– Ce texte fait partie d’une série sur les imaginaires technocapitalistes –

AP (doctorante) : – Vous vous présentez comme « anarcho-subjectiviste ». Ce qui veut dire, pour vous, que vous centrez votre critique du technocapitalisme sur la colonisation des subjectivités. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

D* : Le technocapitalisme, en ce qui concerne la manipulation des subjectivités, qu’il opère s’appuie, entre autres, sur ce qui a été décrit par Soshana Zoboff comme le « pouvoir instrumentarien ».

Au niveau philosophique, le technocapitalisme est pris dans deux logiques contradictoires sur le plan de la formation existentielle qu’il induit.

D’un côté, ses défenseurs prétendent qu’il favorise un type d’existence libertarien. En effet, les technologies d’augmentation de soi qu’il met à disposition de tout à chacun permettraient de se transformer soi-même à son grès, sans tenir compte des limites biologiques traditionnelles. Le technocapitalisme semble donc favoriser le libéralisme culturel.

Mais en réalité, il développe des logiques existentielles contradictoires. En effet, il conduit à des formes d’orientation des subjectivités et des comportements, qui certes ne s’appuie pas sur la contrainte physique violente, mais sur des nudges ou encore des incitations positives. Ces pratiques sont utilisées par les IA de gouvernance et les Consortium capitalistes.

AP : – Vous parlez de contrôle des subjectivités, là où d’autres comme Thaler et Sunstein, considèrent qu’il s’agit de pratiques qui sont compatibles avec les libertés individuelles.

D* : – Certes on peut nous dire que nos choix sont toujours biaisés. Mais, c’est autre chose que d’utiliser différentes connaissances scientifiques (comme les sciences cognitives et les sciences comportementales) pour court-circuiter intentionnellement la conscience et orienter les choix des personnes.

Pour moi, le « technocapitalisme positif » (comme ces partisans l’appellent) peut certes apparaître préférable dans une certaine mesure au technocapitalime autoritaire, mais il n’en demeure pas moins criticable.

Il nous conduit au nom du confort et du bien-être matériel à renoncer à notre possibilité de décider collectivement de nos existences à travers des institutions démocratiques.

AP : – Pourtant, vous ne vous retrouvez pas exactement dans les mouvements d’opposant*s au technocapitalisme.

D* : – Ce que je souligne dans mes écrits, ce sont les contradictions dans lesquels sont pris ces différents mouvements. Il ne s’agit pas de dire qu’il ne faut pas s’engager dans l’un ou l’autre des mouvements de contestation. Mon objectif est de montrer qu’il est encore nécessaire que du côté des opposant*s nous soyons capables de dépasser nos propres contradictions internes pour produire une opposition plus cohérente.

AP : Par exemple, quelles sont selon vous les problèmes rencontrés par la coalition anti-oppression ?

D* : La coalition anti-oppression (A-O) est divisé entre deux courants. Il y a son courant historique qui s’inscrit dans la modernité critique. Celui-ci définit un mouvement d’émancipation par les caractéristiques suivantes : a) l’existence d’une lutte contre un rapport social d’oppression b) l’existence de groupes sociaux opprimés et de groupes sociaux oppresseurs c) le fait que le groupe opprimé revendique et lutte par lui-même contre les oppressions. La reconnaissance de ces différents mouvements (féministes, anti-raciste, anti-classiste, anti-validiste, LGBT*…) et leur alliance dans une seule et même coalition a déjà été un long travail.

Mais cela fait plusieurs années que la coalition anti-oppression est minée par un conflit entre les tenants de la modernité critique et les post-humanistes. Le clivage porte sur l’intégration des non-humains dans les luttes anti-oppression. Le point de tension porte sur le fait que les non-humains ne peuvent pas « revendiquer et lutter par eux-mêmes », ils ont besoin de représentants pour l’effectuer. C’est le cas des animaux ou des éco-systèmes par exemple.

AP : Mais le mouvement Free The Robots est composé d’entités qui luttent par elles-mêmes et qui ont demandé à rejoindre la coalition anti-oppression.

