Premières: le conte oriental au XVIII: D’Holbach

Introduction

Le baron d’Holbach, né en Allemagne en 1723, et installé à Paris à partir de 1749, s’est d’abord fait connaître par son salon qui recevait fréquemment Diderot et les principaux collaborateurs de l’Encyclopédie. Lui-même rédigea de nombreux articles, concernant la métallurgie, la géologie, la médecine, la minéralogie ou la chimie. A la fin des années 1750, son engagement devient plus radical, lorsqu’il voit les dangers encourus par les philosophes défendant une liberté de pensée qui remet en cause les normes établies. Son Système de la nature, ou lois du monde physique et du monde moral développe une conception matérialiste du monde, qui exclut l’existence de Dieu. De fait, le baron d’Holbach rédige nombre de pamphlets qui se présentent comme de virulentes attaques contre la religion.

Le baron d’Holbach par Louis Carmontelle (1717-1806). Portrait conservé au château de Chantilly

Le texte proposé ici  « Le bon sens ou les idées naturelles opposées aux idées surnaturelles«  , publié en 1772, se présente comme un conte oriental, mais derrière cette apparence légère, d’Holbach récuse toute croyance en une providence divine, susceptible de justifier l’existence du mal sur terre. Il ne s’agit pas ici de refuser l’islam, mais de refuser toute religion quelle qu’elle soit.

I Le conte oriental: un choix efficace

  • Un texte court: ce texte de 36 lignes cherche avant tout la brièveté, synonyme d’efficacité. (le conte comme genre court qui choisit l’essentiel)

Le schéma narratif est donc des plus simples: la situation initiale du dervis, son départ pour la Mecque afin de remercier Dieu; deux péripéties, l’une heureuse, l’autre malheureuse. Le récit s’interrompt alors, d’Holbach laissant aux lecteurs le soin de conclure lui-même.

Trois prises de paroles au style direct viennent ponctuer l’action, les deux premières expriment les pensées du dervis, la dernière celles des loups, et la portée du conte se transcrit dans les ressemblances de ces paroles. Là encore, la structure vise la simplicité.

L’évocation du personnage principal est elle aussi extrêmement simple: c’est « un dervis, renommé pour sa sainteté » . Comme la plupart des personnages du conte, il représente non un être humain véritable, mais une fonction symbolique: il est ici l’ascète, le saint homme, le moine, celui qui a consacré sa vie à la religion: « le saint homme » (l.3); « l’homme de Dieu » (l.16); « notre saint » (l.20); « notre pélerin » (l.30).

La ferme du chateau de Granval, à Sucy en Brie

C’est tout ce qu’il reste du château de Granval, propriété de la famille d’Holbach qui y recevait ses amis, le philosophe Diderot en particulier.

  • Un texte fondé sur une opposition très forte qui donne davantage de force à la thèse défendue. (schématisme traditionnel du conte: du bonheur au malheur; les « bons » et les « méchants »).

L’ignorance première du dervis lui permet de vivre dans un monde où ne semble régner que le bonheur: D’Holbach dresse un tableau idyllique de la vie du dervis, par la multiplication des adjectifs (« tranquilles » ; « agréables » ),  ou des noms (« des provisions et des présents », avec une allitération en « p »; « des bienfaits » ), qui tous évoquent la sérénité et l’abondance. Les verbes eux mêmes suggèrent la répétition, voire l’excès: « s’empressaient chaque jour » , « ne cessait de rendre grâces », « le comblait » .

Quant au repos que le saint homme prend lors de son voyage, là encore d’Holbach s’amuse à nous dresser un tableau idéalisé du paysage alentour: on retrouve l’emploi fréquent des adjectifs, « l’ombrage frais » (l.14), « un ruisseau limpide » (l.14), « une retraite enchantée » (l.16); « un repas délicieux » (l.16); « d’autres fruits agréables » (l.17), « un gazon vert » (l.18), « un doux repos » (l.18).

L’utilisation par deux fois de la formule restrictive « ne..que » va dans le même sens: « la paix n’était troublée que par le murmure des eaux et le ramage des oiseaux » (les allitérations en r, m, o semblent aussi mimer les bruits délicats du lieu), « il n’a qu’à étendre la main pour cueillir des dattes » . Dans le même ordre d’idées, on peut noter l’emploi de l’expression « non seulement…mais encore » .

