinataire de la lettre: Rodolphe ne cherche pas à atténuer la violence de la rupture par des formules appropriées, au contraire. Toutes ces interventions montrent à quel point son seul souci est de rendre cette rupture absolument définitive, en trouvant les termes les plus adéquats.

3) L’autosatisfaction et la vulgarité

Flaubert ne nous épargne pas non plus les commentaires pleins d’autosatisfaction du personnage: « Après tout, c’est vrai…j’agis dans son intérêt, je suis honnête », « Voilà un mot qui fait toujours de l’effet« , « Il me semble que c’est tout« . Il met également en évidence ce contentement dans la narration elle-même: « ce qu’il jugeait d’un excellent goût« , « Il relut la lettre. Elle lui parut bonne » (l’emploi du verbe « paraître » traduit bien sûr une certaine ironie de la part d l’écrivain!).

Cette autosatisfaction contraste bien sûr avec la vulgarité du personnage qui se focalise ici sur l’évocation récurrente de l’argent: « Si je lui disais que ma fortune est perdue », « Elle va croire que c’est par avarice que j’y renonce ». Les seuls motifs plausibles que Rodolphe envisage pour cette rupture sont pécuniaires. De fait, ses derniers mots à la fin du chapitre XII sont clairement liés à l’argent: « Et d’ailleurs les embarras, la dépense…Ah! non, non, mille fois, non, cela eût été trop bête!« . A cet égard, cette présentation du personnage en homme attaché à ses biens annonce la fin du roman et l’échec de l’ultime tentative d’Emma pour payer des dettes.

Exposition: Prenez soin de vous

En France, le travail de Sophie Calle a été présenté dans une des salles de la Bibliothèque Nationale de France

QUELQUES PROFESSIONS EXERCÉES PAR LES 107 FEMMES
QUI INTERPRÈTENT LE MAIL DE RUPTURE
Médiatrice familiale  Correctrice  Juge  Avocate
Commissaire de police  Exégète talmudique  Philosophe morale
Experte des droits de la femme à l’ONU
Voyante
Officier traitant de la DGSE
Traductrice en langage SMS
Historienne du XVIIIe  Linguiste, Sémioticienne, Médiéviste
Latiniste  Joueuse d’échecs
Comptable    Ecrivain  Actrice  Chanteuse  Danseuse de Bharata Natyam
Fadiste  Criminologue
Chasseuse de têtes
Sexologue
Psychanalyste
Physicienne  Consultante en matière de savoir-vivre  Ethnométhodologue
Styliste Diplomate
Clown
Journaliste   Maître d’Ikebana   Mère   Philologue
Cruciverbiste

II Une lettre « en toc »

1) Une lettre mensongère

La lettre de Rodolphe n’a pas le courage d’être ce qu’elle est : une lettre de rupture. La lettre de rupture la plus connue de la littérature française, celle que Valmont envoie à la Présidente de Tourvel, dans les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, est d’une terrible violence, mais elle dit ce qu’elle a à dire (ie .je ne vous aime plus). Rodolphe n’a même pas le courage de dire la vérité à Emma Bovary. Cette vérité est vaguement esquissée, mais renvoyée à un avenir lointain: »Mais un jour, tôt ou tard, cette ardeur (c’est là le sort des choses humaines)se fût diminuée, sans doute« . Noter dans cette phrase l’euphémisme (diminuer), la multiplication des notations temporelles (« un jour« , « tôt ou tard« ), l’emploi d’un conditionnel passé 2ème forme, et d’un modalisateur (« sans doute« ). L’interruption de la phrase par une vérité générale sur la fugacité des sentiments humains va dans le même sens.

Même volonté d’atténuation dans la suite de la lettre: « Il nous serait venu des lassitudes« . On voit bien que Rodolphe continue ici dans la veine mensongère des Comices agricoles: il cherche à se présenter ici comme soucieux du bonheur et de la réputation d’Emma, en refusant de l’entraîner vers l’opprobre qui s’attache aux femmes adultères.

