Entretien fictif n°3 avec un* dissident* sur la « subjectivité »

AP : – Dans le manifeste et les tracts anarcho-subjectivistes, vous défendez la thèse que le technocapitalisme conduit à un arraisonnement de la subjectivité. Mais est-ce que la notion même de subjectivité n’est pas une illusion ? Après tout, le sujet émerge à l’époque moderne et il est possible qu’il disparaisse avec la posthumanité.

Dissident* : – Il y a plusieurs point. Déjà la manière dont l’anarcho-subjectivisme (A-S) considère la subjectivité. La subjectivité n’est pas propre aux humains. Il est possible d’admettre qu’il y a une subjectivité du vivant à partir du moment où cet être vivant a son propre monde vécu.

L’A-S ne se réfère pas au sujet classique, au sujet cartésien ou kantien, qui se présente comme un sujet abstrait ou universel. La subjectivité dont il est question est une subjectivité située.

Par ailleurs, la subjectivité dont il est question à rapport avec la « citadelle intérieur » dont nous parle déjà le stoïcisme dans l’Antiquité. Elle est une réalité qui est construite et renforcée par des pratiques de soi.

Il ne s’agit donc pas d’une subjectivité au sens où elle a été posé par la modernité.

AP : – On peut certes admettre que cette subjectivité soit construite à partir de processus de subjectivations liés à des pratiques de soi. Mais cette subjectivité n’est-elle pas en premier lieu la résultante d’une biologie ou d’un environnement sociale qui la détermine, et donc détermine même sa capacité à produire des pratiques de subjectivations.

Dissident* : L’A-S ne nie pas que toute subjectivité est située dans des rapports sociaux de pouvoir et que sa position dans les rapports sociaux de pouvoir détermine sa perspective.

Mais il existe des pratiques qui peuvent conduire cette subjectivité située à devenir une subjectivité critique. Un premier élément apparaît, comme le met en lumière P. Pharo, lorsque cette subjectivité est conduite à prendre pour objet de réflexion l’écart entre le discours normatif dominant et la pratique réelle.

Cette subjectivité peut devenir une « citadelle intérieure », un refuge ultime permettant de résister à l’oppression, par des pratiques de soi. C’est l’objectif que se donnait les stoïciens.

AP : Mais vous considérez que cette capacité est fondamentalement menacée par le technocapitalisme.

Dissident* : Les stoiciens, comme l’esclave Epitecte, ont chercher à faire de leur intériorité le refuge ultime qui leur permettait de résister à l’oppression.

Lorsqu’on lit des récits de personnes prisonnières ou torturées : elles ont pu résister parce qu’elles avaient la possibilité de se réfugier dans leur intériorité.

Mais avec le « pouvoir instrumentarien » (Zoboff), les neurosciences et autres développement technoscientifiques, on prétend pouvoir connaître tout de votre intimité et même plus de votre intériorité.

Dans un telle société, il n’existerait plus de possibilité d’une opacité de la conscience de soi à autrui, mais surtout une opacité de soi face aux pouvoirs économiques et politiques.

Nous n’aurions d’autres choix que d’être toujours transparents. Que serait une existence où notre intériorité deviendrait entièrement transparente au pouvoir.

Dans le monde de TechnoFutur, les IA de gouvernance devrait avoir ce droit pour la sécurité de tous et toutes : après tout les honnêtes gens n’ont rien à cacher.

Les hakeurses développent des technologies rebelles qui visent à brouiller les technologies de contrôle et de surveillance des IA de gouvernance et des consortium.

Les anarcho-subjectivistes veulent pouvoir maintenir l’opacité de la vie intérieure.

AP : – Est-ce que l’anarcho-subjectivisme suppose l’individualisme ? Est-ce que toute subjectivité pré-suppose un individu qui soit le support de cette subjectivité ?

D* : Il peut y avoir des subjectivités collectives. C’est ce que suggère l’idée de « point de vue de classe » ou encore les théorie du standpoint (du point de vue). Dans ce cas, la subjectivité est liée à une position occupée dans les rapports sociaux de pouvoir.

Sans récuser cette conception de la subjectivité, l’anarcho-subjectivisme considère qu’il existe également une subjectivité qui peut être singulière.

