Approches du baroque: Pascal, disproportion de l’homme

Pascal, Pensées
Disproportion de l’homme

Introduction

Illusion et vertige appartiennent aux thèmes baroques, et les écrivains de l’époque n’ont pas cessé d’être fascinés par la ressemblance entre l’infiniment grand et l’infiniment petit. Pascal, dont la carrière scientifique était des plus brillantes, avant qu’il ne se détourne de ces intérêts profanes pour se consacrer à l’apologie de la religion chrétienne, a connu les travaux de Galilée (fin du géocentrisme au profit de l’héliocentrisme) ou ceux qui ont permis la mise au point du microscope. Il reprend donc ces notions d’infiniment grand et d’infiniment petit, mais dans une vision globale destinée à appuyer la thèse centrale de son œuvre : grandeur et misère de l’homme dans Dieu. De quelle manière Pascal met-il en valeur ces notions caractéristiques du monde baroque ?

Le fameux ciron…


I La représentation vertigineuse de l’infiniment petit

1) La volonté de faire voir

Au-delà de la seule volonté de convaincre (Vocabulaire de la réflexion et de la raison : « conceptions » (l.26) ; « concevoir », l.29), c’est surtout l’imagination du lecteur que Pascal sollicite : il veut rendre visible l’infiniment petit, ce qui constitue bien sûr un véritable paradoxe : « voir, l.29 ; « peindre l’univers visible » l.30 ; « qu’il y voie », l.30. De la même manière, il multiplie l’emploi des adjectifs démonstratifs, comme pour montrer concrètement au lecteur la réalité de l’infiniment petit ; «ce sang », « ces humeurs« , « ces gouttes », l.24 ; « ce raccourci d’atome » l.30 ; « cette terre », l.32.

2) Le recours aux images

Dès lors, Pascal recourt à des images : ainsi du ciron décrit comme un être humain : une longue phrase décompose l’animal en parties de plus en plus petites. L’ensemble est une suite d’épanadiploses (Définition : « lorsque de deux propositions corrélatives, l’une commence et l’autre finit par le même mot).

« des jambes avec des jointures »
« des veines dans ses jambes »
« du sang dans ses veines »
« des humeurs dans ce sang »
« des gouttes dans ces humeurs »
« des vapeurs dans ces gouttes »

L’aboutissement de cette décomposition « le dernier objet où il peut arriver », « l’extrême petitesse de la nature » amène une nouvelle image, celle d’un univers à part entière, dont les éléments vont à nouveau être décomposés en allant vers le plus petit. Cette nouvelle évocation se fonde sur une antithèse violente :
« l’extrême petitesse de la nature » devient « l’immensité qu’on peut concevoir de la nature » , « ce raccourci d’atome » devient « une infinité d’univers ». La gradation est bien sûr descendante : « firmament », « planètes », «terre », « animaux », « cirons ». L’utilisation des pluriels alors qu’on envisage des éléments très petits accentue le vertige qui naît de cette décomposition infinie.

3) L’importance du mouvement

Il s’agit bien de suggérer le tourbillon, la spirale vers le bas, et par là de faire naître le vertige chez le lecteur. Ainsi les expressions « sans fin et sans repos », l.34 « un abime nouveau », l.28, disent clairement ce mouvement de chute incessante, tandis que la longueur des phrases le mime nettement.

De très nombreuses répétitions (outre les épanadiploses dont on a déjà parlé) concourent à donner l’illusion du mouvement : ainsi le terme « petitesse » est employé 3 fois (l.21, 27,35) et l’adjectif « petits » se retrouve à la ligne 22.
De même, la fréquence des hyperboles appuie cette impression de vertige :

« les choses les plus délicates » (superlatif)
« incomparablement plus petites » (adverbe lourdement insistant)
« raccourci d’atome » (atome, originellement la plus petite partie de la matière)
« une infinité d’univers » (redoublement de deux infinis).

Microscope de Marshall, XVIII ème siécle

II La place de l’homme

Mais cette évocation de l’infiniment petit n’a de sens que par rapport à l’homme, car loin de s’extasier sur les merveilles découvertes, Pascal ne les envisage que dans la mesure où elles conduisent à réfléchir sur la condition humaine.

1) Une situation intermédiaire

Deux interrogations scandent le texte : « Qu’est-ce que l’homme dans l’infini ? », l.18, et « Qu’est-ce que l’homme dans la nature? » l.44. Pascal répond en présentant l’homme comme intermédiaire entre l’infiniment grand et l’infiniment petit :
« Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant » (chiasme et parallélisme).
Cependant la balance n’est pas tout à fait égale :

Dévalorisation :

« qu’il se regarde comme égaré… » l.16

« pas perceptible, imperceptible » l.34

« Un néant à l’égard de l’infini » l.45

Valorisation :

« un colosse, un monde, un tout » l.45

« un tout à l’égard du néant »l.45

Il y a disproportion : si Pascal accentue la petitesse de l’homme devant l’infiniment grand, il ne cherche pas à équilibrer en évoquant la grandeur de l’homme face à l’infiniment petit : il y a clairement une volonté de rabaisser l’homme, de l’empêcher de se croire important : le mouvement du texte est un mouvement du haut vers le bas, un mouvement descendant destiné à faire prendre conscience du tragique de la condition humaine.

