Ovide, L’art d’aimer, livre II, les tristesses de l’amour

Traduction du passage:

Livre II, vers 512 à 534

Mars et Vénus (Fresque retrouvée à Pompéi, Musée archéologique de Naples)

Les sillons ne rendent pas toujours ce qu’on leur a confié avec un bénéfice, et le souffle du vent ne vient pas toujours en aide aux navires hésitants. Ce qui favorise les amants est bien réduit, bien plus grand ce qui les fait souffrir. Qu’ils  se représentent  en leur âme que de nombreuses épreuves devront être supportées.

Aussi nombreuses que les lièvres qui vivent sur le Mont Athos, que les abeilles sur l’Hybla, que les fruits que l’arbre bleu de Pallas produit, que les coquillages sur le rivage, sont les douleurs en amour. Les piqures que nous subissons sont abondamment mouillées de fiel. On dira qu’elle est sortie : toi, celle que tu verras peut-être, pense qu’elle est sortie et que tu vois mal. La porte qui t’avait été promise la nuit t’aura été fermée : supporte également d’allonger ton corps sur le sol sali. Peut-être aussi une servante menteuse dira d’un air hautain  « Pourquoi cet homme assiège-t-il notre porte ? ». Comme un suppliant, flatte le montant de la porte et la jeune fille cruelle,  dépose à la porte les roses que tu as ôtées de ta tête. Quand elle voudra bien, tu approcheras, lorsqu’elle t’évitera, tu t’éloigneras. Il ne convient pas aux hommes bien nés de supporter la lassitude que l’on a d’eux. Pourquoi ton amie pourrait-elle dire : « Echapper à cet homme, ce n’est pas possible ! ». Ses sentiments ne te sont pas contraires  tout le temps. Ne pense pas que supporter les insultes ou des coups d’une jeune fille est honteux, pas plus que d’embrasser ses pieds délicats.

Commentaire

Au livre II, Ovide s’est donné comme but d’expliquer comment  fixer l’amour. Après le charme des premières rencontres, il s’agit désormais d’affronter le temps, la lassitude de l’être aimé, l’obstacle  des autres. En évoquant  dans cet extrait les tristesses de l’amour, Ovide semble revenir aux sources mêmes de l’élégie romaine: les poètes qui l’ont précédé, Catulle, Tibulle ou Properce ont longuement conté toutes les souffrances que leurs amantes,  Lesbie, Délie ou Cynthia, par leur inconstance ou leur frivolité, leur ont infligées.  Ovide s’inscrit-il ici dans la continuité de ces prédécesseurs, ou traite-il ici à sa manière ces thèmes caractéristiques de la poésie amoureuse?

I Les souffrances de l’amour

Telles qu’Ovide les décrit lors des 7 premiers vers, elles sont présentées:

  • comme profondément douloureuses: le vocabulaire est expressif: « laedat » (blesser), « dolores » , « patimur » . L’image qui revient pour exprimer cette souffrance est celle de la piqure: « spicula » , le dard (v.250). La mention au vers 516 des abeilles appuie cette image, qui peut également suggérer  la flèche de l’amour. La précision du fiel (« multo felle » ) accentue la souffrance, la blessure s’envenime, l’amour est bien poison mortel.
  • comme nombreuses: « plus est » (v.515), « multa » (516), « multo » (v.520). Mais cette caractéristique est mise en relief essentiellement par la comparaison qu’Ovide développe avec la formule: « tot…quot » (aussi nombreux que). Les éléments de cette comparaison renvoient à des réalités naturelles, les lièvres du Mont Athos, les abeilles de l’Hybla, les fruits de l’olivier, les coquillages sur le rivage. Les souffrances de l’amour deviennent elles-mêmes naturelles.
  • comme inévitables: de fait Ovide use ici de vérités générales. La portée du vers 515 est accentuée par l’opposition « Quod juvat »/ « Quod laedat » , et la construction en chiasme met en valeur le mot « laedat » , placé juste à côté du COD, « amantes », en facteur commun aux deux verbes « juvat » et « laedat » . (« Quod juvat, exiguum, plus est quod laedat/ amantes »: A/B//B/A). De la même manière, le recours aux métaphores rend plus sensible l’idée que l’amour n’est pas toujours payé de retour. Là encore, il s’agit d’images empruntées à la nature: la moisson qui ne donne que médiocrement (vers 513), ou le navire qui attend vainement le souffle du vent (514).

