Iconographie de la douleur, généralités (2).

Iconographie de la douleur, généralités (2).

Rappelons que la douleur est un phénomène physique ou psychique qui se se ressent certes dans la chair mais qui impacte aussi la relation aux monde extérieur, aux autres. La difficulté réside au fait  que la douleur se vit comme une violence de manière intime alors que l’artiste doit la faire venir au dehors  à travers la représentation du corps, du visage. Nous devons inscrire enfin ces oeuvres dans le système symbolique de valeurs de chaque époque en fonction de la société, de sa culture et de ses croyances, très importantes dans un tel sujet..

Quels sont les principaux sujets impliquant la représentation de la douleur ?

Les tortures omniprésentes dans la représentation de l’Enfer.

Au Moyen Age, c’est un des thèmes de prédilection pour figurer la douleur dans la représentation des damnés précipités en Enfer. Les tympans des églises romanes et des cathédrales gothiques sont ornés de reliefs du Jugement dernier. les Damnés sont précipités en enfer, engloutis par le Léviathan et soumis au châtiment éternel (voir aussi les panneaux de Lorenzo Maîtani sur la façade de la cathédrale d’Orvietto (ici). Mais c’est dans la peinture que les images les plus riches en supplices se sont développées.

En effet, les corps des damnés sont soumis à une multitude de tortures souvent en rapport avec le péché commis et qui pour certaines d’entre elles correspondent aux châtiments prescrits par la justice des sociétés médiévales quelle soit ecclésiastique ou civile. Nous avons vu en cours d’HK les tympans en relief (romans ou gothiques) et des panneaux peints mettant en scène le Jugement dernier. L’enluminure a également illustré le sujet comme par ex. dans le Hortus Deliciarum de l’abbesse du Mont Saint-Odile Herrade de Landsberg (voir sur ce site les différentes torturées infligées aux damnés).

L’Enfer, détail, enluminure du Hortus Deliciarum,

Giotto marque un tournant dans sa fresque de la chapelle Scrovegni de Padoue (vers 1303 – 1306) où une plus grande variété de supplices est intégrée même si c’est sur fond sombre (: voir détails ici) et que la petite taille des figures place les  souffrances des damnés au second plan.

Giotto, détails de la fresque du Jugement dernier, vers 1303-1306, Chapelle Scrovegni, Padoue.

Un des tout premiers exemples de peintures sur ce sujet, est celui du Camposanto de Pise, peint vers 1330 par Buonamico Buffalmaco qui consacre également dans la peinture ce théâtre du supplice insupportable que constitue l’Enfer lieu par excellence des tortures les plus insupportables les unes que les autres.
C’est une figure énigmatique, un des successeurs de Giotto, dont l’existence fut contestée. Il était en tout cas considéré comme un personnage grotesque, sorte d’anti-Giotto (on pensera à Piero di Cosimo vu comme l’excentrique antithèse de Léonard par Vasari). Buffalmaco est en tout cas attesté parmi les peintres de Florence (corporation des médecins). A partir des années 1970, on lui attribue les fameuses fresques du Triomphe de la Mort de Pise car on sait d’après un document qu’il a travaillé au Camposanto après avoir peint une fresque à la cathédrale d’Arezzo. Sur les murs du cimetière monumental de Pise, un grand cycle de fresques associant le Jugement dernier, l’Enfer, le Triomphe de la Mort et la Thébaïde.

Ce thème appartient à l’iconographie macabre du Moyen Age tardif qui s’est développé  au Nord des Alpes mais aussi en Italie. Il s’agit de mettre en scène une rencontre entre morts et vivants (voir aussi le thème de la « Danse macabre ») souvent dans le contexte iconographique du Jugement dernier.

Voir présentation des fresques sur Web Gallery of Art : http://www.wga.hu/frames-e.html?/html/b/buffalma/index.html

 Dans une vision originale de l’iconographie du jugement dernier, Buffalmaco place côté à côté le Christ et le Vierge dans leur mandorle à gauche et l’Enfer à droite (à la gauche du Christ) où sont précipités les damnés.

Buonamico Buffalmaco, L’Enfer, vers 1335-40, détail de la fresque, Campo Santo, Pise.

Détail : remarquer les expressions et la gestuelle des damnés.

C’est sur le mur de l’Enfer que Buffalmaco représente  les scènes traditionnelles de tortures :

Dévoration par des serpents, de morsures par des démons auxquelles s’ajoutent les supplices des vicieux : les gourmands souffrent de la faim, les coléreux se flagellent tandis que les envieux et les paresseux restent prostrés dans leurs angoisses. Les démons se munissent d’une palette d’instruments de torture pour accentuer la peine des damnés : tenailles pour arracher la langue, pièces brûlantes versées dans une gorge, fourche sur laquelle est empalé un sodomite, etc. L’accumulation des motifs est ici un des sommets de l’iconographie de la torture médiévale. Jérôme Baschet considère cette représentation comme une véritable révolution iconographique (article ici). Le développement des supplices atteint ici son paroxysme dans un florilège sans précédent d’horreurs et de souffrances :

le corpus des châtiments s’étend, les modes d’attaque du corps se diversifient, incluant en particulier des formes de rupture de l’intégrité du corps (décapitation, amputations, écorchage). La visée du corps, découpé, violé, atteint un paroxysme de violence.

Dirk Bouts met également en scène la « chute des damnés » en Enfer dans ce panneau, seul rescapé d’un triptyque du Jugement dernier perdu. Véritable florilège de gestes et d’expressions de la douleur.

Dirk Bouts, La chute des damnés, Vers 1470, Huile sur bois, 115 × 69.5 cm, Palais des beaux-arts de Lille.

Détail du tableau :

Le martyre.

Le martyre qu’il soit profane (on parlera alors de « supplice ») ou religieux est un des topoi de la représentation de la douleur physique.

Le supplice profane.

Sur ce sujet, voir bien sûr l’ouvrage de Carlo Puppi, Le supplice dans l’art. (scanné ici)

La Justice de Cambyse peinte par Gérard David (Musée de Bruges) montre un homme dépecé vivant, il s’agit du juge corrompu Sisamnès mentionné par Hérodote dans le 3e Livre de l’Enquête.

  Gérard David, Le Jugement de Cambyse, panneau d’un diptyque ou triptyque, ici l’écorchement du juge Sisamnès, 1498, huile sur bois, Groeningemuseum, Bruges.

(voir ici et ici)

L’extrême crispation de sa bouche exprime les souffrances ressenties dans tout son corps. Voici ce qu’en dit Joris Huysmans :

 » La maîtrise picturale rend le spectacle de la torture supportable et permet de s’intéresser au sujet. Les mots n’offrant aucun repère, mieux vaut s’en tenir aux exemples […] Ce sont des oeuvres insoutenables, ce ne sont pas des oeuvres laides et sans intérêt. C’est le paroxysme de l’émotion qui est recherché, non l’exacerbation des sens. Il est recherché dans un climat de confiance et d’abandon que seul peut octroyer cet ensemble d’opérations que l’on résume par le concept de sublimation. La torture épouvantable mise en scène par Gérard David dans La Justice de Cambyse est acceptable en raison du raffinement de la peinture et de la sobriété des expressions; la qualité nous permet finalement de nous intéresser au sujet.  »


Joris-Karl Huysmans. De tout. 1902

Autre cas d’écorché vif, celui du Satyre phrygien Marsyas qui défia Apollon avec son aulos et perdit le combat suite au jugement des Muses.(voir article du Dictionnaire Héros et mythes de l’Antiquité ici). Un sujet iconographique traité plusieurs fois à partir de la Renaissance permet aux artistes du baroque de mettre en scène un supplice parmi les plus terrifiants.

Titien choisit l’image crue du sature dépecé comme un animal. Sujet pathétique traité depuis l’époque hellénistique comme en atteste le chef d’oeuvre du Louvre (ici).

Marsyas, copie romaine d’une sculpture hellénistique (IIIe – IIe s. av. JC)

Titien, Le supplice de Marsyas 1576, Huile sur toile, 212×207 cm, Kromeriz, Muséee d’État, Rep. tchèque.