2) Une réflexion également restreinte

Cette volonté se retrouve lorsque Pascal évoque les capacités humaines à envisager sa place dans l’infini : l’effort d’imagination qu’il sollicite de son lecteur doit conduire celui-ci :
• A la juste considération de lui même : utilisation de subjonctifs d’ordre, vocabulaire de l’estimation : « Que l’homme considère ce qu’il est au prix de ce qui est », l.15, « estimer…son juste prix », l.18 ; « Qui se considérera de la sorte…et se considérant », l.39.

• A l’étonnement et à l’admiration : « un prodige aussi étonnant », l.19 ; « Qu’il se perde dans ces merveilles, aussi étonnantes… », l.34 ; « Qui n’admirera », l.35 (Valeur de l’interrogation oratoire qui utilise la forme négative) ; « la vue de ces merveilles », l.41 ; « sa curiosité se changeant en admiration »l.42.

• A la peur et au silence : « Qui se considérera de la sorte s’effrayera soi-même » l.39 ; « il tremblera dans la vue ce ces merveilles », l.41 ; « il sera plus disposé à les contempler en silence », l.43.

Ainsi la pensée humaine est considérée comme imparfaire et limitée, elle permet à l’homme de prendre conscience de ses limites, mais ne peut aller au-delà: «Qu’il épuise ses forces en ces conceptions » l.24 ; « Qu’il se perde en ces merveilles » l.34. Cette impuissance de l’homme est particulièrement mise en valeur dans la dernière phrase qui multiplie l’utilisation du préfixe négatif in qui marque la privation : « infiniment éloigné de comprendre les extrêmes », l.46 ; « pour lui invinciblement cachés », l.47 ; « un secret impénétrable », l.48; « incapable de voir », l.49.

L’église Saint-Etienne du Mont, à Paris, près du Panthéon, là où sont enterrés Pascal et Racine

III La position de Pascal

1) L’apologiste

On sait que le but de Pascal était une apologie de la religion chrétienne : dans ce texte, sa position est donc celle d’un apologiste, avec la virulence que cela implique. L’énonciation est essentiellement à la troisième personne (« Que l’homme… » : emploi d’un singulier générique, qui tout en marquant l’universel, appuie l’isolement et la solitude), mais Pascal utilise également la première personne, pour affirmer aux moments importants, une volonté forte de guider la réflexion : « j’entends l’univers », l.17 ; « je veux lui faire voir », « je veux lui peindre » l .28 ; « je crois » l.41.

Les temps verbaux manifestent également cette violence : Pascal multiplie les subjonctifs d’ordre : « Que l’homme considère… »l.15 ; « Qu’il apprenne… », l.17 ; « Qu’il recherche… », l.20 ; « Qu’il épuise ses forces » l.25. Mais il a également recours aux futurs de l’indicatif (mode de la réalité), pour montrer ce qu’il considère comme l’aboutissement obligatoire de la réflexion entreprise : « il retrouvera » l.33 ; « qui n’admirera » l.36 ; «qui se considérera … », l.39 ; « il tremblera », l.41 ; « il sera plus disposé… » l.42.

2) L’évocation de Dieu

Le texte en lui-même ne mentionne aucune présence divine : Pascal parle avant tout de la « nature » : « ce canton détourné de la nature » l.16 ; «l’extrême petitesse de la nature » l.27 ; « l’immensité que l’on peut concevoir de la nature » l.29 ; « la masse que la nature lui a donnée » l.40 ; «l’homme dans la nature » l.44.

Cependant la présence d’une divinité créatrice et ordonnatrice du monde est suggérée par l’évocation d’une organisation (possibilité d’une analyse de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, idée d’une correspondance entre le macrocosme et le microcosme), et par l’évocation d’une instance supérieure qui serait à l’origine de cette organisation :

• « Ce petit cachot où il se trouve logé », « le néant d’où il est tiré » : l’emploi de formes passives suggère à l’inverse une instance active présidant à la vie humaine.
• « la masse que la nature lui a donnée » : personnification de la nature, l’homme devenant lui-même objet d’un « don ».
• Beaucoup plus net enfin, la mention de « la fin des choses et leur principe », l.46, considérés alors comme « cachés dans un secret impénétrable» : évocation d’un mystère au sens religieux du terme : les voies de Dieu sont impénétrables.

Dès lors, l’attitude qui s’impose à l’homme est celle du renoncement à la connaissance (« invinciblement cachés » ; « les rechercher avec présomption»), et de la contemplation silencieuse (l’expression « les contempler en silence » s’inscrit en opposition avec « les rechercher avec présomption »). Humilité, silence, contemplation, voilà bien l’image de la retraite religieuse.

Conclusion
Un texte assez terrifiant dans la mesure où il dépossède l’homme de tout ce dont il pourrait s’enorgueillir (ses capacités de raisonnement et d’analyse, tout autant qu’une place centrale dans l’univers, dans une sorte de « milieu » entre l’infiniment grand et l’infiniment petit). Un texte qui développe une puissance d’imagination certaine (le vertige baroque, les images et les antithèses violentes), alliée à beaucoup de rigueur dans l’argumentation, ce qui conduit le lecteur à s’interroger effectivement sur la place de l’homme dans l’univers (à rapprocher ainsi de l’inconstance noire, le pessimisme baroque, fondé sur l’impossibilité de trouver un appui et une assurance durables), au-delà de toute considération religieuse .

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