De fait dans cette évocation des souffrances liées à la passion amoureuse, on voit qu’Ovide reprend les idées ou les images habituelles de l’élégie. Qu’en est-il des situations qu’il propose?

II L’amoureux éconduit

Là encore, c’est bien une situation qu’ont évoqué avant Ovide les poètes élégiaques: l’amoureux dédaigné, renvoyé par la jeune fille aimée, qui n’hésite pas à mentir : « Dicta erit isse foras » (vers 521). La violence de ce dédain est soulignée par la répétition du mensonge (« Isse foras« , vers 521 et 522) en contraste avec la réalité même: il a vu que la jeune fille était chez elle (« videres » au vers 521, « videre » au vers 522).

Ce refus est d’autant plus douloureux que la jeune personne est en fait parfaitement invisible: l’amoureux se heurte à la servante, qui en l’occurrence a pris les caractéristiques de sa maîtresse: même qualificatif de « mendax » (menteuse), même attitude dédaigneuse « vultu superbo« , même usage de l’adjectif possessif « nostras fores« . La citation au style direct, la valeur péjorative de « iste » , l’hyperbole du verbe « obsidet » (littéralement: assiéger, le terme trahit l’exaspération) sont autant de procédés qu’Ovide emploie pour mettre en évidence la frivolité méprisante de la jeune fille.

Cette situation (l’amoureux attendant à la porte sans jamais être admis auprès de sa belle) , c’est bien celle du « paraclausithuron », terme grec qui évoque un type de poème élégiaque, la supplication de l’amant devant la porte fermée.

Exemples de « paraclausithuron »

1) Properce, Elégies:

« Porte, de beaucoup plus cruelle peut-être que ta propre maîtresse, pourquoi te tais-tu, méchante, en restant fermée à double battant ? Pourquoi ne t’ouvres-tu jamais pour recevoir mes amours ? Ne sais-tu pas t’émouvoir et répéter mes discrètes prières ? N’accorderas-tu aucun terme à ma douleur , et connaîtrai-je toujours un triste sommeil sur ton seuil indifférent ? C’est là que me plaignent les nuits en leur milieu et les astres à leur déclin, et le vent froid dans l’aurore glacée. Toi seule, sans pitié pour les douleurs humaines, tu me réponds à ton tour par le silence de tes gonds. Ah ! si ma faible voix, se glissant à travers le trou d’une fente allait frapper les oreilles de ma maîtresse ! Elle a beau être plus insensible qu’un roc de Sicile, plus dure que le fer et l’acier, elle ne pourra pas cependant garder ses yeux secs, et, au milieu de ses pleurs involontaires, s’élèvera un soupir. Maintenant elle est allongée, appuyée contre l’épaule fortunée d’un autre homme : mais moi, mes mots s’envolent au zéphyr de la nuit. C’est toi qui es la seule, la plus grande cause de ma peine, porte qui ne fus jamais vaincue par mes cadeaux.

2) Tibulle, Elégies, I, 2, vers 1 et suivants:

(1) Verse encore ! dans le vin apaise mes douleurs neuves, pour que mes yeux vaincus enfin par la fatigue s’abandonnent au sommeil, et, quand Bacchus aura largement envahi mes tempes, que nul ne me réveille, dans le repos de mon triste amour ! (5) On monte une garde farouche auprès de notre amie, et un dur verrou clôt solidement sa porte.