Le grand maître vénitien choisit de rendre la scène plus terrifiante encore grâce au coloris et au traitement des matières par de forts empâtements, presque en relief. Ayant perdu son fils à cause de l’épidémie de peste qui sévissait à Venise, il choisit de se représenter en Midas (censé trancher la compétition entre Apollon et Marsyas) méditant (à droite).

Autre version, baroque cette fois, où l’ambiance dramatique accentuée par le jeu de clair obscur contraste avec l’aspect grotesque de l’expression du visage et de la position peu naturelle du corps souffrant. On retrouve dans ce type de représentation le même contraste que dans le Laocoon antique entre un corps idéalisé, musclé et puissant, et un visage à l’expression très marquée par la douleur.

Jusepe de Ribera, Apollon et Marsyas, 1637, huile sur toile, 182 x 232 cm, Naples, Museo nazionale di San Martino.

D’autres héros mythologiques permettent de traiter le thème de la douleur :  Hercule et son supplice, Prométhée enchaîné (Rubens tableau d’atelier de 1611, Philadelphie, J. Jordaens de Cologne), Nicolas Sébastien Adam (sculpteur du XVIIIe voir ici), Philoctète (tableau de Drouais voir ici)

Rubens Prométhée enchaîné, 1611, huile sur toile 143 x 210 cm. Musée de Philadelphie.

 

Jacob Jordaens, Prométhéee enchaîné, vers 1640, hule sur toile 245 x 178 cm Cologne, Wallraf-Richartz Museum.

Jean-Germain Drouais, Philoctète sur l’ile de Lemnos, 1788, huile sur toile,, 225 x 176 cm, Chartres, MBA.

Ses souffrances sont l’oeuvre des dieux. Il a été mordu par un serpent gardien de l’autel de la déesse Chrysa, dont il s’est trop approché : une humeur brûlante coule de son pied déchiré. Il endort la douleur avec une herbe, mais subit des crises terribles puis s’endort d’épuisement. Philoctète exprime vivement sa souffrance par des cris et des gémissements mais il n’est pas représenté ainsi contrairement au fameux « cri » du Laocoon.

La mort d’Hercule.

Guido Reni Bologne, 1575 – Bologne, 1642 Hercule sur le bûcher, 1617 – 1619 H. : 2,60 m. ; L. : 1,92 m. (Voir Web Gallery of Art ici, en anglais)

Le dernier des quatre épisodes de l’Histoire d’Hercule peints par Reni pour le duc Ferdinand de Gonzague, ce tableau montre le héros s’immolant pour mettre fin aux souffrances provoquées par une tunique empoisonnée du sang du centaure Nessus (Ovide, Métamorphoses, IX, 132-133). Purifié par ce sacrifice, Hercule accédera à un rang divin.

Autre mort tragique où l’expression de la douleur est au coeur de la représentation est celle de Milon de Crotone, athlète réputé de l’antiquité qui devenu âgé s’est cru capable de fendre un vieux chêne. Sa main coincée dans le tronc, il ne put s’en échapper lorsque les loups l’ont attaqué. Il meurt dévoré dans d’atroces souffrances. Le chef d’oeuvre de Pierre Puget destiné au palais de Versailles,  (Lire notice du Louvre ici).

Pierre Puget, Milon de Crotone, vers 1683, marbre, H: 270 cm. Louvre.

Le martyre religieux

Il faut rappeler que le statut de la douleur change entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Dans le premier, la douleur, la souffrance humaines sont liées au péché, à l’idée du Mal puisqu’elles n’existaient pas dans le Jardin d’Eden. La douleur est le stigmate du pécheur. L’exception incompréhensible de Job, affligé de souffrances alors qu’il est pieux et vertueux, montre également que le sens de cette douleur peut échapper à l’homme.

Dans le Nouveau testament en revanche, la douleur est le moyen de se rapprocher de Dieu. La douleur, la souffrance ordinaires sont le continuum de celles du Christ souffrant sur la croix pour le salut de l’humanité.

Contrairement aux figures de l’antiquité, martyre des saints surpasse la douleur grâce à la puissance de la foi en Dieu qui leur permet de rester impassibles devant les tortures qui leur sont infligées à l’image du Christ dans la Passion. Le peintre choisit parfois d’édulcorer la représentation du supplice décrit dans la Légende dorée de Jacques de Voragine. C’est le cas de Lorenzo Costa le jeune, peintre maniériste de Mantoue dans le Martyre de Saint Adrien :

« L’empereur fit frapper Adrien par quatre hommes d’une force prodigieuse ; et ils le frappèrent si cruellement que ses entrailles sortaient du corps »

Lorenzo Costa, Martyre de Saint Adrien, 1570, huile sur toile, église Santa Barbara Mantoue.

Souvent les instruments du supplice prennent le relais et permettent de les identifier : la roue de Sainte Catherine, le grill de Saint Laurent brûlé, la pierre de Saint Étienne lapidé, la tête de Saint Denis décapité etc. (Aller su WGA pour retrouver des représentations : Saisir le nom du saint en anglais quand le nom diffère du français)

De même pour les arma christi (terme utilisé à partir du XIVe siècle pour désigner les instruments de la Passion) : le fouet, la couronne d’épines et la main qui gifla le Christ,  la croix, les marteau, les clous et la pince, la lance, un bâton garni d’une éponge) symbolisent la souffrance du Sauveur et sa mort sur la croix.

Hans Memling, La Vierge montant l’homme de douleur, 1475-79, huile sur panneau 27×20 cm, National Gallery, Melbourne.

Ce sont les objets symboliques de l’avilissement du corps du Rédempteur, armes qui l’ont accompagné tout au long de la Passion et qui sont les armes de la lutte victorieuse contre Satan. Ces mêmes armes dont on disait que le jour du Jugement dernier, elles deviendraient celles de la condamnation des damnés et symbole d’amour et de victoire pour les élus.

Au XVe et au début du XVIe le culte des arma christi atteint son apogée. Elles étaient vénérées comme signes d’humiliation rédemptrice du Sauveur comme en témoignent les thèmes dévotionnels de la Midericordia Domini, de la Descente de croix, du Christ au tombeau ou du Vir dolorum dans lesquels le Christ porte plusieurs instruments de la Passion. Au fil des siècles le thème s’enrichit de nouveaux signes : le linceul du Sépulcre, le vêtement de dérision, le fouet, le manteau pourpre, l’aiguière dans laquelle Pilate s’est lavé les mains, la tunique sans couture ou les dés à jouer des soldats. Ces cycles iconographiques sont d’une très grande richesse (peinture, sculpture, gravure…).

Par analogie, le cycle iconographique des sept douleurs de la Vierge (: fête créée en 1423) rassemble les moments douloureux de sa vie de mère du Christ. Son corps est parfois percé de sept ou quinze glaives de douleur.

Vierge aux sept glaives, 1509, relief 110 x 63 cm, église Saint Nicolas de Beaune.

De même, les Douze Sibylles, prophétesses de l’Antiquité (voir ici), sont parfois représentées en marge de la passion chacune tenant un objet en rapport avec sa prophétie (cf. article wiki « Les Sibylles prophétesses du Christ ? ici et Apparition dans l’iconographie chrétienne ici).

La Vierge entre la Sibylle de Libye et celle de Cumes à

La Vierge entre deux sibylles. Sacristie de la Sacra Capilla del Salvador à Ubeda. Sculpture d’Esteban Jamete (Etienne Jamet) ayant travaillé en Andalousie à la Renaissance (condamné par l’Inquisition en 1557).

Dürer a peint un polyptyque de la Viege aux Sept douleurs vers 1496 :

Albrecht Dürer, Les sept douleurs de la Vierge, vers 1496, huile sur panneau, 109 x 43cm panneau central, 63 x 46 cm panneaux annexes, Alte Pinakothek Munich et Gemäldegalerie Dresde.

