Retour sur une idéologie de l’espace pour tous

Seul face au Minotaure, Toulouse, © NJ

La Machine n’a pas eu le temps de refroidir que le magazine d’informations Toulouse publiait déjà le compte rendu de ce long week-end. « Il nous a fait rêver, vibrer, frissonner. Pendant quatre jours le Gardien du Temple a arpenté les rues de Toulouse. L’émotion était si forte… » est-il écrit alors que les délais d’impression et de livraison sont tels que le texte n’a pu être rédigé qu’avant les événements. Utiliser le passé revient à rédiger un compte rendu avant une réunion. Nous voilà face à une manipulation médiatique visant à transformer l’événement en un moment partagé par tous. Il était prévu que l’émotion soit forte. Et si cela n’avait pas été le cas ?

Aucun événement n’a eu une telle ampleur dans le média La Dépêche, puisque pas moins d’une dizaine d’articles ont été consacrés ce week-end à la manifestation. Événement médiatique, nous ne nous intéresserons pas ici au rôle des médias dans la médiation (télévision, journaux et autres relais).

« 450 000 spectateurs attendus : La Machine, événement
planétaire à Toulouse » titrait La Dépêche au 31 octobre. La bataille des chiffres commence à travers une concurrence du toujours plus entre les différentes villes dans lesquelles se sont produits ces spectacles populaires, sans que l’on soit informer du mode de comptage. « En interaction avec la ville, elles visent aussi «à transformer le regard que nous portons sur nos cités», souligne François Delarozière qui entend créer «un acte fédérateur» apprend-on encore de la plume du journaliste Jean-Noël Gros.

Le lundi 5 novembre, à peine refroidi de la veille, le journal titre « Entre 800.000 et 900.000 spectateurs à Toulouse pour voir le Minotaure ». Les chiffres ont dépassés les espérances puisque le nombre de spectateurs a doublé. Mais comment ce chiffre est-il produit ? Y a-t-il des double-comptes ? Inévitablement puisque le chiffre record annoncé fait état du cumul du nombre des spectateurs. Or, la plupart sont venus les quatre jours et au moins les trois jours consécutifs. Par exemple, il est indiqué que le dimanche, c’est 200.000 spectateurs qui assiste à la dernière scène du spectacle. En outre, l’article informe également de l’augmentation de la fréquentation du métro, avec 44% de plus que l’année dernière à la même date. En reprenant les chiffres, une brève arithmétique nous permet de mesurer cet apport. 507.527 personnes supplémentaires sur quatre jours, ce qui nous donne une fréquentation de 126.000 spectateurs quotidiens, ce qui n’est déjà pas si mal. Ne nous perdons pas dans cette bataille de chiffres, car l’enjeu est de montrer la popularité du spectacle afin de conquérir de nouveau marchés à l’international. Ce qui est clairement visé ici est la Chine, le Japon et les Etats-Unis. Voilà une belle carte de visite pour la compagnie La Machine. Une référence à un article du New-York Time est d’ailleurs cité en exemple de la performance. Comme il sera précisé dans un article daté du 8 novembre, « Le Minotaure, machine à séduction géante pour Toulouse » a été vu au Japon, à New-York et dans les principales grandes villes du monde.

L’interview de François Delarozière, peut-être dépassé par les événements, apporte aussi quelques clés de compréhension face à ces enjeux internationaux. « La ville devient un décor extraordinaire. » précise-t-il. Cette vision de la ville comme scène du plaisir et de la poésie est-elle partagée avec l’ensemble de la population ? Les réactions des lecteurs de La Dépêche, faisant état d’une forme de démocratie, ou d’une sorte d’opinion publique, permettent de prendre la mesure, une fois l’événement passé. Certains mettent en avant le coût exorbitant de l’événement, qui va de l’achat par la ville des marionnettes à 2 millions d’euros (mais qui n’appartiennent pas à la communauté urbaine), au coût du hangar destiné à sanctuariser les monstres (15 millions d’euros). D’autres, déplorent le spectacle lui-même, et dénoncent une forme de manipulation des mythes. Un retour à la polémique d’il y a cinq ans nous permet d’apprécier le changement d’attitude. Mais c’est aussi la posture anti-démocratique de certains lecteurs qu’il faut souligner, traitant de « pisse-froid » les points de vue divergents ou contestataires. Faut-il faire consensus et trouver cet événement génial ? Mais qu’apprend-on en définitive et que ressort-il au lendemain de la fête ?

Par exemple le minotaure ailé ressemble davantage à une manticore ou à un griffon qui aurait une tête de bœuf, mais cet aspect mélangeant la mythologie n’a d’intérêt que dans la mesure où l’on recherche une authenticité qui n’existe pas ici. On est loin du mythe d’origine et traiter la ville comme un labyrinthe ressemble davantage à un alibi qu’à une réalité. Plaire au plus grand nombre reste le vœu partagé du concepteur et du politique.

Si l’on considère qu’un minimum d’esprit critique est nécessaire pour bien comprendre le monde dans lequel nous vivons, cela renvoie inévitablement au livre de Manuel Delgado (L’espace public comme idéologie, Les réveilleurs de la nuit, 2016), dont il a déjà été question. La disparition des classes sociales se fond dans un amalgame du spectacle pour tous, et du plus grand nombre. Nous assistons à ce « grand projet bourgeois de pacification généralisé des relations sociales » (p. 46) que décrit Delgado. Les gens sont gentils, courtois, et prêt à parler ensemble. Le font-il vraiment ?

Où sont les 800.000 spectateurs ? La Dépêche du 1er novembre, DR

Mais c’est aussi Gilles Lipovetsky et Jean Serroy (L’esthétisation du monde, Gallimard, 2013) qui nous viennent en aide pour nous aider à comprendre ce qui se joue dans ce spectacle de plusieurs millions d’euros. Dans cet embellissement de la ville où règne la « poésie », « l’enchantement » et le « rêve », « la beauté est devenue un nouvel Eldorado du capitalisme en même temps qu’une obsession et une pratique narcissique de masse » (p. 361).

Pour certains, la ville devient un terrain de jeu géant, Toulouse, © NJ

La photographie ci-dessus illustre bien, à mon avis, cette tendance de l’urbanité qui revient à se faire plaisir et à imaginer la ville comme un vaste terrain de jeu. Le père de famille et ses deux enfants sont équipés de rollers, les enfants ont également un équipement supplémentaire, casque, genouillères et coudières, pour bien montrer leur importance aux yeux du père et de la société. « Le look jeune ou ado est devenu le référentiel dominant des vêtements des adultes : il fallait autrefois exhiber les signes honorifiques de la richesse, il faut maintenant paraître jeune, éternellement jeune » (L’esthétisation… p. 376).

Ainsi, nous assistons à une forme d’hédonisme où chacun côte à côte va pouvoir goûter individuellement à cette « beauté » spectaculaire dans une forme de communion événementielle. Voir la ville à travers ses marges donne ici tout son sens à notre séminaire.

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