Grec: Les Nuées, Aristophane

Commentaire du texte d’Aristophane

Les Nuées, vers 218-239

Introduction:

La première pièce écrite par Aristophane en 427, Les Banqueteurs était déjà une charge contre les sophistes, ces professeurs d’éloquence qui parcouraient la Grèce pour proposer leurs leçons à ceux qui avaient le moyen de les payer, et dont la réputation d’habileté et d’immoralité est telle que nous utilisons ce terme de manière péjorative, pour désigner aujourd’hui quelqu’un dont le raisonnement est faux, mais difficilement réfutable. En 423, avec les Nuées, il reprend ses attaques, en faisant de Socrate l’un de ces sophistes, alors même que le philosophe condamnait leurs manières de penser et d’agir, comme en témoignent Protagoras ou Gorgias de Platon.

Sculpture représentant Socrate

Musée du Louvre

Au début de la pièce, apparaît Strepsiade qui ne peut dormir à cause des dettes accumulées par son fils Pheidippidès, qui entretient une écurie de courses. Il décide alors d’aller suivre les cours de Socrate, afin d’apprendre à parler et d’éviter ainsi toute poursuite en justice s’il ne paie pas ce qu’il doit. D’abord reçu par un disciple, qui lui explique les dernières réflexions du maître, quant à la mesure des sauts de puce ou de l’origine du vrombissement des moustiques, il est enfin en présence lui-même. Comment cette première apparition met-elle en place les principaux éléments critiques contre Socrate?

Entrée en scène de Socrate à l’aide de la mechanê

(Source: http://www.aug.edu/~nprinsky/Engl4420/GalleryPaperAsst.htm)

I Le pensoir de Socrate

L’apparition de Socrate se fait au moyen d’une machine théâtrale, la mechanê, qui traditionnellement permet l’apparition des Dieux dans la tragédie. C’est dire la solennité de cette entrée en scène, ce dont témoigne le disciple, qui répond par le pronom ????? à la question de Strepsiade. Mais celui- ci, avec sa feinte naïveté déjoue l’aspect grandiose de cette apparition. D’abord en demandant des explications claires: ??? ?????, puis en n’hésitant pas à appeler Socrate au moyen d’un diminutif familier: ? ????????, ? ???????????. Enfin ce sont les répliques de Strepsiade qui mettent en avant l’utilisation même de la mechanê: le philosophe est désigné par l’expression ????? ???? ??? ????????? ????, qui met en évidence la condition du personnage (un homme et non pas un dieu), tout autant que le panier lui-même, ????????, cette corbeille qui servait à suspendre des provisions de bouche, comme l’affirme le dictionnaire Bailly.

Socrate dans une corbeille

Gravure d’un recueil de textes antiques par Joannes Sambucus en 1564.

De la même manière, il précise ??? ??????, le terme désignant une claie servant à égoutter les fromages. Strepsiade, homme de la campagne parle de ce qu’il connaît et décrit la mechanê avec les mots les plus triviaux. De ce fait, l’image de Socrate perd toute grandeur, et la corbeille ne révèle que sa prétention ridicule à vouloir s’égaler aux Dieux.

Les premiers mots de Socrate confirment cette prétention: le qualificatif ??????? témoigne d’un mépris certain vis à vis de Strepsiade, même si par la suite le philosophe répond facilement aux questions de son interlocuteur (3 questions posées: « ?????? ??? ? ?? ????, ????????, ??????? ???; »/ ???’ ??? ??? ??? ???, ?????;/ ?? ???;), voire même obéit aux ordres que lui donne le nouveau venu: on peut ainsi penser que Socrate descend de la mechanê après l’impératif aoriste ???????’ du vers (20/237). La question que pose le philosophe: ????? ?? ???? ??; le montre curieux, sans doute intéressé à l’idée de gagner un nouvel élève, susceptible de payer ses leçons. Ainsi Aristophane nous le présente comme vite dégagé de ses hautes réflexions. Le but de Strepsiade est clairement affirmé à la fin de l’extrait: ?????????? ?????? ???????

II Le discours de Socrate, entre mépris des Dieux et absurdité:

Aristophane choisit d’assimiler ici la position de Socrate et le sujet de ses réflexions. Il devient ainsi un spécialiste des phénomènes célestes: ?? ??????? ????????, ce qu’appuie le vers: ???????? ??? ????????? ??? ????? (le verbe ????????, marcher dans les airs est une création d’Aristophane, et  ????????? signifie : examiner à fond). Dans l’Apologie de Socrate, Platon réfutera absolument cette idée, en lui faisant dire qu’il ne s’est jamais intéressé à ces questions. En le présentant de cette manière Aristophane joue sur l’ambivalence du vocabulaire, ce qui lui permet d’aller plus loin et de faire de Socrate le contempteur des Dieux, celui qui ne reconnaît que la puissance des phénomènes météorologiques (Les fameuses nuées, que la pièce à son terme nous présente comme des émanations de Zeus, et non comme des divinités à part entière). Le verbe ????????? a aussi le sens de « mépriser », et c’est bien ce que comprend Strepsiade, lorsqu’il reformule ce que vient de dire Socrate, ?????? ??? ?????? ???? ????? ???????????, /???’ ??? ??? ??? ???, ?????; Le mépris des Dieux est explicite, le verbe ??????????? s’est substitué à ?????????, et l’opposition ??? ??????/ ??? ??? ??? apparaît comme une ridicule volonté d’élévation de la part de celui qui n’a plus du tout les pieds sur terre, ni le moindre contact avec la réalité du monde.