Porte d’un maître peu commode, sois battue par la pluie, sois frappée par la foudre lancée sur l’ordre de Jupiter ! Porte, allons, ouvre-toi, ouvre-toi pour moi seul et vaincue par mes plaintes, (10) sans faire de bruit, furtive, en tournant sur tes gonds ! Et si, dans ma démence, je t’ai maudite, pardon ! Je souhaite que mes injures me retombent sur la tête. Il te convient plutôt de penser aux prières sans nombre que je t’ai adressées d’une voix suppliante, en comblant tes soutiens de mes guirlandes de fleurs.

(15) Toi non plus, Délie, n’aie pas peur de tromper tes gardiens : il faut de l’audace. Le courage est favorisé par Vénus elle-même. C’est elle qui favorise le jeune homme qui tente un nouveau seuil, ou l’amie qui, en mettant la clef, lui ouvre la porte. C’est elle qui apprend à descendre furtivement d’un lit voluptueux (20) et à poser le pied sans bruit  ; c’est elle qui montre à échanger, en présence du mari, des gestes qui parlent, et à cacher des mots caressants sous des signes convenus ».

L’extrême du « paraclausithuron » est illustré par l’histoire d’Iphis, jeune homme éconduit, qui se pend à la porte de son amie, Anaxarète. La jeune fille, insensible même à la mort du jeune homme est transformée en pierre. Ovide raconte l’histoire dans Les Métamorphoses, livre XIV

L’histoire d’Iphis et d’Anaxarète

Virgil Solis,1514 -1562, illustrateur et graveur allemand.

Le texte de L’Art d’Aimer multiplie les références à ce type de poème: la porte est mentionnée à plusieurs reprises: « janua » , « fores » , « postibus » , « in fore » , la supplication (« supplex blandire » ) doit s’adresser autant à la porte elle-même qu’à la jeune fille, et le cadeau demandé reste traditionnellement la couronne de roses, portée par l’amant (« rosas demptas capiti pone in fore » ).

Ainsi, il est clair qu’ici Ovide reprend très classiquement un grand thème de l’élégie amoureuse. et qu’il n’hésite pas à reprendre également l’ironie légère avec laquelle Tibulle ou Properce avait traité ce thème (La mention des roses sur la tête indique que le jeune homme revient d’un banquet, ce qui nous montre que malgré tout il n’est pas totalement accablé par la souffrance…)

III Militia amoris: « le soldat de l’amour »

Mais fidèle à son propos, Ovide donne au jeune homme de multiples conseils face à ces situations douloureuses: les impératifs sont nombreux: « puta » , « perfer » , « blandire« , « pone » , »puta » , ou les futurs qui en tiennent lieu: « accedes » , « abibis » . De fait, ces souffrances sont avant tout considérées comme des épreuves à surmonter: « Proponant animo multa ferenda suo » (vers 516). La coupe du pentamètre (après « animo » ) met en valeur cette notion de courage, de noblesse d’âme nécessaire au jeune homme. La même idée se retrouve au vers 530 « Dedecet ingenuos taedia ferre sui« , avec l’emploi de l’adjectif « ingenuus » qui signifie noble, bien né, et du verbe « dedecet » (il convient, il faut: le terme renvoie à ce qui est honorable et s’oppose ainsi à « turpe » au vers 534).

Ainsi l’amour devient affaire d’endurance avant tout: là encore le vocabulaire est explicite: « Perfer » (vers 524) , « ferre » employé trois fois (vers 516, « ferenda« , vers 530 « ferre » ,au vers 533 « ferre« ).

On retrouve l’idée du « service militaire amoureux », tel qu’Ovide l’a déjà évoqué au livre II, vers 233 à 250.

(Voir site de S. Laigneau-Fontaine qui propose une traduction de ce passage et des commentaires).

