Feuilleton : Nouvelle Âme – 12

12.

Je baille à nouveau en écoutant la prof de Droit déblatérer son charabia incompréhensible. J’écris ce qu’elle dit, sans rien y comprendre pour autant. Heureusement que James est là pour m’aider lors des révisions, sinon je serais perdue.

Je jette un coup d’œil vers lui. Il détourne le regard. Cela arrive tout le temps depuis notre rendez-vous, samedi dernier. Pourtant, nous n’avons rien fait de spécial, après nous être inutilement déplacés jusqu’au bar. Nous avons simplement fait les boutiques – à noter qu’il a très bon goût en matière de fringues – et sommes rentrés à l’école pour prendre un thé. Le soir, nous avons rejoint Dahlila, Hana et Enzo (qui a gagné toutes les parties de Mario Kart) et puis c’est tout. Rien de plus. Plus j’y réfléchis et moins j’y comprends quelque chose. Cela étant, je ne peux pas dire que c’est désagréable. Sentir cette étrange sensation quand James m’effleure la main, ou m’explique des choses sur son époque. Je suis heureuse de le retrouver chaque matin, de le voir sourire. Surtout me sourire, en fait. Rien ne s’apparente à ce que je connais. Est-ce que cette sensation est due à la montre ?

– Bien. Maintenant, parlons de la condition spéciale des Âmes mortes par suicide.

Je tends l’oreille. Immédiatement, je pense à mon frère. Je sais que c’est une mauvaise idée, mais tandis que la prof regroupe ses papiers, je me permets de me le remémorer. Un peu. Je me suis toujours empêchée de repenser au passé que j’ai en commun avec mon frère. Cela me faisait trop mal. L’une des psy que j’ai eu l’occasion de voir lors de ma période de deuil m’a conseillé d’éviter de trop « remuer le couteau dans la plaie ». J’ai suivi son conseil, probablement trop bien.

Alors, quand ses yeux bleus se remettent à me fixer sans que je me débatte pour les faire disparaître, une étrange sensation s’empare de moi. Un filet de tristesse, mélangé à… de la joie ? De l’espoir. Oui, de l’espoir. L’espoir de le revoir ici, dans ce monde. Je me demande s’il a décidé de changer d’apparence. Il a toujours été beau, et je ne dis pas ça car c’est mon frère ! Je suis sûre que même dans ce monde, il fait fureur chez les filles. J’espère qu’il ne s’en est pas voulu. J’ai réussi à trouver la paix en me disant qu’on se retrouverait un jour, et qu’il était sûrement heureux là où il était, et j’espère sincèrement avoir raison.

Je reviens à la réalité quand la prof se racle la gorge. Elle allume le projecteur, et fait apparaître un diaporama sur le mur derrière elle. Quand je vois le signe « interdit » sur la page, je suis encore dans le déni, mais c’est la phrase qu’elle prononce avec un horrible sourire qui finit de m’achever :

– Leur mort n’étant pas naturelle, elles n’ont pas le droit d’entrer dans ce monde. Elles sont bloquées sur Terre, et y resteront pour l’éternité. Il faut savoir que…

J’aurai aimé ne plus jamais ressentir cette sensation. Je ne le souhaite pas à mon pire ennemi. Je ne le souhaite à personne, mort ou vivant. Cette sensation de voir sa vie s’écrouler à nouveau. Si on me poignardait plusieurs fois, je suis certaine que ça ferait moins mal. Je l’ai perdu. A nouveau. Je ne pourrais jamais le revoir. Ni ici, ni nulle part. Ni maintenant, ni jamais.

Je me lève et me fraie un chemin entre les bureaux. Les larmes menacent de couler, et il est hors de question qu’une Ange voit mes faiblesses. Je ne leur pardonnerai jamais. A elle, à ceux qui ont décidé de cette loi, à eux. Une fois sortie de la classe, je m’élance dans le couloir. Je bouscule des personnes, mais je m’en fiche. Je veux juste fuir. Je veux retrouver mon frère. L’appeler. Crier. Sur cette société. Sur cette loi cruelle.

Les larmes dévalent mes joues tandis que je sors du bâtiment. Le soleil m’accueille, mais il n’est d’aucun réconfort. Je repère une poubelle et ai à peine le temps de me pencher dessus que mon estomac tente de me faire rejeter mon déjeuner. Rien ne sort. D’habitude, j’aurais relativisé, je me serais rassurée en me disant que c’était normal. Mais là, je n’en ai pas la force. Je veux simplement remonter le temps, empêcher mon frère de mourir, et vivre une vie normale.

Je me recroqueville contre le conteneur à ordures. Je pleure. Longtemps. Puis je me mets à crier. A frapper le sol de mes poings. La douleur me lance, mais elle n’est rien comparée à ce que je ressens.

Ma famille ne sera jamais reconstituée. Quand je m’en rends compte, une haine mêlée à une tristesse incommensurable m’empoigne la poitrine. Pourquoi est-ce que cette société est faite ainsi ? Pourquoi faire un tel choix ? N’y a-t-il aucun moyen de retrouver mon frère ? De réunir ma famille ? Je ne peux répondre à aucune de ces questions. Cela finit de m’achever. Mes sanglots redoublent, et je finis de lutter. Mon corps est mort, et je le suis aussi.