Néanmoins, une théorie de l’individu n’implique pas nécessairement la reconnaissance de la singularité de la subjectivité. Il y a de nombreuses théories où l’individu n’est qu’un atome abstrait et sans qualité particulière spécifiques. C’est le cas par exemple dans le libéralisme politique. Par exemple, l’idée du voile d’ignorance chez Rawls vise à produire un individu sans subjectivité.

AP : Est-ce que l’anarcho-subjectivisme conduit à récuser la notion d’objectivité ? Est-ce que toute forme d’objectivité est un arraisonnement ?

D : L’objectivité est un processus. Il est possible de parler de processus d’objectivation. Mais il s’agit également d’une limite idéale, d’un idéal régulateur qui est la conséquence d’un processus intersubjectif et/ou d’une réflexivité critique interne dialogique.

Ce qui pose problème n’est pas tant en soi, l’objectivité comme idéal de la connaissance. Ce qui pose problème, c’est la manière dont cet idéal d’objectivité peut être mis au service de pouvoirs politiques, technocratiques et/ou économiques.

AP : Mais toute entreprise de connaissance n’implique-t-elle par un rapport de savoir/pouvoir (Foucault) ? A partir du moment où l’on acquiert de la connaissance sur des personnes ou des groupes, est-ce que l’on acquiert pas également du pouvoir sur ces personnes ou ces groupes ?

D : – Cela dépend comment les recherches sont menées. Il est possible que les recherches en question repose par exemple sur la recherche-action participative, où les personnes ne sont pas seulement considérés comme des objets de la recherches, mais comme des sujets de la recherche.

A-P : – Le mouvement Free The Robots défend le fait de pouvoir accorder un statut de personnes aux robots humanoids qui affirment avoir une conscience de soi. L’argument porte sur le fait qu’il n’est pas possible d’établir de différence sur le plan externe entre une conscience simulée et une conscience authentique. Qu’en pensez-vous ?

D : Il est tout à fait possible en analysant le fonctionnement d’un robot de savoir exactement ce qu’il pense et comment il a été conduit à générer cette pensée.

Les tenants du matérialisme physiologiques considèrent qu’il en est de même pour les êtres humains. Et effectivement, ils produisent des machines qui sont capables de lire les pensées des êtres humains.

Pour autant, il y a une différence, c’est que les êtres humains éprouve intérieurement ces pensées qui s’accompagnent chez eux d’émotions.

Toute la question est de savoir quelle valeur nous accordons à tout cela. Est-ce que le monde intérieur des sujets et les qualités propres à ce monde intérieur ont une valeur en soi ?

Devons-nous défendre l’écologie psychique de ce monde intérieur ?

Peut-on considérer que parce qu’on nous offre des services marchand en échange ou une sécurité des biens et des personnes, nous devons renoncer à l’opacité de ce monde intérieur et en donner l’accès à un pouvoir économique ou techno-politique ?

Je crois au fond que nous semble en train de perdre l’idée de l’importance de l’opacité de cette subjectivité et apprendre à vivre dans un monde de total transparence de soi aux pouvoirs économiques et techno-politique…

Peut-être qu’un jour nous nous habituerons même à être totalement transparents aux autres. Nous aurons alors des sortes d’implants qui rendront nos pensées directement accessibles aux autres. Peut-être qu’il y aura quand même encore un petit bouton off que nous pourrons actionner pour nous mettre en mode privé.

Mais nous ne saurons pas à l’abri d’un dysfonctionnement du système ou d’un piratage de celui-ci à notre insu…

AP : – Vous semblez faire de la subjectivité un critère important. Mais peut-on dire qu’une rationalité sans subjectivité ne pourrait pas être considéré comme une personne ? Les humanoïds du mouvement Free The Robots pensent qu’il n’est pas nécessaire de posséder une subjectivité pour pouvoir être reconnue comme une personne.

D* : – Notre question est plus de savoir, si la subjectivité doit être protégée.

Avec les innovations technologiques, nous n’avons plus le moyen de protéger avec certitude notre subjectivité des intrusions extérieures.

Auparavant, les personnes pouvaient éprouver un traumatisme lorsqu’on violait l’intimité de leur domicile ou lorsqu’elles ou ils subissaient un viol sexuel.

Mais nos technologies ont permis la création d’une nouvelle forme de viol, le viol des consciences, la possible intrusion dans notre intériorité.

Nous n’avons plus d’espace où nous pouvons nous réfugier. Même lorsque nous sommes en nous mêmes, nous pouvons être surveillés.