Essai d’anticipation philosophique

Irène Pereira

2015: Intervention « Transhumanisme techno-capitaliste contre agro-communalisme libertaire – Essai d’anticipation philosophique -« , Penser l’écologie n°2, Université Paris 7, 15-16 juin.

Nous nous proposons d’inscrire cette contribution dans le cadre d’un essai d’anticipation philosophique. A la différence du genre philosophique de l’utopie, l’anticipation philosophique ne prétend pas décrire une norme idéale future. A la différence de la prospective ou de la futurologie, il ne s’agit pas d’inscrire le discours philosophique dans le cadre d’une prévision scientifique rationnelle. L’anticipation philosophique cherche à utiliser les ressorts de l’imagination à l’instar de la science-fiction. Il y a entre la prospective et l’anticipation, le même écart qu’entre l’utopie et le mythe chez Georges Sorel, à savoir l’opposition entre une démarche qui s’appuie sur la prévision rationnelle et une approche qui s’appuie sur l’imaginaire. L’anticipation philosophique part ainsi de certaines tendances présentes dans l’état actuel du monde et en extrapole, par imagination, les perspectives pour décrire un ou plusieurs scénarios futurs possibles. Afin de permettre une réflexion philosophique sur ces tendances présentes et leur devenir, l’anticipation philosophique peut en présenter une version exacerbée. Il ne s’agit donc pas de produire un discours qui vise la rigueur de la justification scientifique, mais qui laisse davantage de place à l’imaginaire en philosophie.

A partir de deux visions du rapport à la technologie présentes dans le monde actuel, il est possible de construire une fiction permettant de réfléchir à leurs implications philosophiques. Pour cela, on partira de l’hypothèse émise par Simone Weil de considérer la technique comme un rapport social spécifique : « ceux qui disposent de la machine et ceux dont la machine dispose »1. La technique moderne, mise en œuvre par le capitalisme, se caractérise par la constitution d’un rapport social de domination. Ainsi, plutôt que d’imaginer une utopie ou une dystopie caractérisée par le triomphe de l’une ou l’autre de ces visions, nous nous appuierons sur la construction d’un état social marqué par l’affrontement radicalisé entre ces deux visions du monde. Il s’agit ici d’une expérience de pensée philosophique dans la mesure où les luttes dans le monde actuel ne se limitent pas à ces deux visions. Il existe d’autres enjeux et d’autres interprétations du monde qui sont aujourd’hui en opposition. Mais cette simplification de la réalité, par la constitution d’un modèle fictionnel, permet de se concentrer sur les éléments spécifiques à ces deux visions.

Scénario d’anticipation: Capitalistes transhumanistes contre éco-communalistes libertaires Nous allons nous appuyer pour bâtir notre scénario d’anticipation sur plusieurs réalités actuelles centrées sur les controverses et les luttes autour de la technologie et de l’écologie. Nous pouvons tout d’abord distinguer un ensemble de luttes qui opposent les tenants de la construction de grandes infrastructures à des collectifs militants constitués autour de ZAD (Zones à défendre (1)). Nous pouvons également dégager les controverses entre les transhumanistes et les tenants de la critique radicale de la technique (2). Peuvent figurer dans cet ensemble d’oppositions d’autres mouvements : tels que ceux qui opposent les tenants de l’agriculture industrielle et les tenants d’une agro-écologie paysanne (3), les défenseurs de la société de consommation et ceux qui font de la simplicité volontaire un idéal d’existence (4). Il faut ajouter quau sein même des mouvements contestataires de la gauche radicale le rapport à lidéologie techniciste nest pas clair: ainsi les militantes transféministes ou queer (5) peuvent être favorables à la libéralisation des biotechnologies permettant la reconstruction des identités sexuelles en fonction des désirs des individus. Ces revendications entraînent une levée de bouclier de la part des techno-critiques (6). A travers cet ensemble de controverses et de luttes sociales, on voit ainsi se dessiner deux conceptions, diamétralement opposées, de ce que doit être le monde futur.
Exemples de références: (1) Camille, Le petit livre noir des grands projets inutiles, Paris, Le Passager clandestin, 2014. (2) Appel des chimpanzés du futur (novembre 2014) (3) Pierre Rabhi, L’offrande du crépuscule, Paris, L’harmattan,2001; Servigne Pablo, Nourrir lEurope en temps de crise, Bruxelles, Editions nature et progrés, 2014. (4) Paul Aries, La simplicité volontaire contre le mythe de l’abondance, Paris, La Découverte, 2010. (5) Donna Haraway, Manifeste cyborg et autres essais, Paris, Exils, 2007 ; Beatriz Préciado, Testo Junkie, Paris, Grasset, 2008. (6) Alexis Escudero, La reproduction artificielle de l’humain, Grenoble, Editions le monde à l’envers, 2014.