La prophétie de Siméon sur l’Enfant Jésus. (Lc, 2, 34-35) : « Pour vous un glaive de douleur transpercera votre âme ».
La fuite de la Sainte Famille en l’Égypte. (Mat, 2, 13-21)
La disparition de Jésus pendant trois jours au temple. (Lc, 2, 41-51)
La rencontre de Marie et Jésus sur la via crucis. (Lc, 23, 27-31)
Marie contemplant la souffrance et le décès de Jésus sur la Croix. (Jn, 19, 25-27)
Marie accueille son fils mort dans ses bras lors de la Descente de croix. (Mat, 27, 57-59)
Marie abandonne le corps de son fils lors de la mise au tombeau. (Jn, 19, 40-42

– Les massacres humains.

Un de sujets à forte charge émotionnelle est celui des massacres humains, en particulier de nourrissons. Exemple archétypal, le Jugement de Salomon met aux prises deux prostituées dont l’une a tué son enfant et vole l’enfant de l’autre. Le roi Salomon à qui elle a demandé l’arbitrage propose de couper l’enfant en deux. La tension dramatique maintes fois représentée atteint sont paroxysme quand la vraie mère préfère donner son enfant plutôt que de le voir mourir.

Ce désespoir et cet amour maternels sont également à leur comble dans l’épisode biblique du Massacre des Innocents (Mathieu 2,16) qui précède la fuite en Égypte. Dans la représentation traditionnelle, le roi Hérode ordonne par un geste de la main aux soldats de tuer tous les enfants de Bethléem âgés de moins de deux ans. Ils sont parfois tués dans les bras de leurs mères. (cf. Giovanni Pisano, Giotto et plus tard Poussin…).

Bien sûr l’histoire fournit aux peintres d’autres sujets de massacres collectifs. Illustrant un épisode de la vie d’Octave, petit-neveu de César, les Massacres du Triumvirat d’Antoine Caron (1566, Louvre) montrent la sanglante répression du second triumvirat (300 sénateurs et deux mille cavaliers massacrés) (cf. site du Louvre ici article…).

Antoine Caron (Beauvais, 1521 – Paris, 1599), Les massacres du Triumvirat, 1566, 116 cm x 195 cm. Louvre.

Une réinterprétation des massacres de protestants à travers cette composition complexe en perspective qui place paradoxalement au premier plan des scènes d’une extrême violence visiblement pour frapper le spectateur un peu  à la manière des médias actuels. Ce tableau fait allusion au massacre des protestants pendant les guerres de religion : le 6 avril 1561, le connétable de Montmorency, Jacques d’Albon de Saint-André, et le duc de Guise formèrent un Triumvirat contre les protestants. Ce fait contemporain entrait en résonance avec les guerres civiles de la République romaine relatées par Appien, contemporain de Marc Aurèle, dans Histoire romaine. On pourrait interpréter cet « anachronisme » à la manière des typologies médiévales qui établissaient des correspondances entre Ancien et Nouveau Testament, certains faits du premier étant censés prophétiser la naissance et la Passion du Christ.

Les guerres de religion entre catholiques et protestants ont justement donné lieu à une iconographie des supplices, et de massacres (notamment dans la gravure) qui ressurgira avec la Guerre de Trente ans (Jacques Callot)massacres de Wassy et de Tours en 1562, celui de la Saint Barthélémy en 1572 donnent naissance à une imagerie violente largement popularisée par les « Quarante gravures de Tortorel et Perrissin.

Exécution des conjurés d’Amboise, gravure d’après Tortorel et Perrissin.

Une « Michelade » protestante à Nîmes (massacre de catholiques) par les mêmes Tortorel et Perrissin ici.

Ces deux graveurs ont produit une série d’estampes illustrant les principaux événements dramatiques survenus en France entre 1559 et 1570, dont les innombrables reproductions jalonnent les manuels d’histoire.  Cette suite de gravures publiée à Genève en 1570 était le premier ouvrage à fournir exclusivement par le biais d’images une histoire du passé récent en vue d’offrir un « vrai portrait » d’événements contemporains.

Autre source majeure sur les massacres des Guerres de Religion mais en littérature cette fois, le poète Théodore Agrippa d’Aubigné ou Universalis ici (1552-1630) qui exprime dans ses chefs d’oeuvre : Printemps et Tragiques son horreur des supplices et des souffrances physiques, et spirituelles infligées aux protestants.

Portrait de Théodore Agrippa d’Aubigné. 1622, huile sur toile, Genève.

Tortorel et Perrrssin, Le massacre de Wassy 1er mars 1562. Gravure (eau forte ? non datée) de 54 x 37 cm. Archives départementales de la Marne.

Chez d’Aubigné, les descriptions poétiques du corps supplicié, ouvert, meurtri sont d’une force incroyable : son propre corps, son cœur, ses entrailles sont mis à nu, il est vrai dans un contexte doublement propice : massacres des Guerres de Religion de la 2e moitié du XVIe siècle mais aussi débuts et diffusion de la dissection et de l’anatomie dans les pratiques médicales.

Dans les Stances, livre du recueil le Printemps (poème de jeunesse) il  s’inspire de l’amour déçu des Sonnets de Pétrarque pour mettre en scène sa souffrance physique et psychique.

J’ouvre mon estomac, une tumbe sanglante

De maux ensevelisz : pour Dieu, tourne tes yeux,

Diane, et voy au fond de mon cueur party en deux

Et mes poumons gravez d’une ardeur violente,

Voy mon sang escumeux tout noircy par la flamme

Mes os scz de langeurs en pitoiable point

Mais considere aussi ce que tu ne vois point

Le reste des malheurs qui saccagent mon âme.

Vasari à la Sala Regia du Vatican ainsi que d’Alexandre Evariste Fragonard ont également représenté ce sujet.

Giorgio Vasari, Massacre de la Sainte Barthélémy, Assassinat de Coligny, fresque 1572-73, Rome, Vatican, Sala Regia.

Alexandre Évariste Fragonard, Scène de massacre de la Saint-Barthélemy, dans l’appartement de la reine de Navarre 1836, huile sur toile, 179 x 133 cm, Louvre.

Au début du XIXe siècle, les batailles napoléoniennes relancent l’iconographie des tueries dans des tableaux de grand format. De même, les deux premiers conflits mondiaux et la guerre d’Espagne donnent l’occasion aux peintres de renouveler le genre, Guernica étant en exemple parmi les plus bouleversants (Madrid, Centre de Arte Reina Sofia).

La panique de la mort est ici omniprésente : bouches béantes comme des plaies, pieds et mains tordus par la douleur, yeux exorbités fuyant le visible, corps désarticulés subissant la violence. Picasso récidive à la fin de la Seconde guerre mondiale avec un tableau d’une autre nature, le Charnier.

Le charnier Paris, 1944~printemps 1945, huile et fusain sur papier 199,8 x 250,1 cm. MOMA.

Il s’agit de l’intrusion de la guerre dans une maison (d’où l’adjonction d’objets du quotidien : casserole, cruche, table : homme torturé rappelant l’homme mort de Guernica, les mains liées comme le mouton de l’Homme au mouton (-> allusion au sacrifice)  femme martyrisée.

Tableau incompris à son époque (un peu comme les Demoiselles en leur temps). Le tableau est un geste de mémoire et d’hommage aux victimes de la guerre et de la déportation. La scène de massacre est transposée ici dans un intérieur domestique. La famille est surprise et massacrée  dans son quotidien. Un couple dont l’homme a les mains attachés comme s’il était devant un peloton d’exécution, et un enfant massacrés. »Tu vois une casserole ? » aurait dit Picasso à ÉLuard venu avec un survivant de Manthausen pour mesurer les effets que produirait le tableau chez une victime. « Eh bien une casserole aussi ça peut crier ! Tout peut crier ! «  L’incompréhension suscitée par ce tableau dans les milieux communistes était grande comme le montre le réquisitoire d’Aragon (à lire dans l’article du Dictionnaire Picasso de P. Daix sur ce tableau en deux pages ici et ici). Ses amis communistes qui voulaient célébrer la victoire, n’ont rien compris à ce tableau noir et désespéré.