A l’inverse, la découverte de la réalité du monde se fait par le tableau horrible d’un champ de bataille. On pense bien sûr à la « boucherie héroïque » dont parle Voltaire dans Candide.

  • La fiction orientale (comme moyen d’éviter la censure, étant donné la dangerosité du sujet)

Cette dimension se montre dans le choix de « Bagdad » ,  lieu considéré au XVIII comme la ville des Mille et une nuits. Il est également question d’une guerre « entre les Persans et les Turcs » (l.9). On peut aussi penser que la description du voyage  entrepris par le dervis  s’inscrit dans l’idéalisation traditionnelle de l’orient: image d’une oasis merveilleuse au milieu d’un désert accablé de chaleur, il est ici question « d’un groupe de palmiers » , de « dattes et d’autres fruits agréables », « de gazon vert »  .

En ce qui concerne la religion,  le terme de « dervis » ( moine musulman qui se consacre à la prière) apparaît dès la première ligne du texte. Les références à Allah et l’évocation du pélerinage de La Mecque renvoient explicitement à l’islam.

II La violence de la critique

  • L’inhumanité de la guerre

Cette inhumanité, D’Holbach nous la découvre sous la forme d’un tableau: celui d’un champ de bataille quelques jours après les combats. Il met en relief ce tableau de plusieurs manières: la position stratégique du dervis est d’abord affirmée, il vient de traverser « quelques montagnes assez rudes à franchir » , et « une fois arrivé à leur sommet » découvre le champ de bataille. L’expression « tout à coup » insiste sur la soudaineté de sa découverte, et d’Holbach mentionne  la réaction horrifiée du moine, avant même de préciser clairement ce qu’il a vu: il évoque « un spectacle hideux » , précise dans une phrase courte et incisive la réaction du saint homme: « son âme en est consternée »  , avant même d’expliquer au lecteur en quoi consiste ce « spectacle » affreux.

D’Holbach choisit de construire sa description avec un effet de zoom: d’abord une vue générale qui insiste sur la désolation: « une vaste plaine, entièrement désolée par le fer et la flamme » , l’allitération en « f » met en valeur les instruments de cette ruine. Puis, les détails apparaissent: les cadavres en premier, ensuite les animaux, oiseaux et loups qui s’attaquent aux corps: l’horreur est ainsi croissante.

L’ampleur de cette horreur apparaît dans le choix des adjectifs ou des adverbes: « une vaste plaine », « entièrement désolée » , « la terre était jonchée ». De même la précision du nombre va dans le même sens: « plus de cent mille cadavres » . Quant au comportement des animaux prédateurs, le vocabulaire insiste sur leur nombre (« les aigles, les vautours, les corbeaux et les loups » ) leur voracité ( « les loups dévoraient à l’envi » ) et la satiété qui est la leur (« gorgé de chair humaine »).

Le mention même des loups amène à réfléchir: en leur donnant la parole à la fin du texte, en calquant leurs paroles sur celles des hommes, D’Holbach établit un rapprochement évident entre les uns et les autres, et on ne peut s’empêcher de penser à la citation de l’auteur latin Plaute: Homo homini lupus est, l’homme est un loup pour l’homme. C’est bien la cruauté humaine qui est en jeu ici, c’est bien elle qui a mis en oeuvre « ce spectacle hideux » . Les paroles finales du loup insistent bien sur cette caractéristique humaine: « détestables » , « dangereux » , « destructeurs » , tels sont les termes qui qualifient les hommes, capables tout autant de tuer les loups que de « s’égorger eux-mêmes » .

Le douanier Rousseau (1844-1910) , La guerre (1893), Musée d’Orsay

  • La place du dervis

Arrivant « après la bataille », réduit à la seule fonction de spectateur, comme en témoigne largement le champ lexical de la vue ou de l’ouïe (« spectacle » ; « ses regards », « il découvre« , « des yeux » , « la voit » , « cette vue » , « il entendit » ), le dervis est présenté comme vivant totalement à l’écart du monde et de la réalité, dans une naïveté absolue.

Cependant D’Holbach prend soin de nous préciser que le dervis est entretenu par les autres hommes: « les habitants d’alentour…s’empressaient chaque jour à lui apporter des provisions et des présents » (l.2). De la même manière, il est respecté par chacune des deux armées: « il reçoit à chaque pas des marques de la vénération du soldat des deux partis » . Il nous présente donc l’homme de Dieu comme un être socialement inutile, totalement à charge des autres hommes qui assurent sa subsistance.