La première vision peut être qualifiée de techno-capitaliste. Les techno-capitalistes placent leur foi dans le libéralisme économique et dans les progrès de la techno-science. Les progrès techno-scientifiques sont supposés garantir une croissance capitaliste illimitée dans le futur. Ces progrès sont également censés permettre la constitution d’un post-humain capable de constituer une sur-humanité sur la base de son augmentation technique. L’élite sociale serait fondée sur l’alliance du pouvoir économique et de l’augmentation technologique. Les décisions politiques seraient prises par l’intermédiaire d’un gouvernement technocratique algorithmique. A l’opposée de cette vision, se situe la conception éco-communaliste libertaire. Cette dernière implique que les contraintes écologiques actuelles supposent une remise en question radicale de l’ère de l’anthropocène et de l’industrialisation. Ces tenants luttent pour reconstruire des communautés basées sur la solidarité, et non l’échange marchand, et la démocratie directe. Ils considèrent que la société, industrielle et post-industrielle, s’est érigée sur l’illusion que l’être humain pouvait s’affranchir du substrat naturel dont il est issu. Ils prônent le ré-ancrage de l’économie dans l’agriculture et d’un faire humain aidé d’outils conviviaux et non aliéné par le pouvoir techno-scientifique. Il est ainsi possible d’imaginer que la tendance techno-capitaliste conduise à une exacerbation des inégalités sociales entre une élite de concepteurs équipés de prothèses technologiques de dernière génération et une classe sociale d’exécutants destinés à effectuer les travaux peu qualifiés qui ne peuvent pas être assumés par les machines. Il est possible également d’imaginer l’existence d’un chômage de masse structurel touchant non seulement les classes populaires, mais également les classes moyennes intermédiaires. C’est parmi ces dernières que se recruteraient ceux qui fuiraient les mégalopoles techno-capitalistes pour constituer dans les périphéries délaissées des communautés agro-écologiques libertaires. Néanmoins, un tel modèle fictionnel conduit à des interrogations tant concernant les possibilités de survie autonome de ces communautés que sur leurs interactions conflictuelles avec le monde techno-capitaliste.
Les éléments sociaux de cette anticipation fictionnelle du futur repose sur les études en prospective et en futurologie. D’un côté, il est possible de distinguer un premier matériel s’appuyant sur l’étude de la société du numérique. Ces travaux mettent en relief les développements prévisibles concernant les biotechnologies (prothèses bioniques, reproduction artificielle…)(1) et en intelligence artificielle. Ils s’intéressent également aux évolutions prévisibles en matière d’emploi avec une diminution importante d’emplois non-qualifiés, mais également qualifiés (2). D’un autre côté, les études en futurologie s’intéressent également aux prévisions concernant l’évolution du climat et des ressources en énergie fossile ou encore en minerais rares (3).
Exemples de références : Jeremy Rifkin, Le siècle biotech, Paris, La découverte, 1998 ; Joel De Rosnay, 2020 – Les scénarios du futur – comprendre le monde qui vient, Paris, Fayard, 2008. Carl Benedikt Frey and Michael A. Osborne, « The future of employment : how susceptible are job to computerisation » (Oxford, 2013). Rapports du GIEC  (5e rapport, 2014); Pablo Servigne et Raffael Stevens, Comment tout peut s’effondrer, Paris, Seuil, 2015.