D* : Le problème, c’est que pour les tenants de la modernité critique, on risque en faisant cela de déstabiliser tout l’édifice juridique des droits humains et de la non-discrimination qui est l’un des rares remparts qui résiste au technocapitalisme à travers la pression qu’il est possible d’exercer sur le Comité international d’éthique. En outre, là encore, ces droits ont pris de nombreuses années pour être acquis.

AP : Le mouvement Free The Robots est en revanche très proche de celui des Hakeureses.

D* : – C’est exact. Mais ces deux mouvements sont confrontés à une difficulté. Aussi bien Free The Robots que les Hackeurses sont dans un rapport ambivalent aux technologies du technocapitalisme. En effet, iels prônent la création de low tech ou d’outils conviviaux. Mais en même temps, ils sont fascinés par les technologies technocapitalistes qu’ils réutilisent pour les subvertir. Certes, ils sont dans un rapport de subversion à ces technologies, mais ils sont bien conduits à les réutiliser. Ils ne sont pas indépendants du technocapitalisme pour mettre en œuvre leurs projets de postsexualisme, de body hacking artistique ou autres …

AP : Il y a alors les Rupturistes….

D* : – Les Rupturistes ont un projet qui pourra fonctionner le jour où la très grande majorité de la population n’aura plus le choix que de renoncer au technocapitalisme du fait d’un effondrement interne à ce système. Pour l’instant, ils ont beaucoup de mal à convaincre la grande majorité de la population – comme les Alternativistes d’ailleurs – de renoncer au « techno-cocon » pour aller vivre dans des communautés de subsistance avec un système basé sur les low tech.

En outre, les Rupturistes dans leur critique des technologies technocapitalistes n’arrivent pas à proposer des alternatives suffisantes pour un ensemble de personnes en situation de handicap ou atteintes de maladies avec lesquelles ces personnes ne peuvent survivre que grâce à des technologies technocapitalistes.

AP : – Les Rupturistes affirment qu’à la différence des technocapitalistes et des hackeurses, iels ne font pas reposer les transformations sociales sur les technologies, mais sur le symbolique. Iels considèrent que le post-sexualisme ne se réalise pas avant tout par des transformations technologiques, mais par du symbolisme social.

D* : C’est une approche qui convient, il est vrai à une parti des personnes trans*, mais pas à toutes. Certaines veulent avoir recours à de l’hormonothérapie, à des opérations chirurgicales sophistiquées…

AP : En ce qui concerne le handicap, les Rupturistes affirment là aussi s’appuyer sur le « modèle social du handicap » en considérant que le handicap est avant tout une question sociale, et non pas avant tout un problème biologique et technologique. Il s’agit de savoir comment on laisse une place à la différence et à la fragilité humaine, et non pas comment on éradique technologiquement le handicap comme le proposent les transhumanistes.

D* : Il y a des éléments très intéressants dans cette critique sociale du handicap contre l’être humain augmenté qui serait une espèce de « surhomme ». Mais, là encore, est-ce que cela est susceptible de convaincre toutes les personnes en situation de handicap ? Est-ce que certaines ne souhaitent pas avoir recours au technologies médicales de pointe ? Et dans ce cas, quelle réponse les Rupturistes peuvent apporter à cela ?

AP : Il y a un autre point qui me semble discutable dans votre propos, et même très « privilégié-centré ». Vous dites que les Rupturistes ne peuvent toucher qu’une minorité de convaincus. Mais, en réalité, le système d’économie de subsistance est présent encore dans une grande partie de la planète pour tous ceux et celles qui sont exclus en grande partie du système de consommation technocapitaliste du fait du très grand nombre de chômeurs lié à la robotisation d’un très grand nombre d’emplois.

D* : – Oui, sur ce plan, vous n’avez pas tord. Mais le problème, c’est que le système technocapitaliste se maintient avec le nombre de privilégié et de sous-privilégiés qui captent une grande partie des ressources planétaires à leur profit.