2) Un romantisme de pacotille

Dans cette tonalité mensongère, Rodolphe multiplie les clichés: il fait appel à la « fatalité« , mentionne le souvenir de Berthe, associée à une religiosité larmoyante (« Apprenez mon nom à votre enfant, qu’il le redise dans ses prières« ), n’hésite pas à employer des vérités générales faciles: « Le monde est cruel », voire des comparaisons pseudo-poétiques: « Je me reposais à l’ombre de ce bonheur idéal comme à celle du mancenillier, sans prévoir les conséquences« . Plus spécifiquement:

* Il cherche à suggérer l’exaltation et le trouble, par la multiplications des apostrophes (« Emma »  x3, « pauvre ange« ), ou des interjections (« Oh« ; « Ah« ; « Non, n’est-ce pas?« . Idem pour les phrases exclamatives: ainsi le troisième paragraphe de la lettre comprend 5 phrases exclamatives sur 8, et les trois autres phrases sont des interrogatives, construites sur une gradation ternaire descendante: « Pourquoi faut-il que je vous aie connue? Pourquoi étiez-vous si belle? Est-ce ma faute?« .

*Il tente de mettre en scène sa propre souffrance, en utilisant un vocabulaire constamment hyperbolique (et toujours appuyé par l’exclamation): « Ah malheureux que nous sommes! Insensés!« ; « J’aurais eu l’atroce douleur d’assister à vos remords…!« , « L’idée seule des chagrins qui vous arrivent me torturent, Emma!« , « Je me punis par l’exil de tout le mal que je vous fais!« , « Je suis fou! » , »le souvenir du malheureux qui vous a perdue« .

*Il ne cesse de flatter Emma, toujours par des formules hyperboliques: « Ange« , « Si belle« , « adorable femme que vous êtes« . L’anaphore: « Et moi qui voudrais vous faire asseoir sur un trône! Moi qui emporte votre pensée comme un talisman » met Emma au rang des reines ou des déesses, et appuie les fausses promesses que Rodolphe profère sans aucune honte: « je ne vous oublierai pas, croyez-le bien et j’aurai continuellement pour vous un dévouement profond« , « Je reviendrai« .

3) L’absence de destinataire

Avec l’emploi de toutes ces formules creuses, se dessine peut-être la pire caractéristique  de cette lettre: l’absence véritable d’adresse. La personnalité d’Emma n’apparaît pas du tout, on peut ici remplacer le prénom de la jeune femme par n’importe quel prénom féminin, à l’image même des lettres d’amour que Rodolphe a reçues et dont il ne sait plus qui les a écrites. »En effet, ces femmes accourant à la fois dans sa pensée, s’y gênaient les unes les autres et s’y rapetissaient, comme sous un même niveau d’amour qui les égalisait« .

Le seul moment ou la jeune femme est réellement présente, c’est dans le discours intérieur de Rodolphe terrorisé à l’idée de ne pas pouvoir se débarrasser d’elle: «  »Est-ce qu’on peut faire entendre raison à des femmes pareilles?« , « Encore ceci, de peur qu’elle ne vienne à me relancer« .

Conclusion

En nous faisant assister  à cette scène, Flaubert nous place dans une situation pénible: d’abord parce que nous devenons  complices de Rodolphe. Avant Emma, le lecteur sait ce qui l’attend. (Et autant l’avouer, qui ne sourit  devant le cynisme de cette page?) Ensuite parce que cette scène est une mise en abyme, et le soupçon s’insinue: bien sûr, nous sommes moins naïfs qu’Emma, bien sûr, Flaubert est un grand écrivain, e(t non un médiocre,( mais tout de même: en tant que lecteurs de romans, nous pourrions bien être des Emmas, manipulés à notre tout par des Rodolphes-Flaubert…

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