Rembrandt : l’art de la narration.

Rembrandt : l’art de la narration.

Voir aussi « Rembrandt et l’iconographie religieuse« .

Contrairement à ce qui était la règle en Hollande au XVIIe siècle, Rembrandt a été un artiste polyvalent. Il a pratiqué tous les genres que ce soit en gravure ou en peinture. Mais ce qui a fait sa grandeur, et qui nous séduit aujourd’hui encore, c’est sa faculté de raconter, de mettre en scène les thèmes bibliques ou mythologiques en insistant sur l’émotion, sur la psychologie des personnages vers lesquels il concentre de plus en plus son attention au détriment du décor. (voir par exemple les personnages monumentaux :

Moïse brandissant les tables de la Loi (1659, Gemäldegalerie, Berlin),

rembrandt Moise et les tables de la loi

Saint Matthieu et l’ange (1661, Louvre).

rembrandt saint matthieu et l'ange

Comment Rembrandt envisageait-il la peinture narrative ?

Les histoires peintes par Rembrandt semblent solliciter l’oeil et l’esprit, qui cherchent à déchiffrer le sens des images – comme les personnages dans le Festin de Balthasar, les caractères mystérieux apparus sur la paroi (vers 1635, National Gallery, Londres) – des visages dissimulant la haine : David jouant de la harpe devant Sau?l (vers 1629, Städelsches Kunstinstitut, Francfort). Mais aussi l’ouïe : Saint Pierre et saint Paul en conversation (1628, National Gallery of Victoria, Melbourne) ou le toucher : la main d’Aristote contemplant le buste d’Homère, peint pour Antonio Ruffo, gentilhomme de Messine en 1653 (Metropolitan Museum, New York), Jacob bénissant les fils de Joseph (1656, Gemäldegalerie, Kassel). Ces figures bibliques sont peut-être à interpréter, à la lumière des recherches sur l’imaginaire des contemporains de Rembrandt inspiré de pièces de théâtre contemporaines (voir partie sur la théâtralité ci-dessous).

Dans l’une des sept lettres de lui que nous avons conservées, adressées à Constantijn Huygens, Rembrandt indique qu’il a recherché longuement, en élaborant les tableaux pour le stathouder, « le mouvement le plus grand et la plus naturel possible ». Le terme mouvement doit probablement être compris dans le sens des « mouvements de l’âme » que le peintre devait savoir saisir selon le poète latin Martial. Une exposition d’eaux fortes de la collection Frits Lugt (Institut néerlandais de Paris)  intitulée Rembrandt en tant que narrateur génial avait été organisée en 2006 à Leyde, sa ville natale, afin de montrer l’extraordinaire capacité de l’artiste hollandais à se concentrer sur des moments particuliers du récit, sans pour autant innover complètement comme l’a montré Christian Tümpel dans « Rembrandt, études iconographiques« .

Selon Karel van Mander la narration, dans l’art, peut s’exprimer selon deux modes antinomiques :
– surpeuplé (avec beaucoup de « figurants ») ou solitaire,
– plantureux décors riches) ou parcimonieux (cadre dépouillé).

Rembrandt a pratiqué toutes les deux mais il les transcende souvent pour créer des scènes inédites au-delà des conventions. C’est ce qui explique souvent la difficulté de saisir le sens de la scène que ce soit dans des grandes compositions comme La Mariage de Samson que dans des représentations parcimonieuses comme la gravure intitulée  « La Grande mariée juive« , une femme imposante tenant une lettre, sorte de portrait, peut-être de Saskia mais dont le sujet réel nous échappe. (vous trouverez sur le site de la BNF des explications et des hypothèse quant au sens de cette œuvre).

Karel Van Mander affirme « Des esprits intelligents poussent à inclure (quand cela convient) pour créer l’abondance dans l’histoire : chevaux, chiens et autres animaux, apprivoisés ainsi que des bêtes sauvages et oiseaux des forêts ; frais jeunes gens et jolies jeunes filles, vieillards, matrones, enfants de toutes sortes ainsi que des paysages, des éléments d’architecture, bijoux accoutrements et ornements ».

