Les soleils jaunes

Je sors de mon immeuble, ma valise à la main. Mon train sera en retard je crois. Mais je ne m’inquiète pas, je serai bientôt à la maison.

Je ne suis pas rassurée dans ces rues sombres. Ce pays a toujours été un peu glauque la nuit, tôt dans la matinée. Le mien est plus chaleureux. J’ai enfin fini mes études donc je rentre définitivement, et en hâte. Je me suis débrouillée avec l’anglais car je n’arrivais pas à apprendre leur langue. Je m’aide donc de Google pour rejoindre la gare.

Ce n’est pas la même que d’habitude, plus glauque évidement. J’ai déjà mon billet alors je m’assois à côté d’une vieille dame en attendant le train. Il y a beaucoup de gens qui attendent avec nous, pour le même train je crois. Je regarde autour de moi, on doit être une trentaine à peu près. Je ne risque rien.

Je sens la femme bouger à côté de moi. Je me tourne pour voir ce qu’elle fait. Elle dessine une sorte de maison avec beaucoup de fenêtres, à tel point que ça ressemble presque à un quadrillage. Elle est très concentrée. Affine ses traits. Elle a toute une boite de crayons à côté d’elle. Tous gris. Puis d’un coup, elle relève la tête et commence à fixer un homme en face de nous et se met à le dessiner dans une case.

Elle fait un portrait de lui. Extrêmement précis. Je n’ai rien à faire d’autre, alors je l’observe. Son visage est concentré sur son modèle, mais ses mains s’affairent seules. Elle reproduit son visage, son buste, ses cheveux, parfaitement à l’identique. Cette femme a vraiment du talent.

Elle baisse enfin son regard, pour apprécier son œuvre en s’essuyant le front d’un revers de manche. Je relève la tête pour comparer le dessin à nouveau. Mais je ne trouve pas l’homme dans la pièce. Il a du sortir aux toilettes.

Cette fois-ci, la femme commence à dessiner la petite fille endormie à côté d’elle. Je ne la vois pas vraiment, mais la vieille reproduit l’air apaisé que doit avoir cette enfant. Blottie avec sa couverture. Ses mèches bouclées qui lui tombent sur le visage.

Je décide de laisser cette femme tranquille. Je sors mes écouteurs et ferme les yeux pour profiter de la musique.

Je suis piégée. Dans une grande maison. C’est un labyrinthe. Je ne suis pas seule. Je les entends frapper aux murs en espérant sortir aussi. Mais on n’en sortira pas. J’entends la voix de ces deux enfants blonds, séparés de leur mère, d’hommes et de femmes, même le chien qui aboie.

J’ai beau courir, crier, me jeter contre les murs, rien. Ils sont très solides, et se rapprochent, progressivement, presque imperceptiblement, mais ils vont se refermer tôt ou tard sur moi. J’entends leurs grincements. Je vois le sol rétrécir. Mais je ne m’aventure plus dans le labyrinthe, je reste devant la fenêtre avec l’espoir de la casser, je ne veux pas mourir écrasée.

La seule vue extérieure est cette petite fenêtre en bois sale et rongé. A travers laquelle on la voit, ajoutant d’autres pensionnaires à sa prison.

Je sursaute, on me tape l’épaule. Je dormais. C’est un enfant, un petit garçon aux cheveux blonds. Il me parle en allemand, je ne comprends pas. Je lui donne mon téléphone pour qu’il écrive et je traduis son message : « J’ai perdu ma sœur et ma maman, est-ce que vous les avez vues ? ». Je secoue la tête.

Enfin, il a un air de déjà vu. Et sa voix aussi.

Il est le frère de la petite qui dormait, ils ont les mêmes traits. Mais comment l’a-t-il perdue ? Je me retourne. La vieille dame dessine toujours, elle a rempli beaucoup de nouvelles cases. Elle s’attelle au portrait d’un chien au coin de la pièce qui joue du museau avec un gros caillou. Je me penche et vois que la petite fille a effectivement disparu. Leurs affaires sont pourtant encore là. Je regarde à travers la pièce. Beaucoup de gens sont partis, sans leurs affaires.

Sa mère a dû aller aux toilettes avec sa sœur. Je lui propose grâce à mon téléphone de rester à côté de moi pour les attendre. Il hoche la tête en me murmurant un petit remerciement.

Cette voix.

Je la reconnais.

Elle était dans mon rêve. Il était coincé aussi dans la grande maison. Il criait, avec sa sœur, et sa mère. Ce rêve était terrifiant. Si proche de la réalité, j’ai l’impression de stresser encore pour ces murs qui avancent. Avec ces deux soleils jaunes qui apparaissaient parfois à la fenêtre. Immenses. Avec de grandes ombres qui passaient continuellement devant, signe qu’elle ajoutait quelqu’un à sa collection.

Comment ai-je pu rêver de ce garçon avant même de la rencontrer ?

Enfin, j’appellerais plutôt ça un cauchemar.

Je dirige mon regard à nouveau du côté du garçon. Il est parti. Il a disparu. Laissant son pull à côté de moi. Il aurait pu me prévenir. Je ne l’avais même pas remarqué. La vieille devait regarder dans la même direction que moi car elle tourne vite la tête dans une autre direction. Je me penche sur son œuvre.

Elle a fini de dessiner le chien et a également dessiné le petit garçon qui était à côté de moi. Sa maison est presque pleine. Elle est vraiment douée. Mais ces gens ont l’air apeuré si on regarde plus attentivement. Voire même terrifié, essayant de s’enfuir. Cela me rappelle mon rêve. J’étudie bien le nombre de cases, puis je lève la tête.

Il en reste pile assez pour qu’elle dessine le peu de personnes qu’il reste dans cette salle, à part elle. Et il y a autant de cases remplies que de gens disparus. Le chien aussi n’est plus là. C’est curieux. Ils ne se sont quand même pas volatilisés !

Elle dessine une femme en face de moi. Cette femme est stoïque. Elle ne bouge plus. Le regard braqué sur la vieille femme, les yeux dans les yeux. Avec plus d’attention, je peux remarquer qu’elle respire fort, très vite. Ses yeux sont grands ouverts. Une larme perle le long de sa joue. Elle doit faire une crise de panique.

J’allais me lever, j’ai cligné des yeux, et elle a disparu.

On dirait une mauvaise blague, troublante coïncidence. Je décide de me lever un peu pour faire un tour. Mon train n’est toujours pas là, et les gens ne sont pas revenus. Je fais le tour de la salle, vais même aux toilettes, mais n’y croise personne. J’essaie de sortir de la pièce. J’essaie. Mais la porte ne cède pas. Comme si on était enfermé ici. J’essaie les autres portes. Mais nous sommes coincés. Impossible de sortir. Je ne comprends pas. Je commence à paniquer.

Je retourne à ma place pour envoyer un message à ma famille. Mais mon téléphone n’est plus à sa place. La vieille dame l’a posé sur ses genoux. De quel droit se permet-elle de me voler ? Je me penche pour tenter de le récupérer mais ses mouvements m’en empêchent. Je l’interpelle mais elle ne répond pas. Je n’ose pas la toucher.

Je regarde encore autour de moi. Il ne reste que nous deux. Tout le monde a disparu dans la salle. Sur son dessin, il ne reste qu’une seule case. Lentement, je la vois tourner la tête.

Ses grands yeux jaunes fixés sur moi, je comprends enfin.

Elisa