Quelques temps après, une main grande et chaude se pose sur mon dos. Je ne proteste pas. Je sais à qui elle appartient. Même si cela me tue de l’avouer, cela me fait du bien de savoir qu’il est là. Que ce monde n’est pas peuplé que par des êtres mauvais qui se fichent des autres. Quand elle m’attire contre un corps, grand et chaud lui aussi, je me laisse faire. Je continue de pleurer, en silence. La main caresse mon dos. Je ne sais pas combien de temps on reste là. La cloche a le temps de sonner, les gens de sortir, et des petits pas arriver devant nous pour déposer nos affaires.

Le soleil arrive à son zénith quand j’ai la force de relever la tête. Sans surprise, je découvre James. Encore et toujours. J’avais reconnu sa main, mais le voir ici, m’observer dans un état si pitoyable le rend plus concret. Son regard est empli de pitié. J’ai envie de fuir. Mais je ne bouge pas. Il a été là pour moi. Rien que pour cela, je me fais violence et reste.

Chez moi, lorsque mon frère est décédé, mes mamans et moi n’en avons pas parlé. Nous n’étions pas du genre à nous épancher. Je ne le faisais qu’avec mon frère. Elles nous incitaient à parler de nos émotions, mais ne partageaient jamais les leurs. Elles ont fait leur deuil dans leur coin, toutes les deux. Moi, je l’ai fait seule, et avec une psy lorsque j’ai vu que je n’y arrivais pas. Cela a été un long chemin. Je me relevais à peine du choc, lorsque je suis morte. Nous commencions à reprendre une vie normale, mes mères et moi. Puis je suis morte aussi. Et les ai brisées à nouveau.

J’éclate en sanglot, encore. James ne bouge pas d’un poil. Au bout d’un moment, la cloche sonne à nouveau, annonçant la fin des cours du matin. Enzo nous rejoint de sa démarche trottinante. Il ne dit rien. Je l’en remercie, même si j’aurais cent fois préféré qu’il ne me voit pas dans cet état. Je lui ai fait une promesse, et je ne sais plus si j’arriverais à la tenir. Je me sens affreusement mal.

– Je vais te raccompagner à ta chambre, me chuchote James à l’oreille. Je prendrai tes cours et te les apporterai à la fin de la journée. Profites-en pour te reposer.

Il se lève et me tend sa main. Je l’accepte, m’accrochant à lui comme à une bouée. Le chemin vers la chambre se fait dans le silence. Enzo a rejoint des amis à lui tandis que James m’accompagne jusqu’à la porte de ma chambre, et me promet à nouveau de prendre des notes des prochains cours. Je suis soulagée qu’il ne m’oblige pas à suivre le reste de la journée. J’en suis incapable.

Il a l’air réticent à l’idée de me laisser. Tous les deux plantés devant la porte, nous nous regardons. Je ne sais pas comment ni pourquoi, mais j’ai envie d’en finir avec cette situation. Je lui dépose alors un baiser sur la joue et le laisse, abasourdi, sur le pas de la porte.

Lorsque j’entre dans la chambre, elle est vide. Pour une fois, j’en suis soulagée. D’habitude, rentrer seule dans cette chambre exiguë me rend triste. J’ai toujours préféré vivre en communauté. Mais là, au diable mes préférences. La solitude est exactement ce que je recherche. Je dois recoudre cette blessure. Et vite.

Je m’allonge sur mon lit. Celui de Clarisse est défait. Ce matin, je n’ai pas pris le temps de le faire. Je ne le ferai pas maintenant non plus. Je fixe le plafond. J’ai mal au cœur. Je pose une main dessus. Évidemment, aucun changement ne s’effectue. Ma main ne peut pas reboucher le trou béant qu’a laissé cette annonce en moi. J’ai envie de pleurer, mais la fatigue est plus forte. Mes yeux se ferment. Je ne lutte pas. Je n’en ai plus la force.

Je suis réveillée par un fracas épouvantable. Je me relève brusquement sur mon lit, le cœur battant douloureusement la chamade. Clarisse se tient dans l’encadrement de la porte, levant un sourcil.

-Bah, t’es pas en cours ? Me fait-elle en entrant.

-D’après toi ?

Elle me lance un regard blasé. Question bête, réponse bête. Je n’ai pas la force de me battre. Je me recouche, et me tourne vers le mur.

-Et le lit est même pas fait, t’exagères, Ambre !

Je me redresse d’un bond.

-Je viens d’apprendre que je ne reverrai jamais mon frère ! je m’écris, les larmes coulant à nouveau sur mes joues. Mon propre jumeau ! Jamais je ne retrouverai cette partie manquante de moi-même, même dans cette saleté de monde des morts ! Tout ça parce qu’une loi inhumaine a été votée pour je-ne-sais quelle raison tout aussi inhumaine !

Je me rassois sur le lit. J’attends les moqueries, la tête entre les mains. J’attends. Encore. Encore… Mais rien ne vient. Quand je relève la tête, Clarisse me transperce de son regard. Elle met son sac à dos sur son épaule, et dit les cinq lettres qui changeront à jamais mon destin :

-Viens.

Amélie

Chapitre suivant la semaine prochaine.