Dans son traité il énumère tous les détails utilisés pour enrichir les scènes de narration : chevaux, chiens, animaux oiseaux etc. Jeunes gens, vieillards, paysages et éléments d’architecture, bijoux, accoutrement, ornements.

Par exemple dans le dessin Rebecca quittant la maison de ses parents (pour aller épouser Isaac) ci-dessous, épisode de la Genèse (24), il ajoute aux chameaux du texte un éléphant dans le cortège, et d’autres personnages non cités dans le texte.
Rembrandt annote le dessin (voir ci-dessous) : « il faudrait ajouter beaucoup de voisins qui viennent la voir s’en aller. »

Départ de Rebecca de la maison de ses parents, Stuttgart encre brune et lavis, 18x30cm.

Il embellit le récit mais Van Mander prend de son côté position contre la tentation de la profusion : « Les bons maîtres, dans leurs oeuvres majeures, évitent souvent l’excès (…) Ces artistes ne suivent pas la mode des avocats et procureurs qui utilisent beaucoup de mots (…) ils imitent plutôt les grands monarques (…) qui, sans guère parler, communiquent leurs volontés en quelques mots écrits ou prononcés(…) ».

Inversement dans le Samson et Dalila de Berlin (1628, panneau, 61×40 cm) on voit toute la force de suggestion narrative de Rembrandt dans une économie de moyens. Mais Van Mander opte pour la sobriété, peu de fioritures (comme dans le discours) les plaidoyers bavards sont inefficaces. Comme pour la Bethsabée du Louvre où il réduit le récit à la vue d’une femme nue en train de se faire essuyer les pieds par une servante et tenant une lettre dans la main, Rembrandt a-t-il eu tendance à éliminer avec l’âge ce qui n’est pas essentiel à ses yeux ? (le regard de David p. ex manque).  On pourrait le penser mais c’était déjà le cas dans ses œuvres de jeunesse comme avec Andromède (1630, Mauritshuis, la Haye) représentée sans le monstre marin ou Persée. En règle générale, il laisse souvent planer une incertitude quant à l’iconographie et ce dès ses débuts (cf. la scène Historique de Leyde 1626). Ainsi par exemple dans l’eau forte intitulée « Grande mariée juive » ou dans « La fiancée juive » de Rijksmuseum.

Rembrandt a souvent été considéré comme un illustrateur de la Bible, un « peintre biblique » (une exposition d’eaux-fortes consacrée à cette dimension de son œuvre a eu lieu dans les années 1970). Mais il n’a jamais constitué des séries narratives, même s’il s’est inspiré de séries existantes du XVIe.

Sur quel matériau s’appuyait-il ?

(voir  Christian Tümpel, op. cité)
– textes bien sûr mais aussi
– gravures
– objets (sorte d’approche archéologique,)
– maquettes
– son imagination
– des poèmes

A propos du Mariage de Samson (1638, toile 126x175cm, Dresde) un des peintres d’Amsterdam (Philips) souligne la justesse « archéologique » des petits lits sur lesquels sont inclinés les convives comme ceux qu’utilisent encore les Orientaux au XVIIe il poursuit avec d’autres détails avant d’affirmer : « ces fruits de la représentation naturelle, conformes au sujet naissent d’une lecture attentive et d’une profonde analyse du récit. »


Connaissait-il la Cène de Léonard (1495-98, Santa Maria delle grazie, Milan) ? Sans doute. Mais placer la fiancée philistine de Samson au centre est-ce intentionnel, y a-t-il du sens ou est-ce justement le signe des prises de liberté de Rembrandt ?
( L’énigme de Samson, au livre des Juges 13:1-5,24-14:19 )
« De celui qui mange est sorti ce qui se mange, et du fort est sorti le doux. Pendant trois jours, ils ne purent expliquer l’énigme… »
« Quoi de plus doux que le miel, et quoi de plus fort que le lion ? Et il leur dit : Si vous n’aviez pas labouré avec ma génisse, vous n’auriez pas découvert mon énigme. »

– Que cherche-t-il quand il choisit telle ou telle scène narrative ? Selon Gary Schwartz, pour les scènes bibliques il s’inscrivait dans une tradition bien établie par ses prédécesseurs, dont son maître Lastman. C’est également l’avis de Christian Tümpel dans son opuscule Rembrandt : Etudes iconographiques : Signification et interprétation du contenu des images.