L’homme au mouton [Étude] Paris, 19-February/1943 encre aquatinte 66 x 50,2 cm. Musée Picasso.

Le mouton est bien sûr une allégorie des civils innocents envoyés à l’abattoir nazi.

Sur la manière dont Picasso a peint la souffrance et l’inhumanité causées par la guerre voir ici :

COURS : PICASSO ET LA GUERRE :  http://lewebpedagogique.com/khagnehida/archives/26502

Le Charnier renvoie évidemment à l’autre grand tableau de Picasso sur la guerre, Guernica.

Pierre Daix dira à ce sujet : « Picasso ne peint pas à la manière de Delacroix « Scènes de Massacres à Guernica » mais il interroge sa peinture face au massacre de Guernica. »

Le drame de Guernica se jouait essentiellement entre femmes, la présence masculine est discrète. Soulignons que modèles plastiques étaient déjà inventés dans d’autres sujets -> époque surréaliste, Crucifixion, Olga hurlante, le cheval hennissant dans les tauromachies, mais aussi la désarticulation cubiste des corps.

Ici fuyant, ailleurs hurlant à la mort de son enfant, la femme porte le drame au-devant de la scène à la manière du Massacre des Innocents. L’émotion personnelle de Picasso ne se reflète pas de la même manière dans les Massacres de Corée où des femmes et des enfants apeurés sont mis en joue par des soldats dans un dispositif rappelant à la fois le Dos de mayo de Goya et le Massacre des Innocents.

Picasso, Massacre en Corée, Vallauris, 18 Janvier 1951, huile sur contreplaqué 110 x 210 cm. Musée Picasso.

L’accouchement : l’iconographie occidentale ne montre pas souvent des parturientes au visage déformé par la douleur. Une des tentatives de représentation les plus expressives est celle qui illustre le manuscrit du XIV siècle (BNF, Lat. 16169, F° 145) où l’on voit une femme dont la douleur déforme le visage, ses bras gesticulent tellement qu’une sage-femme a toutes les peines à la contenir.

Il existe peu de représentations d’accouchements Eve ou de la Vierge. Cette dernière (comme parfois Sainte Anne, sa mère) est représentée allongée sur un lit après la naissance de l’Enfant.

Pietro Lorenzetti, Naissance de la Vierge, 1342 Tempera sur bois 188 x 183 cm Museo dell’Opera del Metropolinata, Sienne

En revanche, Rebecca accouchant de Jacob et d’Esaü, peut donner lieu à des images plus explicites :

Franc?ois Maitre, Accouchement de Rebecca, vers 1475-1480, miniature,  La Haye, MMW, 10 A 11″) Livre 5, 4.

ou Olympias accouchant d’Alexandre le grand sont représentées dans des enluminures médiévales. L’imaginaire médiéval considère la césarienne comme un mode d’accouchement ayant donné naissance à l’Antichrist.

Les allégories.

Plusieurs allégories représentent des états douloureux. Dans l’Antiquité, Eris représente la Discorde. Elle est mère de la Peine, de l’Oubli, de la Faim et des Douleurs, elle crée la jalousie et l’Émulation. Au Moyen Age, plusieurs allégories féminines représentent des états douloureux : Dans les manuscrits de la Psychomachie de Prudence (poète chrétien du IVe – Ve siècle), ouvrage très prisé au Moyen Age et jusqu’à la Renaissance. le combat des vices et des vertus un topos de l’iconographie médiévale.

La Concorde blessée par la Discorde. Détail d’une Illustration de la Psychomachie (Manuscrit du VIIIe, parchemin). London, Bristish Library.

L’Humilité tient la tête de l’Orgueil décapité devant l’Espérance. (même manuscrit).

 Dans les fresques de Giotto à Padoue, Ira (Colère) et Desperatio (Désespoir) sont les deux figures de douleur.

http://www.wga.hu/frames-e.html?/html/g/giotto/padova/7vicevir/index.html

Giotto, Le Désespoir, 1306, fresque, 120 x 60 cm, Chapelle Scrovegni. Padoue.

Le désespoir n’est pas seulement la condition du pécheur qui se retrouve privé de toute possibilité de rédemption. Il est aussi un vice. En effet, en tant que tristesse excessive, le désespoir (desperatio) s’oppose à la vertu de l’espérance (spes).

Une figure féminine s’est pendue tandis que le démon est en train de lui enlever son âme.

Giotto, La Colère, 1306, fresque, 120 x 60 cm, Chapelle Scrovegni. Padoue.

Dans le cycle du Roman de la Rose, Tristesse est une longue silhouette blonde qui se tire les cheveux en signe de désespoir.

Tristesse, Le Roman de la Rose. Manuscrit. Médiathèque communautaire de Draguignan, ms. 17, f. 3v, début xive siècle,

Faim est maigre et âgée, elle se griffe le visage pour tromper son angoisse. Dans le Des cas de nobles hommes et femmes, Vieillesse, courbée et vêtue de haillons, marche en s’appuyant sur des béquilles alors que Malheur, le compagnon de Pauvreté à moitié nu, est libéré grâce à la victoire de Pauvreté sur Fortune.

Mais l’allégorie la plus complexe est celle de la Mélancolie.

ici aussi, l’image archétypale nous vient de l’Antiquité :

Ajax, détail, Bronze, H: 29 cm, Asie Mineure, Romain, époque d’Auguste. Coll. part.

(Lire l’argument de la tragédie homonyme de Sophocle ici.) Dans le cas de ce bronze, il tient le glaive avec le quel il tua, dans un accès de folie, les bêtes de l’armée grecque pensant qu’il s’agissait des compagnons d’Ulysse qui lui  a été préféré pour recevoir les armes d’Achille. Pensif, il réalise la gravité de son acte et sombre dans la mélancolie avant de se suicider.

Barthélémy Van Eyck, dans le Livre du Cœur d’Amour (écrit par le duc René d’Anjou  lui même) la représente comme une femme maigre, pâle, échevelée, mal habillée et agressive (Vienne Osterreischiche Nationalbibliothek, MS 2597.

Détail de l’enluminure :

L’interprétation par Dürer dans sa fameuse gravure (1513-14) associe l’attitude pensive du personnage de l’ange avec une accumulation d’objets symboliques propices à une réflexion intellectuelle sur la destinée humaine et sur l’art.

Une des formes connues de la Mélancolie est l’acédie (acedia ou akédia), un état de tristesse profond résultant de la solitude et qui était associé soit aux ermites soit aux moines. Cette attitude désespérée sort du milieu des clercs pour devenir un « mal de l’âme » comme le montre J. Bosch :

Jérôme Bosch, Saint Jean baptiste dans le désert, vers 1489, huile sur bois, 49×40 cm, Museo Lázaro Galdiano, Madrid.

La représentation de l’acédie, ou de la lutte contre l’acédie prend des formes surprenantes. C’est le cas de Martin Schongauer (le maître de Dürer) avec la Tentation de Saint Antoine :

M. Schongauer, La tentation de Saint Antoine, vers 1470-75, gravure sur cuivre au burin, 31 x 23 cm.

La gravure aurait inspiré le premier tableau de Michel – Ange :

Michel-Ange (attribué à ) Le Tourment de saint Antoine, vers 1487  huile su panneau, 47 x 35 cm, Musée d’art Kimbell, Fort Worth (Texas)

Thème dû à un ajout flamand à la Légende dorée du saint. Saint Antoine flotte entouré des tentations envoyées par le Mal ou d’êtres qui l’empêchent de léviter en le retenant. Neuf créatures ailées, griffues, poilues, elles symbolisent des tribulations, des séductions qui induisent des douleurs psychologiques et physiques. Ce contraste saisissant entre le corps vide d’énergie et ces assaillants lubriques et agités est un des symptômes de la mélancolie décrits déjà par les philosophes de l’antiquité. C’est un image d’exemplum sancti où la figure du saint lutte contre le Mal mais aussi contre l’acedia, cette paresse ou ennui qui saisit les moines dans leur retraite solitaire

Le deuil.

