1. La philosophie et la création fictionnelle :

La philosophie de l’éducation est l’un des sous-champs à la fois de la philosophie et des sciences de l’éducation. Paulo Freire, par exemple, avait une formation en philosophie de l’éducation et La pédagogie des opprimés – son livre principal – ne comprend pas de références à des pédagogues, mais seulement à des philosophes.

Or il existe un lien important et conflictuel historiquement entre la philosophie et la création fictionnelle (comme dans l’utopie). Dans l’Antiquité, Platon a écrit ses principaux ouvrages sous formes de dialogues. En outre, il a recourt plusieurs fois à des récits allégoriques ou mythiques : l’allégorie de la Caverne, le mythe d’Er, l’anneau de Gyges… Pourtant, dans son ouvrage La République, au Livre X, il décide de chasser les poètes de la Cité idéale. Cela s’explique par l’opposition qu’il établie entre le logos philosophique et le muthos poétique. La connaissance rationnelle nous permet de dépasser l’apparence sensible pour atteindre la réalité idéelle du monde. Au contraire, la création artistique, par l’usage qu’elle fait de l’image et de la métaphore, nous éloigne de la connaissance intellectuelle, et nous soumet à l’illusion sensible.

Le rapport de la philosophie occidentale à la fiction littéraire est resté ambivalent tout au long de son histoire. En effet, on peut constater que des œuvres philosophiques ou se présentant comme telles ont eu recours à la fiction : c’est le cas des utopies – comme celle de More -, des dialogues philosophiques – comme ceux de Leibniz, Hume ou Diderot -, ou encore des contes philosophiques de Voltaire. Pourtant, les formes littéraires ont eu tendance à se trouver exclues de l’histoire de la philosophie occidentale à partir du XIXe siècle. On ne trouve que de rares exceptions comme celles de Kierkegaard ou de Nietzsche.

On peut néanmoins constater le maintien dans la philosophie contemporaine d’une forme de récit narratif, c’est l’expérience de pensée. On la trouve en particulier dans la philosophie analytique. Parmi les expériences de pensée célèbres, on peut citer, par exemple, les « cerveaux dans des cuves » d’Hillary Putnam ou encore la « machine à bonheur » de Robert Nozick. Il est tout à fait significatif que ces expériences prennent la forme de récits qui ressemblent à des récits de sciences-fictions.

A la différence de Platon, le philosophe contemporain Pierre Cassou-Nogues réhabilite la création fictionnelle comme élément intégrant du raisonnement philosophique. Ainsi il écrit : «Mon hypothèse est maintenant que ce possible qu’exige l’analyse philosophique est donné par la fiction, par les histoires, les récits si l’on veut, que le philosophe trouve dans la littérature ou qu’il tente pour lui-même »1.  Pour illustrer cela, Pierre Cassou-Nogues prend souvent dans ses écrits l’exemple de l’homme invisible et de l’homme intangible. H.G. Wells, entre autres, a inventé un récit de fiction qui mettait en scène un homme invisible comme dans le récit de l’anneau de Gyges où Platon imaginait un homme capable de se rendre invisible grâce à un anneau magique. Mais Cassou-Nogues constate que la littérature n’a pas mis en scène le cas d’un homme intangible. En effet, il ne serait pas possible par exemple de concevoir qu’un homme intangible puisse toucher sans être touché. S’il touche une personne, alors la personne devrait elle aussi être capable de ressentir le contact avec l’homme intangible. Ce qui fait dire, à Cassou Nogues, qu’il est possible d’imaginer un homme invisible, il n’est pas possible d’imaginer un homme intangible.

Il est important de souligner que pour que l’éducation à l’écologie tout comme la philosophie se tournent vers le futur, elles doivent accorder une valeur à la catégorie de possible. Une des fonctions de la philosophie pourrait être donc la réflexion sur la catégorie de futurs possibles. Et pour cela, la philosophie pourrait s’appuyer sur la création fictionnelle.

2. La dimension philosophique de la science-fiction 

Plusieurs recherches en philosophie ont mis en lumière le potentiel philosophique de la science-fiction2 et en particulier de la science-fiction politique. On peut rappeler les dimensions philosophiques d’œuvre littéraires de science-fiction tels que : Le meilleurs des mondes d’Aldoux Huxley, 1984 de Georges Orwell, Un bonheur insoutenable d’Ira Levin ou encore par exemple Les dépossédés d’Ursula Le Guin. La dimension philosophique de films de science-fiction a été également soulignée, c’est le cas par exemple de Bienvenue à Gattaca, de Matrix, de District 9 ou encore d’Elysium par exemple.

La science-fiction a aussi pris en compte la question des problèmes écologiques. On peut citer entre autres Les furtifs d’Alain Damasio3. L’auteur français de science-fiction met en lumière le lien entre la création fictionnelle et la philosophie. En effet, son travail de création fictionnelle s’inspire de la création conceptuelle en philosophie : Gilles Deleuze, Friedrich Nietzsche, Baptiste Morizot…4

Cette portée philosophique de la science-fiction pourrait être également une portée éducative si l’on en croit les travaux de la philosophe Sandra Laugier sur les séries télévisées5, qui se situent dans la continuité des recherches sur le cinéma de Stanley Calvell. En effet pour Sandra Laugier, les séries télévisées auraient une portée d’éducation morale en nous amenant à réfléchir à des situations morales possibles et en nous proposant des exemples moralement valables d’y faire face. Parmi ces séries, figure l’adaptation du roman d’anticipation, La servante écarlate de Margaret Atwood.