Le rapport avec une tierce personne pouvait parfois expliquer certains choix pensons à  l’impact du commentaire de Huygens sur la recherche de l’émotion pour le personnages de Judas repenti. Il s’en servira lors de la grande commande de la Passion par le stathouder Frédéric – Henri. pour son palais de Noordeinde. Une série de cinq tableaux (« 25  fois plus petits » que les panneaux d’autel peints par Rubens pour la cathédrale d’Anvers). Huygens vait déjà remarqué la capacité de Rembrandt d’obtenir « des effets dont les plus grands tableaux de certains autres sont exempts« .

– Mais Rembrandt se distingue par le choix de représenter un moment inhabituel du récit où s’applique le principe aristotélicien de la « peripeteia » un renversement subit de circonstances, un changement subit et complet de l’humeur des personnages. Joost Van den Vondel, le plus grand poète et dramaturge amstellodamois de l’époque, préconisait dans sa théorie littéraire ce procédé qui consiste à un renversement, un changement de circonstances imprévu complet dans le récit qui se traduit dans l’humeur des personnages. C’est ce type de moments que choisit Rembrandt, par exemple quand il représente dans son eau forte Tobie l’aveugle en train de se précipiter vers la porte où son fils vient de frapper.

– Il a également une prédilection pour l’interaction entre deux protagonistes (comme p. ex des personnages qui s’entretiennent, des petits groupes de deux ou trois personnages comme dans la Prédication de Jean Baptiste il divise la scène en plusieurs groupes de deux personnages discutant (souvent accompagnées par un troisième plus passif alors que la scène se déroule sous leurs yeux. Ce motif se retrouve dans d’autres scènes comme la Pièce aux Cent florins, Les trois croix ou La Ronde de nuit.

Sur Rembrandt et le Christ, on peut consulter avec profit l’ouvrage « Rembrandt et la mort de Jésus » de Bernadette Neipp.

Le rôle du théâtre dans la mise en scène rembranesque.

Svetlana Alpers développe dans la 2e partie de son ouvrage L’atelier de Rembrandt, l’idée que le maître s’intéressait de près au jeu théâtral et à la mise en scène. Le dessin ci-dessous représente des comédiens conversant, dont Pantalone (personnage du vieux marchand grincheux de la Comedia dell’arte) :

Dessins du Rijksmuseum ici.

Une foule de dessins représentant des scènes narratives, des personnages bibliques, et même des mendiants, montre que le déguisement, le jeu de rôles était une pratique courante dans l’atelier, Rembrandt demandant fréquemment à ses élèves (voire à  des clients) de se fondre dans un personnage. Bien sûr, toutes les scènes d’histoire n’étaient pas jouées par des acteurs, mais la difficulté d’identifier certaines scènes où portrait de caractère et scène narrative se confondent (FIancée juive, Lucrèce…) montre l’intérêt de Rembrandt pour l’étude psychologique. La théâtralité de la penture de Rembrandt se voit enfin dans la focalisation croissante sur la psychologie du personnage en faisant de plus en plus abstraction des décors, aboutissant ainsi à une sorte de portrait historié d’après modèle ou pas.