Les gestes et l’attitude du deuil apparaissent dès l’Antiquité classique : p. ex. lever les bras vers le ciel (personnages isolés ou cortège funéraire).

L’archétype de la représentation de la douleur face à la mort d’un être aimé et du deuil est la Lamentation de la mort de Méléagre est un sujet profane qui a servi de modèle aux artistes européens pour la Lamentation du Christ mort (geste du thrénos antique et byzantin avec les bras tendus vers l’arrière) voir ci-dessous et bien sûr le Laocoon.

On voit à gauche la mère de Méléagre retirant un tison (une longue bûche) du feu pour empêcher la mort de son fils car selon une prophétie il allait mourir car ce tison serait éteint. On comprend pourquoi l’histoire et l’iconographie de la mort de Méléagre ont pu être rapprochées de celle de la Passion du Christ dont la mort était aussi annoncée dès son enfance à sa mère Marie (Siméon au Temple)

Ce geste se retrouve fréquemment dans l’iconographie médiévale de la Lamentation du Christ mort ou de la Desente de Croix (fresque de cf Giotto à Padoue ci-dessous) remarquez aussi la variété des gestes d’affliction et de douleur des anges).
Un autre relief de Méléagre existe également au Louvre :

http://art.rmngp.fr/fr/library/artworks/fragment-de-sarcophage-mort-de-meleagre_sculpture-technique_marbre

Sarcophage de Me?le?agre, IIe sie?cle ap. JC, relief romain en marbre, 42 x 96 cm, Louvre.

Il a pu servir de modèle à Nicolas Poussin pour un de ses tableaux à haute teneur éthiques, Le testament d’Eudamidas. Ce tableau longtemps resté inconnu, a été découvert grâce à une gravure publiée dans les années 1750, en plein débat sur la décadence des Beaux Arts animé par les appels de Caylus, et de La Font de Saint-Yenne à une moralisation accrue des sujets représentés en peinture.

Bien évidemment, la lamentation est une des scènes majeures de l’iconographie chrétienne inventée par les franciscains pour ranimer la flamme des fidèles dans une sorte d’affliction et de compassion pour la mort du Christ mort et pour la douleur de la Vierge.

Giotto, Lamentation sur le Christ mort, 1306, fresque, 200 x 180 cm, Padoue, Chapelle Scrovegni.

On le retrouve aussi dans des manuscrits comme dans le magnifique Livre de Jeanne d’Evreux (enluminures de Jean Pucelle) :

Mise au tombeau, Livre d’heures de Jeanne d’Évreux. Metropolitan Museum de New York, ms. 54.1.2., f. 82v, 1324-1328.

Sur l’iconographie médiévale de la Tristesse voir article ici.

Donatello (Donato di Niccolò di Betto Bardi, v. 1386-1466) : la Déposition de croix. Relief de la chaire sud de l’église San-Lorenzo. 1465. Bronze, hauteur : 100 cm. Florence, San Lorenzo.

Progressivement les attitudes se diversifient

pencher le visage dans sa main,

Deodato di Orlando, Saint Jean, dernier quart du XIIIe s., Francfort, Sta?delsches Kunstinstitut

se tenir la tête à deux mains

embrasser le défunt

tirer ses cheveux,

ouvrir le col de son vêtement.

La principale scène de funérailles est celle de la Mise au tombeau du Christ. Autour du corps allongé de Jésus sur un linceul, la Vierge, Saint Jean, Joseph d’Arimathie et Nicodème ainsi que les saintes femmes (Marie-Madeleine, Marie-Jacobi, Marie-Salomé) expriment leur douleur et leur recueillement. (nombreux sont les exemples plus ou moins doloristes, parmi les plus fameux la Descente de Croix de Rogier van der Weyden dans l’esprit du pathos larmoyant, et les Mises au tombeau champenoises du Maître de Chaource (cf. programme de HK (voir ici)

La Dormition  de la Vierge est l’autre grand thème iconographique chrétien du deuil présent depuis le Moyen Age, y compris dans la peinture byzantine.  Lire l’article du Dictionnaire de M. Pastoureau (La Bible et les Saints) : ici et ici.

Celle du Caravage a été jugée irrecevable par les autorités suite à des rumeurs (modèle : prostituée) alors que les commanditaires, les « Carmes déchaussées » de l’église Santa Maria della Scala in Trastevere à Rome, l’avaient acceptée. pas glorification ici, si ce n’est la belle draperie rouge du baldaquin. Les apôtres, certes habillés à l’antique, dignitas oblige,comme la jeune femme au premier plan expriment de manière différenciée et hiérarchisée la douleur du deuil : gestes d’affliction, simple recueillement comme le ferait n’importe qui face à la perte d’un être cher.

Le Caravage, La Mort de la Vierge, 1601-1606,   huile sur toile 369 x 245 cm Musée du Louvre.

L’eau forte de Rembrandt semble hésiter entre glorification et scène de deuil (on distingue le médecin, qui prend le pouls, deux jeunes filles étrangères à la scène). Le lit monumental semble en tout cas introniser la Vierge reine du Paradis, les anges célestes étant prêts à la conduire au ciel.

Plusieurs figures semblent exprimer le deuil de manière plus ou moins forte : geste de tendresse de Saint Pierre  et le vieux saint Pierre, qui soulève l’oreiller d’un geste plein d’affection et approche un mouchoir du visage de Marie. La femme à la figure élancée qui pleure au pied du lit est la première d’un axe qui va vers le fond de la pièce, formé par cinq autres figures


Plusieurs scènes de funérailles inspirées de récits anciens illustrent des manuscrits comme Hécube pleurant le cadavre de son fils Troïlus à la manière de la Vierge :

Enluminure du Ms Royal XX DI, fol.145v – 2eme quart du XIVe siècle Histoire ancienne jusqu’à César Londres, British Library.

Sur l’iconographie d’Hécube voir une belle collection d’images ici :

http://www.mediterranees.net/mythes/troie/troyennes/hecube/iconographie_hecube.html
A partir du XVe siècle, la figure douloureuse de la Vierge s’isole des scènes de Descente de Croix et devient l’icône de la Pietà, portant le corps torturé de son fils sur ses genoux ou pas  (« Mater dolorosa »). A ce type répondent d’autres figures de mères douloureuses inspirées de l’antiquité ou bibliques comme p. ex. la mère des sept frères Macchabées (Macc 2, 7-20) et Niobé mère orgueilleuse de sept fils et sept filles.

Les pleurants de la fin du Moyen Age,silhouettes masculines enfouies dans leurs manteaux aux plis larges et profonds et aux capuches rabattues sur leurs visages , occupent une place à part dans la statuaire et la peinture. Ceux des tombeaux des ducs de Bourgogne sont parmi les plus impressionnants. Voir ici album sur les oeuvres de Sluter à Dijon (Pleurants mais aussi la gestuelle et l’expression de la douleur des anges pleurants) : https://goo.gl/photos/jJ7Fm3Nbw4tc5hFY7

Le motif du cortège funéraire des pleurants se diffuse. Le Tombeau de Philippe Pot (1428 – 1493), grand sénéchal de Bourgogne (Louvre), (vers 1483) est saisissant par la taille quasi grandeur nature des personnages.

http://www.louvre.fr/oeuvre-notices/tombeau-de-philippe-pot-1428-1493-grand-senechal-de-bourgogne

-> Sur l’art funéraire : Erwin Panofsky, La sculpture funéraire (de l’Antiquité à Bernin). Ouvrage scanné ici

Mais le thème de la mort et du deuil s’élargit à partir de la Renaissance dans des thématiques diverses souvent ayant trait à la littérature, à la mythologie et à l’histoire de l’antiquité.

Céphale et Procris, la mort de Caton, de Germanicus, de Socrate, de César, Brutus et ses fils, Vénus pleurant Adonis…

Par ailleurs, aux qualités « religieuses » des tombeaux sculptés médiévaux s’ajoutent à partir du XVIe des préoccupations plus profanes comme par exemple la célébration des qualités intellectuelles ou militaires d’hommes de lettres, d’humanistes, d’érudits, de naturalistes. Un des premiers exemples en Europe du Nord est l’épitaphe gravée d’un humaniste proche de Maximilien Ier, Conrad Celtes :

Hans Burgkmair, Conrad Celtis épitaphe (sterbebild) grave?e sur bois 1507 (de son vivant).