Nous souhaitons nous pencher dans cette intervention non pas seulement sur les dimensions sociales de ce modèle fictionnel, mais également sur les implications anthropologiques de ces deux visions de l’humain dans leurs rapports opposés au faire et à la nature. Nous serons donc conduite à nous demander : quelles conceptions philosophiques – la fois ontologique et anthropologique- sous-tendent ces deux conceptions du rapport à la technique ?

  1. Philosophie du techno-capitalisme

Nous souhaiterions consacrer cette première partie à expliciter ce que semble être selon nous la philosophie techno-capitaliste. Par techno-capitalisme, il s’agit de désigner une hybridation accentuée de la techno-science et du capitalisme.

Il ne s’agit pas en soi d’une nouveauté. En effet, l’avènement à l’époque moderne du capitalisme est indissociable de l’émergence de la science moderne comme l’ont soutenu par exemple Max Weber2 ou Herbert Marcuse3. Le projet de la bourgeoisie des Lumières associe libéralisme économique et progrès des sciences et des techniques4.

Mais cette idéologie dans sa forme émergente actuelle comporte plusieurs caractéristiques. Elle remet en question la barrière ontologique entre l’humain et la machine5. La techno-science et ses applications techno-capitalistes ne visent pas seulement à compenser ce qui est considéré comme un manque, un handicap, mais à améliorer l’humain, à le dépasser par la forme du cyborg.

Cette vision de l’humain ne repose pas seulement sur une anthropologie, mais sur une ontologie. Le monde peut être réduit à des composants matériels ultimes qu’il est possible d’associer et de recomposer pour construire n’importe quel type d’être. C’est par exemple le projet que se propose la biologie de synthèse en reconstruisant le vivant à partir de briques génétiques. La nature et le vivant se trouvent pensés à partir du paradigme constructiviste issu du l’activité des ingénieurs. C’est sur ce constructivisme d’ingénieur que repose la remise en question de la limite entre humain et non-humain chez par exemple le sociologue Bruno Latour 6.

Certes la remise en question de la limite entre humain et non-humain n’est pas propre au transhumanisme. Comme nous l’ont montré les travaux de Philippe Descola7, seule la modernité occidentale a distingué entre nature et culture. Mais la particularité du constructivisme transhumaniste, c’est qu’il prétend, comme le mécanisme classique, penser l’ensemble de la réalité sur le modèle de la machine. Mais à la différence du mécanisme classique8, il fait jouer, non pas à Dieu, mais à l’être humain le rôle de grand horloger du monde.

Ce paradigme issu des sciences modernes est non seulement mécaniste, mais il prétend également possible une réduction du monde à un langage mathématique. Dans le cadre du techno-capitalisme, cela se traduit par la domination de la rationalité algorithmique et du son corollaire le langage computationnel binaire. Le techno-capitalisme se traduit donc par un resserrement du maillage de la « cage d’acier » annoncée par Max Weber9. L’idéologie techno-capitaliste prétend possible de prévoir, par l’analyse des big data, les comportements humains et prendre les décisions les plus rationnelles. La vie des individus se trouverait alors orientée pour le « meilleurs » par la rationalité algorithmique.

Ce calcul effectué grâce aux outils de la rationalité algorithmique vise en particulier à optimiser la production de profit. Dans ce cadre, cette rationalité construit les individus en consommateurs utilitaristes qui visent par la consommation à optimiser leur plaisir individuel.

Le techno-capitalisme reconstruit ainsi l’individu selon la double logique convergente de l’homo economicus et du cyborg. Il s’agit de transformer tous les individus en des êtres prévisibles, calculant leur intérêt en vue d’optimiser leur plaisir. Ce plaisir se trouve optimisé dans la consommation et en particulier dans le dépassement du corps organique, source de souffrance. Tout ce qui peut être source de souffrance est à éviter : la dépression, la maladie, la mort… En soi, l’utopie transhumaniste ne fait que prolonger le meilleurs des mondes décrit par Aldoux Huxley10.