Aussi l’amoureux doit-il:

  • montrer sa résistance physique: « ponere corpus immunda humo » (vers 524), « ferre verbera » (vers 533).
  • obéir aveuglément: on ne peut remettre en cause la parole de l’être aimé: « Puta te falsa videre » (Pense que tu vois faux, vers 521), et on suit ses ordres sans discuter: « Cum volet, accedes, cum te vitabit, abibis« : la symétrie de la construction et  des sonorités (k, v//ad/ab) appuie l’idée que le jeune homme doit être totalement à l’écoute des désirs de la jeune femme.
  • Moyennant quoi, il peut espérer se trouver récompensé: « non omni tempore sensus obest » (vers 532), voire « ad teneros oscula ferre pedes« .

Cette manière de se moquer de la carrière militaire rejoint  ici l’inspiration d’un poète comme Tibulle, qui sommé de quitter Rome et Délie pour suivre la campagne de son protecteur Messalla en Grèce, avait préféré rester en Italie, pour se consacrer à sa bien-aimée.

Conclusion

Ainsi, il apparaît qu’Ovide reprend ici les thèmes de l’élégie amoureuse. Cependant ils sont envisagés dans la tonalité même de L‘Art d’Aimer, c’est-à-dire avec légèreté, sans la violence des émotions qui peut se manifester chez Catulle ou Tibulle par exemple. Car il s’agit bien ici d’un ars amatoria, et non de poèmes qui cherchent  à rendre compte d’une expérience personnelle, dans le cadre d’une inspiration d’origine grecque. Cependant on peut se demander si en réduisant l’élégie à un catalogue de thèmes ou d’images, qu’il envisage de manière ludique et parodique, Ovide n’a  pas contribué, de manière brillante,il est vrai, à faire disparaître le genre élégiaque de la poésie latine?

Pour plus de précision sur l’élégie latine, voir cette rapide présentation

Texte complémentaire: Ronsard, L’amour piqué par une abeille:

Le petit enfant Amour
Cueillait des fleurs à l’entour
D’une ruche, où les avettes
Font leurs petites logettes.

Comme il les allait cueillant,
Une avette sommeillant
Dans le fond d’une fleurette
Lui piqua la main douillette.

Sitôt que piqué se vit,
« Ah, je suis perdu ! » ce dit,
Et, s’en courant vers sa mère,
Lui montra sa plaie amère ;

« Ma mère, voyez ma main,
Ce disait Amour, tout plein
De pleurs, voyez quelle enflure
M’a fait une égratignure ! »

Alors Vénus se sourit
Et en le baisant le prit,
Puis sa main lui a soufflée
Pour guérir sa plaie enflée.

« Qui t’a, dis-moi, faux garçon,
Blessé de telle façon ?
Sont-ce mes Grâces riantes,
De leurs aiguilles poignantes ?

–Nenni, c’est un serpenteau,
Qui vole au printemps nouveau
Avecques deux ailerettes
Ça et là sur les fleurettes.

–Ah ! vraiment je le connois,
Dit Vénus ; les villageois
De la montagne d’Hymette
Le surnomment Mélissette.

Si doncques un animal
Si petit fait tant de mal,
Quand son alène époinçonne
La main de quelque personne,

Combien fais-tu de douleur,
Au prix de lui, dans le coeur
De celui en qui tu jettes
Tes amoureuses sagettes ? »

Pierre de RONSARD, Odes, livre IV (1550)

One Response to “Ovide, L’art d’aimer, livre II, les tristesses de l’amour”

  1. Yvan Says:

    Bonsoir,

    Après lecture de votre présentation sur l’élégie latine, je me suis demandé si une erreur ne s’y était pas glissée au niveau du dernier paragraphe :
    Je cite :  » La « génération élégiaque » a 20 ans au lendemain de la bataille d’Actium (-31), c’est-à-dire que ces poètes sont nés à la mort d’Ovide. Il s’agit de Tibulle, Properce et Ovide.  »
    Est-ce le même « Ovide » que vous évoquez ?
    Merci d’avance.

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