Oeuvre d’un graveur germanique important, l’épitaphe montre le portrait en buste du grand poète membre de la cour de Maximilien Ier, (premier poète lauréat allemand, nommé professeur d’éloquence à l’Université de Vienne), émergent derrière une plaque commémorative, yeux fermés, comme affligé de sa propre disparition. Il est pleuré par deux cupidons mais aussi par dieux classiques auxquels il a voué sa vie : Mercure et Apollon. Il pose ses mains sur quatre de ses livres dont le Quatuor libri Amorum (Nuremberg 1502), recueil illustré par Albrecht Dürer, ainsi que Odat?n lib. 17, Strasbourg, 1513.

Les inscriptions sont tirées de la Bible à d’Ovide, elles louent le poète et déplorent l’intrusion de la mort dans l’amitié ; les vers de la plaque commémoratives exhortent les amis et disciples humanistes à manifester leur regret en pleurant, en se frappant la poitrine, et, en même temps, à se consoler en pensant que Celtis converserait désormais avec eux par  ses écrits.

Le motif des « Arts endeuillés » (terme de Panofsky) consiste à remplacer les traditionnels pleurants par les sept arts libéraux (un peu  à la manière des sept Vertus qui étaient déjà utilisées comme décor funéraire depuis le XIVe siècle.

Dans le tombeau du roi de Naples Robert d’Anjou, (église Santa Chiara, Naples) (vers 1343-1345), les Arts libéraux placés derrière le sarcophage, déplorent le défunt en se plaçant  « Endeuillés par la mort, les sept arts, en accord avec les neuf muses, pleurèrent. »

Détail du Tombeau de Robert d’Anjou, l’enfeu. Les Arts libéraux sont placés derrière le gisant.

Antonio Pollaiuolo, Tombeau du pape Sixte IV (vue d’ensemble). 1484-1493. Bronze, Basilique Saint Pierre, Rome.

La tombe prend ici la forme d’un tumulus. C’est une grande pyramide oblongue et tronquée de telle sorte que sa partie supérieure puisse recevoir l’effigie étendue du défunt pape, ses armoiries et l’inscription commémorative, mais aussi les sept Vertus. Les faces concaves montrent les arts libéraux censés déplorer la disparition d’un homme qui les avait protégés et dominés. Alors que dans le tombeau de Robert d’Anjou les arts sont « deuillants » ici l’esprit renaissant transforme les arts libéraux en allégories « à l’antique ». Philosophie et théologie sont placées près de la tête du gisant préfigurant l’association qui en sera faite dans la Chambre de la Signature par Raphaël.

La théologie devient ici une allégorie sous les traits de Diane à demi nue et étendue choix justifié par le fait que l’on pensait la doctrine sacrée éclairée, et même éblouie, par la lumière de la Trinité figurée ici par la triple tête entourée d’un halo de flammes, de la même manière que la déesse lunaire l’est par la lumière du soleil.

La Philosophie, 1484-1493, bronze, Antonio del Pollaiolo, (Vatican, basilique de saint Pierre, détail du tombeau de Sixte IV). Représentée en position mélancolique

L’animation des personnages de Pollaiuolo et la tension de la décoration évoquent le style de son rival, Verrocchio. Ayant lui-même pratiqué la dissection de cadavres, l’artiste a accordé une attention aux muscles, aux veines, aux gestes et à tous les mouvements du corps qui affichent le fonctionnement naturel de corps humain.

Les sujets de deuil et les lamentations se multiplient au XVIIIe siècle avec las figures accablées de douleur face à la mort d’un être proche (famille, amitié, respect des disciples…)

Le XXe siècle et son lot de massacres de masse et de millions de morts a produit une multitude d’images du deuil, si ce n’est que par les monuments aux morts de la Grande Guerre. La graveure allemande Kathe Kolwitz offre une image poignante : ici, la guerre, l’horreur, la mort des êtres chers transforme les oeuvres en cris silencieux figurés par des corps qui ploient sous le poids de la douleur. C’est un autoportrait de l’artiste avec son époux pleurant leur fils mort au front.

Käthe Kollwitz Les Parents, 1921-1922, gravure sur bois, 35×42 cm, Cologne, Käthe Kollwitz Museum.

Cette gravure inspirera plus tard un monument funéraire.

Kathe Kollwitz, Les parents en deuil, monument dédié à son fils mort au front et qu’elle pleure avec son père pour toujours.

Les suicides.

Pour la plupart tirés des récits bibliques et de l’Antiquité, les suicides célèbres traduisent l’incapacité à surmonter une douleur intense. Les gestes désespérés varient : le poignard dans le coeur (Saül, Néron, Didon, Lucrèce, Jocaste), la piqûre de serpent (Cléopâtre voir iconographie ici), la pendaison (Absalom, Arachné), les charbons ardents (Porcia),

Dans une version néo-classique :

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/2/2d/Regnault-Der_Tod_der_Kleopatra.jpg/880px-Regnault-Der_Tod_der_Kleopatra.jpg

Jean-Baptiste Regnault (1754–1829)  Mort de Cléopâtre, 1796-1799, huile sur toile 64 × 80 cm, Museum Kunstpalast Düsseldorf

le saut dans la mer de Sapho à Leucate (magnifique tableau d’Antoine Jean Gros).

Gros peint aussi des sujets classiques mais en leur donnant parfois des accents tragiques, voire sublimes.

Sapho à Leucate, signé daté sur le rocher, 1801, huile sur toile, 122×100 cm Bayeux, Musée Baron Gérard.

Tableau qui attira tous les regards au salon par son atmosphère nocturne, ses bleus et verts profonds. Certains la jugèrent par contre trop verte un peu « discordante » trop éloignée des clairs de lune de Joseph Vernet référence absolue en la matière.

Dans l’histoire biblique on songera bien sûr au suicide de Judas, très peu représenté. une des plus frappantes est celle de la cathédrale d’Autun par le grand sculpteur Maître Gislebertus. (vers 1120)

Dans une belle composition triangulaire, le sculpteur rend à la fois réaliste et tragique la scène du suicide. La trahison du Christ a été inspiré par le diable, et deux autres figures diaboliques apparaître ici, aider à Judas de se pendre. Néanmoins, le triangle formé par les têtes donne la composition d’un sens de l’équilibre qui exprime la misère humaine et le désespoir.

Les larmes.

Elles apparaissent dans les scènes de la Passion du Christ (Descente de croix, Mise au Tombeau dans l’art des Pays-Bas du XVe. Rogier van der Weyden dans la Descente de Croix réussit à émouvoir le spectateur avec la justesse des expressions et les larmes perlant sur les joues de la Vierge, de Marie-Madeleine et de Saint Jean.

Antonello di Messina peint une figure tragique parmi les plus expressives : Le Christ à la colonne.
Entre douleur et extase,
ce « portrait » est une image de dévotion appelant l’empathie et l’introspection du spectateur – pécheur.

Antonello di Messina, Christ à la colonne, vers 1475, huile sur bois, 30×21 cm, Louvre.Voir analyse ici :

http://www.louvre.fr/oeuvre-notices/le-christ-la-colonne

Chez Dirk Bouts (Louvre), ce sont les larmes du Christ de douleur qui coulent comme le sang de sa couronne d’épines.

https://art.rmngp.fr/fr/library/artworks/le-christ-de-douleur_fond-d-or_huile-sur-bois

(3e 1/4 du XVe siècle).

En signe de repentir, les larmes des Vierges folles jaillissent des yeux à la cathédrale de Magdebourg.

Au XVI et au XVIIe siècles, Titien, Guido Reni, Annibale Carrache et Caravage représentent plusieurs jeunes filles en larmes souvent associées au thème de Marie-Madeleine pénitente.