Il y a ici une adéquation entre la conception scientifique du monde et la vision socio-politique. Tout comme la société est constituée d’individus, la nature est constitué de particules. Les individus peuvent être reconstruits comme l’intégralité de la nature peut être reconstruite par les ingénieurs de la matière et du vivant : à l’artificialisme contractuel de la société répond l’artificialisme du constructivisme mécaniste.

Cette utopie techno-capitaliste est ce qui est qualifié de dystopie par les éco-communaliste libertaires. En effet, loin de constituer une utopie ouverte à l’ensemble de l’humanité, le projet transhumaniste dessine les contours d’un rapport social techno-économique. En effet, le pouvoir économique vient fonder un rapport social technique divisant l’humanité entre les normaux et les augmentés. Le paradigme techno-constructiviste prétend inscrire l’inégalité sociale dans la nature humaine grâce à l’application de la technique à la nature. Il vise à alors renforcer l’inégalité sociale en la fondant technologiquement sur une inégalité naturelle.

  1. La critique éco-communaliste libertaire

En quoi et jusqu’où la contestation à l’ordre techno-capitaliste entend rompre avec cette vision philosophique du monde et de la nature ?

Tout d’abord, ce qui se trouve contesté, c’est le nominalisme ontologique qui sous-tend la conception techno-capitaliste. L’approche écologiste ne conçoit pas la nature comme un jeu de construction. Elle prend appuie sur la notion holiste d’éco-système. La terre, comme dans l’hypothèse Gaïa11, peut-être conçue comme un organisme vivant. Les sociétés humaines ne sont pas elles-mêmes considérées comme la construction d’individus qui cherchent à maximiser leur intérêt. Les sociétés humaines traditionnelles étaient des communautés intégrées dans un éco-système.

C’est avec la modernité capitaliste qu’il s’est agit de détruire les communautés traditionnelles, en commençant par la privatisation des communs, et de faire croître des villes constituées d’individus anonymes réduits à vendre leurs forces de travail dans des usines. Les théories des physiocrates, en particulier, ont déconsidéré les savoirs faire paysans traditionnels au profit d’une agriculture qui se voulait moderne et rationnelle. Mais les physiocrates en faisant de l’agriculture la source de la richesse ont été dépassés par l’économie politique libérale qui a défendue l’idée que c’est l’industrie qui constitue la véritable source des richesses. Cette croyance en l’industrie et au travail productif est également partagée par Marx.

La critique écologiste, avec la notion d’anthropocène, est venue mettre en doute la viabilité de l’industrialisme issue de la Première révolution industrielle. A fortiori, une telle critique conduit à mettre en doute également les théories des tenants de la société de l’économie immatérielle12. Ces deux conceptions partagent en commun l’illusion d’un être humain pouvant vivre dans un monde artificiel reposant soit sur le travail industriel, soit sur le travail cognitif. Néanmoins, ces conceptions font là également l’impasse, comme dans le transhumanisme, sur le fait que l’être humain est doté d’un corps biologique dont la survie continue à reposer sur les productions agricoles et les ressources naturelles.

De fait, les opposants au techno-capitalisme considèrent que la viabilité de l’espèce humaine est liée à son ancrage dans une économie agraire. L’être humain ne saurait s’affranchir de son substrat naturel et ne peut prétendre à vivre dans un monde purement artificiel qu’il construirait à partir de rien. Une telle vision du monde conduit à rompre avec la conception marxiste du travail qui accordait la centralité au travail productif qui vise à transformer la nature en la soumettant à des désirs humains illimités. Le travail humain de l’agriculteur, tout comme le travail domestique, est un travail reproductif et un travail du care. Il vise à reproduire la vie et à en prendre soin. C’est donc dans le féminisme que se trouvent les outils conceptuels pour repenser une nouvelle conception du travail qui corresponde à la critique agro-écologique. Le marxisme avait naturalisé le travail reproductif en en faisant une activité de subsistance animale. Seul le travail de l’artisan ou de l’ouvrier, qui transforme la nature, était un travail proprement humain13, un travail créateur. Se trouve alors invisibilisé le travail de subsistance effectué par les classes populaires paysannes et les femmes. Pourtant, il s’agit d’un travail créateur dans la mesure où la vie elle-même est productive, créatrice et féconde. La capacité de production n’est pas propre à l’être humain, elle est déjà présente dans la nature et c’est de celle-ci que l’être humain tire sa capacité créatrice. En outre, cette invisibilisation du travail reproductif conduit à nier le caractère à la fois naturel et culturel de ce travail. C’est ainsi que l’exploitation des femmes se trouve invisibilisée dans la mesure où se travail n’est pas vu comme également construit socialement, mais réduit uniquement à un fait naturel. La continuité entre nature et culture dans le travail reproductif est lié à la plasticité même de la nature qui permet par l’éducation d’inscrire le genre dans les cerveaux et les corps14.