3. Le cadre théorique méthodologique :

3.1. La philosophie de terrain

La notion de philosophie de terrain a été en particulier conceptualisée par Christiane Vollaire6. Le recours au terrain en philosophie aurait selon cette autrice une autre fonction que le terrain en sciences sociales. La philosophie de terrain peut s’appuyer comme les sciences sociales sur des méthodes qualitatives telles que l’observation ou les entretiens. Elle peut aussi créer sa propre méthodologie en lien avec justement le terrain dans lequel elle souhaite évoluer. Ce qui distingue néanmoins, selon Christiane Vollaire, la philosophie de terrain des sciences sociales, c’est que selon elle, la philosophie de terrain vise à la création de concepts.

De son côté, Baptiste Morizot7, dans une intervention de colloque consacré à la philosophie de terrain, établit une distinction entre les sciences sociales et la philosophie. Entres autres parce que la philosophie n’a pas vocation à produire des données scientifiques et à décrire la réalité, mais qu’elle a pour rôle entre autres de produire une évaluation normative. La philosophie à la différence des sciences sociales n’a pas renoncé à la dimension normative et c’est là d’ailleurs une de ses différences significatives avec les sciences positives.

De ce fait, pour les philosophes qui ont recourt à la philosophie de terrain, la philosophie ne se distingue pas des sciences sociales par une séparation entre l’empirique et le spéculatif, mais par le fait que le terrain empirique fait l’objet d’un usage spécifiquement philosophique. Il peut s’agir de créer des concepts philosophiques, de poser des problèmes philosophiques, d’établir des distinctions philosophiques, de discuter des problèmes philosophiques.

Dans le cadre de cette note d’investigation, il s’agit bien d’avoir recours à un usage philosophique du terrain, mais le terrain dont il est question ici n’est pas un terrain empirique réel, mais un terrain fictionnel. Il ne s’agit pas de philosopher à partir de la catégorie de réel, mais à partir de la catégorie de possible. L’imagination fictionnelle intervient comme une alliée de la philosophie en ce sens où elle lui permet de positionner l’activité philosophique au niveau du possible.

3.2. La recherche-création : la fiction comme terrain philosophique

Depuis quelques années, dans le sillage des thèses en arts plastiques, s’est développé la recherche-création8. La recherche-création a été ensuite étendue à d’autres domaines de recherche que les arts plastiques9.

Ce mémoire peut-être considéré comme s’inscrivant dans le cadre de la recherche-création en philosophie. Il a pour objectif d’appuyer la réflexion philosophique sur une création fictionnelle. Celle-ci pour autant n’est pas une création artistique. Elle ne vise pas à être évaluée partir de ses qualités formelles esthétiques. L’objectif de la création fictionnelle est dans ce cadre spécifiquement philosophique. Il s’agit par l’imagination de produire des terrains fictionnels qui puissent permettre une réflexion philosophique sur les possibles.

3.2.1. Création de scenarii

Le terrain philosophique fictionnel repose tout d’abord sur la création de récits descriptifs mettant en scène des mondes virtuels correspondant chacun à un système socio-économique et socio-politique possible. En cela, l’approche méthodologique peut être mis en lien avec la rédaction de contes philosophiques et/ou d’utopies politiques qui développent à travers le récit un monde fictionnel ayant une portée philosophique.

Ces descriptions imaginaires, qui constituent le terrain de l’investigation, reposent chacune sur des théories existant en écologie politique. Ces simulations qui s’appuient sur des courants de l’écologie politique peuvent être comparées aux scénarii utilisés en prospective. Mais, il ne s’agit pas ici de juger de la réalisation possible de ces scénarii, mais de leur consistance philosophique et des problèmes philosophiques qu’ils sont amenés à poser.

Comme l’objectif est d’analyser philosophiquement les possibles en matière d’éducation, ces descriptions comportent à chaque fois une partie portant sur l’éducation. Les possibles en termes d’éducation peuvent être pensés à partir d’ouvrage de sciences-fiction.

1Pierre Cassou-Noguès, « Projet d’une philosophie extra-ordinaire », Methodos [En ligne], 10 | 2010.URL : http://journals.openedition.org.accesdistant.bu.univ-paris8.fr:2048/methodos/2328

2Il est possible entre autres de citer l’ouvrage collectif : Hottois, Gilbert, ed. Philosophie et science-fiction. Vrin, 2000.

3Alain Damasio. Les furtifs. La Volte, 2019.

4Alain Damasio : « Science-fiction, philosophie, politique ». Video Kombini. URL : https://www.youtube.com/watch?v=KzpPsaF7X7Y . Pour une présentation plus approfondie de la vision philosophique de Damasio dans son ouvrage Les furtifs, il est possible d’écouter des entretiens en ligne comme par exemple : Alain Damasio, « L’écrivain de science-fiction n’anticipe pas, il décrypte le présent », France Culture, 30 novembre 2018. URL : https://www.youtube.com/watch?v=GAWfkUAe1ik

5Nos vies en série

6Vollaire, Christiane. Pour une philosophie de terrain. Créaphis éditions, 2017. Voir également le podcast suivant avec Christiane Vollaire : https://www.rts.ch/audio-podcast/2021/audio/la-philosophie-de-terrain-25097044.html

7Morizot Baptiste : « Une philosophie de terrain ? », 11/04/2019. URL : https://www.youtube.com/watch?v=BsxZZy4tbjU&t=308s

8Gosselin, Pierre, and Éric Le Coguiec. Recherche création: Pour une compréhension de la recherche en pratique artistique. PUQ, 2006.

9Citton Yves. Post-scriptum sur les sociétés de recherche-création. Pensée en acte : vingt propositions pour la recherche-création, 2018, 9782378960391. ⟨hal-02912283⟩