Les pleurs et les larmes sont jusqu’au XVIIIe un des éléments de l’éloquence des yeux. Mais à partir de ce même XVIIIe siècle, elles sont associées à une certaine mièvrerie, en particulier dans la littérature anglaise.

Larmes de repentir ou de douleur elles expriment des sentiments universels jusqu’au visage de Dora Maar, peinte par Picasso en 1937 (Femme qui pleure, Prado) dont les joues sont véritablement creusées en sillons par les larmes.

« Pour moi elle est une femme qui pleure. Pendant des années, je l’ai peinte en formes torturées, non par sadisme ou par plaisir. Je ne pouvais que donner la vision qui s’imposait à moi, c’était la réalité profonde de Dora. »

Femme qui pleure Paris 1937 huile toile 60 x 49cm Tate Modern Londres.

Sur les larmes, l’ouvrage

Les gestes.

Depuis l’Egypte ancienne, le geste de lever les bras écartés vers le ciel est un des signes du deuil. présent dans les vases grecs ou dans les sarcophages romains, ce geste d’appel au divin se retrouve aussi dans les mises au Tombeau médiévales (Giotto…), les fresques byzantines.

Déchirer le col de son vêtement en c’est laisser sortir la douleur du corps qui le fait souffrir. A l’annonce de la mort de son fils, le roi David écarte les pans de son vêtement en signe de deuil (Antiquités judaïques, paris BNF, Ms fr. 247, F° 135 v°).

David et l’Amalécite Flavius Josèphe, Les Antiquités judaïques, enluminure de Jean Fouquet, vers 1470-1475 Paris, BnF, département des Manuscrits, Français 247, fol. 135v. (Livre VII) La mort de Saül est annoncée à David par l’Amalécite qui lui rapporte la couronne et le brassard du roi. De douleur, le roi David déchire ses vêtements.

Donatello, Descente de Croix (détail), 1460-65, relief en bronze, chaire de l’église San Lorenzo, Florence.

Se griffer le visage ou se tirer les cheveux, exprime la douleur morale par une douleur physique supplémentaire.

Inversement, se cacher le visage dans la main, c’est se renfermer dans la douleur :

Abraham pleurant Sarah, 1931, gouache préparatoire à l’illustration de la Bible commande d’Ambroise Vollard), Nice, Musée Marc-Chagall.

D’autres gestes expriment la mélancolie du deuil : J. R. Martin,The Illustrations of Heavenly ladder 1954) .

Historiographie.

Ds les début du XXe siècle, plusieurs historiens de l’art étudient le thème de la douleur. Antonio Fogazzaro consacre 80 pages à une étude intitulée Il doloore nell’arte. (Milan 1901) essentiellement en rapport avec douleur religieuse dans l’art italien. Dans l’art religieux à la fin du M-A en France, Emile Mâle consacre un chapitre à l’iconographie du pathétique en France, surtout pour le XVe siècle.
Plusieurs ouvrages soulignent l’importance majeure de ce thème dans l’art occidental du XVe et du début du XVIe siècle.

En 1976, Moshe Barasch publie un ouvrage de référence : Gestures of Despair in medieval and Early Renaissance Art. L’analyse se focalise sur les oeuvres le plus expressives de l’art italien.

A côté de ces approches directement liées au thème, d’autres abordent des thèmes connexes comme le suicide (Art and the wisf to die de F. Cutter) l’accouchement (F. von Zglinicki : Geburt),  H. Damisch et les gestes des mains levées en signe de deuil (Erhobene hände). Dans une approche plus iconographique, Lionello Puppi publie Le supplice dans l’art et l’exposition Iconografia del dolore à Milan en 1994 portent un regard sur le thème général. (voir aussi bibliographie ici)

Quels sujets iconographiques précis concernent le thème de la douleur ?

Dès le IXe siècle Marie et Saint Jean expriment leur affliction au pied de la croix (évangiles de Saint-Gall New York PML ms. 1). A la même période apparaissent les allégories des vices montrées dans des attitudes douloureuses que la représentation artistique transcende tour à tour à travers l’iconographie chrétienne et profane. les peines de l’Enfer, expression réaliste de la souffrance physique inscrites sur les tympans apparaissent dans l’art roman et se multiplient dans l’art gothique. Mais le phénomène iconographique de la douleur s’amplifie à partir du XIVe siècle et ce dans toutes les régions (Flandres, Allemagne, France, Italie du Nord, Espagne : crucifixions, mises au tombeau, Pietà. L’exaspération du sentiment de douleur modifie les modes de représentation iconographique. Le thème de la Mise au Tombeau est notamment diffusé dans toute la chrétienté occidentale.

A la fin de l’époque moderne et à la période contemporaine, les artistes s’éloignent du répertoire religieux en même temps que la représentation de la douleur devient plus ambiguë partagée entre l’horreur et le désir de la souffrance physique.

Certains sujets se prêtent particulièrement à la représentation de la douleur comme par exemple la décapitation d’Holopherne par Judith ou celle de Goliath par David. L’époque du baroque (XVIIe) fut propice à des représentations spectaculaires, morbides et violentes exacerbant l’expression jusqu’à l’outrance. Caravage a été un des plus prolixes en la matière cherchant à provoquer l’horreur et le dégoût face à la douleur d’une mort violente et n’hésitant pas à s’identifier par l’insertion d’autoportraits aux figures du Mal terrassées.

Caravage,  Judith décapitant Holopherne, vers 1598, Huile sur toile 145 × 195 cm Galerie nationale d’art ancien, Rome.

Mais Artemisia Gentileschi a également traité ce sujet de manière extrêmement crue.

Artemisia Gentileschi (1593–1653), Autoportrait ou allégorie de la peinture, 1638 – 1639, huile sur toile, 96 × 74 cm. Royal Collection, Château de Windsor. Extraordinaire autoportrait la montrant à la fois au travail dans un geste créateur puissant et plein de vie mais sans exclure l’idée d’une représentation allégorique de la peinture.

Serait-ce parce que comme on a pu le dire, elle exprime dans le tableau de Judith sa douleur de de jeune fille de 19 ans quand elle dut subir les affres d’un procès humiliant et violent ? Car son père avait porté plainte contre l’homme avec lequel elle avait une liaison. Il l’accusait d’avoir défloré sa fille de force, portant ainsi atteinte à son propre honneur. Malgré son jeune âge (elle avait à peine dix-neuf ans au moment du procès), Artemisia possédait déjà du talent et du caractère et elle sut transformer le traumatisme subi en une source de création.

Le fameux tableau de Judith ci-dessous date justement de l’époque du procès.

Artemisia Gentileschi, Judith décapitant Holopherne, vers 1612-14, huile sur toile, 159 x 125 cm, musée Capodimonte, Naples.

D’autres pensent qu’il s’agit plutôt d’un tableau inspiré du Caravage, ami de son père lui même peintre apprécié. Caravage lui même même protestait contre la sanction papale dans ce tableau contre le procès inique et le supplice subi à Rome par la parricide Beatrice Cenci  (portrait voir ici) ne supportant plus les viols et les violences de son père. (lire article ici). Artemisia se place donc ici du côté de ceux qui luttent contre l’injustice.
D’ailleurs, elle n’a que très peu représenté les martyrs des saintes en extase, pourtant sujet en vogue à l’époque du baroque. Elle préféra les femmes qui luttent contre l’oppression, Judith en est une mais elle peigna aussi Esther, Yaël, ou des rêveuses ou des mélancoliques comme Lucrèce ou  Marie-Madeleine.

Artemisia Gentileschi, Yaël et Sisera, 1620, huile sur toile, Budapest, Musée des Beaux Arts.

Artemisia Gentileschi, Lucrèce, 1621, 137 x 130 cm, huile sur toile, Gênes, Musée de Gênes.

L’artiste choisit l’instant d’indécision qui précède l’acte du suicide. Le pouce est planté au milieu de la poitrine, locus de la douleur psychique.