Le constructivisme social féministe n’a ainsi rien à voir avec le constructivisme mécaniste. L’anthropologie féministe s’est ainsi intéressée à la construction symbolique des sexes et des filliations dans les sociétés traditionnelles. C’est le techno-enthousiasme qui conduit à chercher dans les bio-technologies des solutions aux revendication d’identité sexuelle et de reproduction15.

Par conséquent, contre le techno-capitalisme, la critique éco-communaliste libertaire affirme la continuité de l’humain et du non-humain, non pas sur le modèle de la machine, mais de l’organisme vivant. La société n’est pas pensée à partir de l’association d’individus qui comme des machines rationnelles calculent leur intérêt. L’être humain est d’emblée inséré dans un réseau de relations et de solidarités : il est d’emblée un être social. Néanmoins, la remise en cause du paradigme issu de la modernité libérale ne conduirait-elle pas à nier l’autonomie individuelle au profit des solidarités communautaires ?

Néanmoins, l’aspiration portée par l’éco-communalisme libertaire n’implique pas uniquement la remise en question d’un modèle de développement économique reposant sur la croissance industrielle. Elle incorpore également une critique de la mécanisation des existences humaines. En effet, le modèle anthropologique issu de la modernité libérale est celui d’un individu abstrait sans individualité. Tous les individus sont identiques et sans personnalités : ils orientent leur existence selon un calcul de leur utilité en vue de maximiser un plaisir qui est comblé dans la consommation. Les actions individuelles se trouvent réglées par les normes de la société marchande qui en construit la prévisibilité. A l’inverse, il est sans doute nécessaire de se méfier du discours de la modernité libérale qui oppose individualité et communauté : les sociétés traditionnelles n’auraient accordées aucune place à l’expression de l’individualité. Pourtant, on peut douter du bien-fondé d’une telle thèse dans une société qui considère avec ironie et cynisme, l’aspiration à une vie héroïque, à une vie qui ne soit pas tournée vers la recherche du plaisir et du bien-être. Il y a bien par exemple la constitution d’une individualité dans le stoïcisme antique, mais ce type d’individualité tend à nous devenir incompréhensible sous l’effet de l’anthropologie de l’homme économique.

En réalité, la critique communaliste libertaire, de Pierre Kropotkine16 à Murray Bookchin17, a porté un autre discours sur les relations entre individu et communauté. C’est au contraire les relations de solidarité communautaire qui sont conçues, par ces auteurs, comme les conditions de possibilité d’une individualité la plus riche possible. Kropotkine, en s’appuyant sur l’œuvre du philosophe Jean-Marie Guyau18, voit dans l’action humaine à la fois l’expression d’une spontanéité vitale et d’une aspiration sociale. La vie biologique aspire à se répandre, à croître et à se reproduire. Elle est donc à la fois profondément créatrice et altruiste. L’altruisme est alors l’expression d’une vitalité débordante. Le plaisir n’est plus alors la finalité de l’existence, mais un effet de cette aspiration à la réalisation de soi rendue davantage possible par une vie sociale riche que par la simple recherche d’un intérêt individuel.