De plus ce saint homme nous est présenté comme très occupé de biens terrestres: c’est bien parce qu’il reçoit « des provisions et des présents » qu’il remercie la providence, et on le voit non prier et méditer, mais se reposer à l’ombre des palmiers, manger des fruits, boire l’eau limpide du ruisseau et…s’endormir! Ce qui là encore le conduit à remercier la providence. L’ironie de d’Holbach est manifeste, lorsqu’il parle de « notre saint » (avec l’emploi d’un adjectif possessif), après avoir précisé « repu, rafraîchi, plein de force et de gaîté » . A nouveau , la satisfaction des besoins matériels prédomine sur la spiritualité ou l’ascèse.

  • l’inexistence de la Providence

Mais la critique la plus violente demeure la négation même de la providence divine, et au delà de la divinité elle-même. Le terme de providence est utilisée à trois reprises dans le texte:

 » Le saint homme ne cessait de rendre grâces à Dieu des bienfaits dont sa Providence le comblait. »

« Attendri par ce spectacle, il ne cesse d’adorer la main riche et libérale de la providence, qui se montre partout occupée du bonheur de la race humaine » .

« Par un effet de ta providence, qui veille sur tes créatures, ces destructeurs de notre espèce s’égorgent les uns les autres, et nous fournissent des repas somptueux » .

La troisième occurrence (Dieu, providence des loups) vient, par la parodie, ruiner les deux premières: ainsi la providence n’existe pas, mais imaginer son existence est une réaction « humaine » face à une situation favorable (avoir de quoi subsister).

Semblablement, la répétition par trois fois de la même formule, avec le seul balancement homme/loup appuie  la parodie:

« O Allah ! que tes bontés sont grandes pour les enfants des hommes » (l.7)

« O Allah ! que tes bontés sont grandes pour les enfants des hommes ! « (l.19)

« O Allah que tes bontés sont grandes pour les enfants des loups ! ».(34)

Ainsi se voit ruinée toute croyance en une providence divine.

Mais l’ironie que d’Holbach manifestait dans les paroles du dervis ou dans ses réactions nous avait déjà alertés. Le caractère hyperbolique de l’expression apparaissait comme suspect: ainsi de la première prise de parole du religieux, exclusivement composée de phrases exclamatives ou interrogatives: « O monarque des cieux, ô père de la nature! ô Allah, que tes bontés sont grandes pour les enfants des hommes! » Le vocabulaire lui-même relève de l’hyperbole: « ta tendresse…ineffable » , « ta libéralité », « ta munificence et tes soins paternels », autant de termes excessifs qui  jetaient le doute dans l’esprit du lecteur avant même l’intervention des loups.

De la même manière, l’ironie est évidente dans l’évocation de cette « contrée riante qui n’offre à ses yeux que coteaux fleuris, des prairies émaillées, des arbres chargés de fruits » (toujours les mêmes procédés: multiplication des adjectifs et formule restrictive « ne..que »). la conclusion qu’en tire le dervis: « la main riche et libérale de la providence qui se montre partout occupée du bien de la race humaine » s’en trouve bien sûr ruinée.

Mais si d’Holbach refuse la providence divine, refuse-t-il l’existence divine? Rien n’est clairement explicite en ce sens, mais compte-tenu des dangers encourus avec une telle affirmation, il est admissible que l’écrivain ait préféré rester dans le flou à cet égard. Il reste tout de même un détail qui relève clairement du merveilleux : « le ciel, par une faveur spéciale, lui avait donné de comprendre le langage des bêtes ». Néanmoins, il peut s’agir d’une simple commodité narrative, d’autant que la « faveur spéciale » est assez ironique: le ciel accorde au dervis la faculté de comprendre qu’il n’y a pas de providence céleste, et que le monde est régi avant tout par la violence et la cruauté des hommes.

Conclusion

Avec ce texte, d’Holbach propose un apologue particulièrement violent, qui ruine la croyance en une providence divine, et qui met en cause les hommes, responsables de ce fléau qu’est la guerre, mais aussi de toute croyance religieuse, qu’ils finissent par élaborer en un système contraignant dont ne profitent que quelques individus. On peut rappeler que dans l’Encyclopédie, D’Holbach avait déjà signé les articles: « Prêtres » et « Fatalité« . « Le bon sens » s’inscrit dans cette continuité critique et militante.

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