Lorsque l’anonymat disparaîtra

Postdamerplatz, Berlin, avril 2018, photo NJ

« Tous les habitants d’une même cité, qui portent son nom, ont d’elle une perception différente parce que singulière. Il n’est peut-être pas d’autre objet que la ville pour se dérober autant a? l’objectivité. Elle se présente comme une évidence et demeure une énigme. Sa connaissance est illusoire, fragmentaire, ou, devenue intime, s’évapore du champ de la conscience. Seul un citadin peut en parler d’expérience, mais tout citadin ne parle que de son expérience. « La ville pour celui qui y passe sans y entrer est une chose, et une autre pour celui qui s’y trouve pris et n’en sort pas ; une chose est la ville où l’on arrive pour la première fois, une autre celle qu’on quitte pour n’y pas retourner ; chacune mérite un nom différent », écrit Italo Calvino (Les Villes invisibles, traduit de l’italien par J. Thibaudeau, Seuil, Paris, 1974) ». Voilà le premier paragraphe d’un texte incontournable écrit par Colette Pétonnet en 1987.

Voilà trente et un ans que ce texte circule chez les ethnologues et les grands amateurs de sciences sociales. Au cœur de l’anthropologie urbaine, les ethnologues n’ont pas voulu faire de l’anthropologie de la ville, mais plutôt dans la ville. Car ce qui intéresse les sciences sociales ce sont les gens et non les choses.

La ville est une organisation complexe d’agents sociaux soumis aux rapports de domination consentis et entretenus. Les uns commandent un dîner, les autres viennent livrer ce dîner sur leur bicyclette. Les uns font la fête, les autres viennent nettoyer le lendemain, etc. Cependant, ce qui permet cette organisation est le fait que les agents restent dans un anonymat relatif. L’article de Colette Pétonnet est édifiant à ce propos.

=> Pétonnet Colette, 1987, « L’anonymat ou la pellicule protectrice », Le temps de la réflexion, VIII (La ville inquiète), pp. 247-261

« L’anonymat est au cœur du problème urbain. Il règne en maître dans les lieux publics, protecteur de chacun, du soi non révélé, condition aussi nécessaire que la précédente à  la coexistence de millions d’habitants » nous dit-elle, pour ajouter plus loin :

« L’anonymat recèle des lois d’équilibre, des mécanismes intrinsèques. »

Cependant, les médias nous annoncent la venue de le ville intelligente. En Chine, les caméras vidéos sont capable de reconnaître les agents qui circulent dans l’espace urbain. Avec 176 millions de caméras et bientôt 626 millions à l’horizon 2020, la ville va devenir le lieu où les agents sociaux seront connus, reconnus et identifiés. Quelle va être le résultat d’une telle mesure ? Nous ne sommes plus à l’heure de la science fiction.

Bien sûr, l’anonymat restera collectivement partagé, car les individus qui composent les villes ne sauront pas qui sont les gens qui les entourent. Mais nous pouvons pensez également qu’un service de « dés-anonymisation » pourra être proposé via une interface sur son smartphone. Dès lors, personne ne sera à l’abri dans son cocon individuel, retranché derrière une image ; la loi de l’équilibre sera rompu. Surveillé en permanence, l’agent social deviendra un produit de la ville. Il devra respecter scrupuleusement la loi et la norme tout comme aujourd’hui il est possible de verbaliser sans contact les automobiles mal stationnées. Nous vivrons donc dans un monde où la violence dans l’espace urbain sera bannie ou réprimée instantanément, et où chacun sera identifié et identifiable. Est-ce la fin des harceleurs, des violeurs, des voleurs ou le crime prendra-t-il une autre forme ? Restera-t-il des recoins pour les amours adolescentes ?

 

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