Conclusion :

L’opposition entre les capitalistes transhumanistes et les éco-communalistes libertaires n’est pas qu’une opposition politique, mais elle possède de profondes implications philosophiques sur l’être humain, son rapport à la nature et l’être du monde. Le capitalisme transhumaniste implique une conception du monde pensé comme un mécanisme dont les éléments pourraient être reconstruits selon les désirs des individus. Dans une telle vision, l’hybridation de la technique et du capitalisme est susceptible de constituer une sur-humanité, qui renversant les analyses de Rousseau dans le Discours sur l’inégalité, ferait de l’inégalité sociale le fondement de l’inégalité naturelle.

A l’opposé, la critique éco-communaliste libertaire considère le monde comme un organisme vivant où s’enchâssent l’éco-système, la communauté et l’individu. Il y a donc là également continuité entre nature et culture, mais sous une forme opposée. La conception de la nature, comme organisme vivant, y est historicisée et susceptible d’une plasticité : il ne s’agit pas d’une nature fixe et immuable. L’humain réintégré dans la nature, son agir est un travail reproductif et un travail du care. Il s’inscrit dans des solidarités communautaires. Ces solidarités sont la condition de possibilité de la constitution d’une individualité plus riche.

Deux questions, nous sont alors posées à travers la confrontation de ces deux fictions politico-philosophiques. La première est celle de leur possibilité réelle : l’utopie transhumaniste pourrait-elle être réalisable ? Au contraire, les contraintes écologiques n’impliquent-elles pas inexorablement la remise en question de l’industrialisme ? La seconde est celle de leur caractère désirable : quand bien même l’utopie techno-capitaliste serait réalisable, serait-elle désirable ?

1 Weil Simone, « Allons nous vers la révolution prolétarienne » (1933), in Oppression et liberté, Paris, Gallimard, 1995.

2 Weber Max, L’ethique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Pocket, 1991.

3 Marcuse Herbert, L’homme unidimensionnel, Paris, Edition de Minuit, 1968.

4 Smith Adam, De la richesse des nations, Paris, GF, 1999 ; Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Paris, Vrin, 1970.

5 Sussan Remi, Les utopies post-humaines, Paris, Omnisciences, 2005 ; Besnier Jean-Michel, Demain les post-humains, Paris, Fayard, 2010.

6 Latour Bruno, Enquête sur les modes d’existence – Une anthropologie des modernes, Paris, La Découverte, 2012.

7 Descola Philippe, Par delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.

8 Canghuilhem Georges, La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1965.

9 Weber Max, Op. Cit.

10 Huxley Aldous, Le meilleurs des mondes, Paris, Pocket, 2002.

11 On peut remarquer, comme le faisait Sébastien Dutrueil l’année dernière dans ce même colloque, que l’hypothèse Gaia fait l’objet de réappropriations contradictoires. Ainsi, Bruno Latour fait un usage de cette hypothèse qui ne conduit pas à opposer le vivant et la techno-science, mais au contraire qui établit une continuité ontologique entre le vivant et les machines produites par la techno-science.

12 Moulier Boutang Yann, Le capitalisme cognitif, Paris, Editions Amsterdam, 2007.

13 Marx Karl, Les Manuscrits de 1844, Paris, GF, 1999, Marx Karl, Le capital, Livre I, Paris, PUF, 2001.

14 Vidal Catherine, Cerveau, sexe et pouvoir, Paris, Belin, 2005 ; Malabou Catherine, Que faire de notre cerveau ?, Paris, Bayard, 2004.

15 En ce cela, nous nous détachons de la critique du constructivisme social féministe effectuée par exemple par Alexis Escudero (La reproduction artificielle de l’humain, Op. cit. ) ou encore Geneviève Azam (Osons rester humain, Paris, Les liens qui libèrent, 2015).

16 Kropotkine Pierre, La morale anarchiste, Paris, Mille et une nuit, 2004.

17 Bookchin Murray, Pour un municipalisme libertaire, Lyon, ACL, 2003.

18 Guyau Jean-Marie, Esquisse d’une morale sans obligation, ni sanction, Paris, Payot, 2012.