Elle explique sa démarche dans l’article Rembrandt un maître dans son atelier, in Annales, Economies, Sociétés,Civilisations, (1987) téléchargeable sur le site Persée. Selon Svetlana Alpers, l’atelier de Rembrandt était une sorte de condensé du monde de la représentation. Rembrandt pratiquait assez peu les sorties (quelques paysages), il n’a pas voyagé, comme d’autres grands maîtres de son temps pratiquant la peinture d’histoire, chez les mécènes, sa réputation était donc exclusivement liée à son atelier, véritable fenêtre ouverte sur le monde et lieu de formation de dizaines de peintres. Le « jeu d’acteurs » de ses modèles, à commencer par ses assistants, sa famille, faisait donc partie du travail quotidien. Même dans son autoportrait en famille (le seul qu’il ait peint), un genre très couru dans le milieu des artistes hollandais (sorte de signature d’atelier), il théâtralise en se représentant en Fils prodigue (ou en tout cas dans un cabaret), faisant jouer à Saskia (?) un rôle de femme de petite vertu.

Là où la tradition de la peinture narrative appelait un travail à partir des chefs d’oeuvres du passé (en particulier italiens), Rembrandt lui substitue (sans renoncer complétement à l’inspiration venant des grands maîtres) une approche personnelle visant à mettre en « spectacle » la « vie » d’une personne selon S. Alpers qui qualifie Rembrandt de « directeur d’une troupe de théâtre ». La sobriété des personnages dans le Festin d’Esther avec Aman et Assuréus (1660, musée Pushkin, Moscou) fait référence au jeu des acteurs mesuré préconisé par l’auteur d’une pièce de théâtre « Esther ou le salut des juifs » jouée en 1659 en l’honneur de l’épouse du commanditaire.

Le Serment de Claudius Civilis ou Conspiration des Bataves, (196×309 cm, 1661, Stockholm) est un tableau étrange, tronqué mais qui aurait dû être le plus grand tableau de Rembrandt (plus de 5 m de chaque côté).

conjuration de claudius civilis 196x309 cm, 1661 Stockholm

Dans cette atmosphère étrange, Civilis apparaît comme une sorte de divinité mystérieuse vers laquelle convergent les bras, les épées (dont une n’est tenue par personne), une coupe (levée en signe de voeu ?). Dans une palette extrêmement limitée, de tonalités chaudes, aux effets moirées. Une lumière intense émane de la table créant un subtil jeu d’ombre et de lumière qui ajoute à l’étrangeté de la scène. L’ambiance semble « barbare » et s’inspire du texte de Tacite :

« Civilis, sous prétexte de donner un festin, réunit dans un bois sacré les principaux de la nation et les plus audacieux de la multitude. Quand la nuit et la joie eurent échauffé les imaginations, il commença par célébrer la gloire de la patrie ; puis il énumère les injustices, les enlèvements, et tous les maux de la servitude…Après ce discours, qui fut reçu avec enthousiasme, Civilis lia tous les convives par des imprécations en usage parmi les barbares. »

L’ambiance est rendue par Rembrandt dans un style biblique, l’amputation du tableau nous rendant très proches du rebelle borgne entouré de ses convives. A la solennité du tableau complet se substitue ici une atmosphère « barbare ».

Commande publique, cette toile (amputée en haut et en bas, voir dessin de Munich), faisant partie d’une douzaine de tableaux commandés à différents artistes en remplacement à Govaert Flinck, son élève, décédé,  sera exposée sur les murs de l’Hôtel de Ville d’Amsterdam, peut-être parce qu’elle a choqué par son caractère non fini. Pour avoir une idée de ce à quoi s’attendaient les commanditaires on peut se référer au tableau de Ferdinand Bol au Rijksmuseum, montrant l‘accord de trêve entre Civilis et Cerealis, le général romain, censé mettre fin à la révolte des Bataves. C’est cet accord qui sera mis en cause par la conspiration ensuite comme l’affirme Tacite.

A quoi le refus par la municipalité était-il dû ? Pourquoi la tableau de Rembrandt a-t-il été remplacé après un an par celui de Jurriaen Ovens (élève de Govert Flinck), 546×538 cm, vers 1662,  actuellement au palais royal d’Amsterdam ?

Pour les uns c’est le style rugueux qui a dérangé. Selon Gary Schwartz c’est pour des questions d’argent, ce motif étant toujours la cause des retours de tableaux. Rembrandt a-t-il été remboursé de ce refus ? Nous ne le savons pas mais c’est probable.


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