Le théâtre de Dionysos à Athènes

Le discours qu’Aristophane prête à Socrate appuie ce ridicule: la pensée y est présentée comme une chose concrète susceptible d’être mélangée à l’air (??????????) ou suspendue (????????). Cette confusion entre l’abstrait et le concret est développée avec l’emploi de ??? ??????, (la sève) qui assimile la méditation à une plante ou à un arbre, ce qui permet à Aristophane de conclure de manière particulièrement comique avec l’analogie entre la pensée et le cresson (?? ???????). La réplique de Strepsiade, qui reprend les mots de Socrate en les mélangeant lui aussi très subtilement (? ??????? ????? ??? ?????’ ?? ?? ???????;)permet à Aristophane de souligner l’absurdité totale des propos du philosophe, dont la prétention est mise en valeur par la répétition des mêmes termes ou des mêmes formules:

  • ?? ??? ?? ???? ??????? ????? / ??? ?? ???? ????? (ce qui en même temps est l’aveu d’une incapacité à penser soi-même).
  • ?? ????? ??? ??? ???????? (les deux termes ont le même sens et font redondance).
  • ?? ????? / ??????? (les deux adverbes de lieux insistent sur la position inférieure).

En même temps, Aristophane souligne l’inconsistance de la pensée socratique en jouant sur le double sens de ??????, subtile, mais aussi mince, petit étroit. Les réflexions du philosophe de sont que des idées fumeuses, fondées sur du vent, propres à ne convaincre que les idiots ou les escrocs(ce que se révèlera être Strepsiade).

Conclusion

Une entrée en scène très efficace qui pose d’emblée les éléments importants du portrait critique qu’Aristophane fait de Socrate tout au long de la pièce: une réflexion qui n’a qu’une apparence de raison, le refus d’honorer les Dieux et de reconnaître leur puissance, une grande prétention et une influence qui se met au service de la malhonnêteté. Bien sûr, la charge est trop importante pour être crédible, et Socrate n’est pas le seul à être victime des moqueries d’Aristophane. Le poète tragique Euripide est lui aussi une des cibles du comique. Mais si l’on en croit Platon, et même si aujourd’hui il paraît difficile de trancher la responsabilité d’Aristophane reste lourde, car c’est lui qui a conduit les Athéniens à se méfier de Socrate, et qui a posé les premiers jalons des accusations qui le feront condamner.

« D’abord, Athéniens, il faut que je réfute les premières accusations dont j’ai été l’objet, et mes premiers accusateurs ; ensuite les accusations récentes et les accusateurs qui viennent de s’élever contre moi. Car, Athéniens, j’ai beaucoup d’accusateurs auprès de vous, et depuis bien des années, qui n’avancent rien qui ne soit faux, et que pourtant je crains plus qu’Anytus et ceux qui se joignent à lui, bien que ceux-ci soient très redoutables ; mais les autres le sont encore beaucoup plus. Ce sont eux, Athéniens, qui, s’emparant de la plupart d’entre vous dès votre enfance, vous ont répété, et vous ont fait accroire qu’il y a un certain Socrate, homme savant, qui s’occupe de ce qui se passe dans le ciel et sous la terre, et qui d’une mauvaise cause en sait faire une bonne. Ceux qui répandent ces bruits, voilà mes vrais accusateurs ; car, en les entendant, on se persuade que les hommes, livrés à de pareilles recherches, ne croient pas qu’il y ait des Dieux. D’ailleurs, ces accusateurs sont en fort grand nombre, et il y a déjà longtemps qu’ils travaillent à ce complot, et puis ils vous ont prévenus de cette opinion dans l’âge de la crédulité ; car alors vous étiez enfants pour la plupart, ou dans la première jeunesse : ils m’accusaient donc auprès de vous tout à leur aise, plaidant contre un homme qui ne se défend pas ; et ce qu’il y a de plus bizarre, c’est qu’il ne m’est pas permis de connaître, ni de nommer mes accusateurs, à l’exception d’un certain faiseur de comédies. Reprenons donc dans son principe l’accusation sur laquelle s’appuient mes calomniateurs, et qui a donné à Mélitus la confiance de me traduire devant le tribunal. Voyons ; que disent mes calomniateurs ? Car il faut mettre leur accusation dans les formes, et la lire comme si, elle était écrite, et le serment prêté : Socrate est un homme dangereux, qui, par une curiosité criminelle, veut pénétrer ce qui se passe dans le ciel et sous la terre, fait une bonne cause d’une mauvaise, et enseigne aux autres ces secrets pernicieux. Voilà l’accusation ; c’est ce que vous avez vu dans la comédie d’Aristophane, où l’on représente un certain Socrate, qui dit qu’il se promène dans les airs, et autres semblables extravagances sur des choses où je n’entends absolument rien ; et je ne dis pas cela pour déprécier ce genre de connaissances, s’il y a quelqu’un qui y soit habile (et que Mélitus n’aille pas me faire ici de nouvelles affaires) ; mais c’est qu’en effet, je ne me suis jamais mêlé de ces matières, et je puis en prendre à témoin la plupart d’entre vous. »

(Apologie de Socrate, 18a-19d)

Traduction de Victor Cousin, sur le site remacle.org

 

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