Inversement, l’extase de Sainte Thérèse du Bernin expose le nouveau visage de la douleur sublimée par la pratique des Exercices spirituels d’Ignace de Loyola. Le Caravage, avait peint une Sainte Madeleine en extase sans aucune idéalisation (d’où une certaine ambiguïté) :

Attribue? au Caravage, Madeleine en extase dite Madeleine Klein, huile sur toile, 106,5 x 91 cm, Rome, collection prive?e.

Les artistes puisent dans leur propre expérience et cherchent d’autres modes d’expression. Le sculpteur espagnol du XVIIe Gregorio Fernandez choisit la sculpture polychrome pour raviver l’expressivité de ses Pietà.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Piet%C3%A1_%28Gregorio_Fern%C3%A1ndez%29

En 1630, Poussin dans la Peste d’Asdod (Louvre), traite ce sujet tragique de manière académique.

http://cartelfr.louvre.fr/cartelfr/visite?srv=car_not_frame&idNotice=2136

Au XIXe siècle, les guerres napoléoniennes, les luttes politiques et sociales poussent les artistes à prendre position.

Les scènes de guerre et batailles, les tragédies amoureuses donnent lieu à des créations marquées par l’expressivité, le mouvement et la gestuelle du corps dans une veine de plus en plus dramatique.

L’Attaque du grand convoi, près de Salinas en Biscaye, le 25 mai 1812, est un des thèmes remettant au goût du jour l’iconographie des massacres. Elle illustre les massacres réguliers dont font l’objet convois de malades et de femmes évacués vers la France.

En Espagne, Goya évoque la révolte populaire contre la présence française dans les Désastres de la guerre (série de gravures).

Tristes pressentiments (1e gravure du recueil).

https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_D%C3%A9sastres_de_la_guerre

Insistant sur la folie des vaincus et des vainqueurs, cette série de gravures multiplie les scènes de tortures et de douleurs. Peu d’artistes, voire aucun, n’étaient allés aussi loin dans la figuration des souffrances et des mutilations subies en temps de guerre.

En 1814, il peint les les exécutions du Tres del mayo (1808) tableau conservé au Prado et s »inspirant de la Crucifixion pour le personnage central.

Quelques années plus tard, inspiré par son maître Antoine – Jean Gros et ses Pestiférés de Jaffa, Théodore Géricault met en scène les survivants agonisants du naufrage de la Méduse souffrant en silence pendant que les plus vaillants se réjouissent à la vue d’un bateau au loin. Delacroix poursuit l’exploration du thème avec les Massacres de Scio (1824) dans laquelle les corps dénudés et affaiblis accentuent l’expression du désespoir face à l’horreur de la situation.

Mais Géricault ira beaucoup plus loin avec ses « têtes de suppliciés ».

Théodore Géricault, Têtes de suppliciés, vers 1818, huile sur toile, 50×61 cm. Stockholm, Nationa Museum.

Autre grand artiste romantique, William Blake illustre le Livre de Job (voir toutes illustrations ici)  (et ici pour les aquarelles) et la Divine Comédie mettant en scène de manière personnelle la souffrance humaine rédemptrice notamment dans la représentation des supplices éternels subis par les damnés.

William Blake, Job’s Evil Dreams (1805), aquarelle de l’illustration de la planche 11 du Livre de Job, J- With Dreams upon my bed thou scarest me & affrightest me with Visions.

La figure tragique de Job est une des plus emblématiques, tenté par Satan, il ne cède pas mais il subit quand même les malheurs, et les douleurs, les plus insupportables (mort de ses enfants, maladie). Il est cependant réhabilité à la fin.

Albrecht Dürer, Job malade fouetté par le Diable, gravure sur bois, 1509.

Les amants adultères en Enfer. Aquarelle et dessin de W. Blake pour La Divine Comédie. (tate gallery) 1825, 1827.

Rodin clôt le XIXe siècle avec la série de figures de douleur dans sa monumentale Porte de l’Enfer.

Le XXe siècle voit de nouveaux modes de représentation artistique et d’interprétation du thème.

Au début du futurisme, en 1910, Umberto Boccioni peint le Deuil (coll. part.) : des visages déformés par les larmes et les cris forment des sortes de taches couleur rouge – orangé sur fond noir. Cette peinture est empreinte d’une grande intensité dramatique et comporte des éléments symboliques dans une veine émotionnelle et expressionniste.

Umberto Boccioni, Le deuil, 1910, huile sur toile.

Scène de la douleur, où six femmes vêtues de noir, dont deux à l’arrière-plan, une focalisation sur le visage de personnes âgées à l’aspect doloriste. Sur les côtés de la scène deux compositions florales colorées et, dans la partie supérieure gauche, un cercueil encadrent le deuil, qui occupe la partie centrale de la peinture.
L’hypothèse a été avancée que l’artiste ne représente qu’une seule vieille femme et non pas six, figurée dans des attitudes différentes (sorte de proto-futurisme et de simultanéisme), une fois avec des cheveux roux noués vus de dos, puis relâchés, une avec des cheveux gris, comme trois moments différents d’une situation très dramatique.

Le choc de la 1e Guerre mondiale provoque un retour de l’iconographie de la souffrance dans des oeuvres profanes et religieuses.

Anto Carte, peintre belge, réalise une Mater dolorosa en 1918 (MBA de Mons) vêtue de noir tenant sur ses genoux le corps de son fils mort à la guerre.

Au sol, gisent la gourde, le casque et le piolet vestiges dérisoires d’une vie éteinte aux accents rédempteurs. les groupes sculptés des monuments aux morts du premier conflit mondial privilégient une vision idéalisée du soldat au combat, alors que ceux du second conflit montrent de manière plus réaliste l’expression de la douleur.

Mais dès 1925, Gustave Van de Woestijne de réagir contre l’art religieux traditionnel inadapté à l’horreur de la guerre de masse.

(Détail).

Son Christ dans son sang (Bruxelles Musées royaux) est un géant aux yeux injectés de sang et au corps noirci. il est entouré de la Vierge et de saint Jean, figures qui rappellent Grünewald ou de Van der Weyden.

L’artiste poursuit en 1928 avec Notre Dame des sept douleurs (coll. part.) où une femme borgne vêtue de noir et dont les doigts s’insèrent entre les lames plantés dans sa poitrine.

Quels modes de représentation ?

Alberti encourage les efforts des artistes recherchant l’émotion de leurs spectateurs. Dans della Pittura (1435) il insiste sur l’importance de l’historia. Le peintre doit rendre les passions en s’inspirant de sa propre expérience humaine. La nécessité d’émouvoir accroît l’importance des personnages secondaires.

Jean Fouquet dans le martyre de sainte Apolline (heures d’Etienne Chevalier, Chantilly Musée Condé), varie les attitudes : bourreaux aux gestes outrés, impassibilité de l’ordonnateur, gestes et comportements contrastés de la foule.

http://expositions.bnf.fr/fouquet/grand/f112.htm

Il faut en effet distinguer ce qui relève de la situation et de l’expression de la douleur. Un tableau peut mettre en scène une situation dramatique sans qu’aucun visage ni geste n’exprime la moindre émotion.

Dès le XVIe siècle, le visage plus que toute autre partie du corps, exprime le contrôle social sur l’homme intérieur : l’image que donne le visage est le reflet de l’âme, il doit rester impassible. Jusqu’au XVIIIe siècle, l’essor de la physiognomonie replace le visage au coeur des perceptions de soi et des sensibilités de l’autre. (cf. J-J Courtine, C. Haroche, Histoire du visage).

Comme nous le verrons dans la partie théorique, la question du dévoilement ou du voilement est au coeur de la représentation de la douleur.

Plus récemment, la photographie questionne elle aussi les limites du représentable comme le souligne Susan Sontag dans  Devant la douleur des autres pour ne pas transformer le regardeur en voyeur. L’Américain Andres Serrano est un des artistes photographes qui a le plus exploré cette limite particulièrement les séries « Morgue » et  « Torture » mais aussi des oeuvres très controversés comme Piss Christ où le supplice de la crucifixion traditionnellement associé aux « liquides » douloureux : sang du Christ, larmes de la Vierge, de Marie-Madeleine et du fidèle s’associent.

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