Premières: autour d’Orphée. Nerval, « El desdichado »


El Desdichado, Les Chimères

Premier poème qui ouvre le recueil des Chimères, « El Desdichado » présente quelques uns des thèmes essentiels de l’oeuvre de Nerval: la mélancolie, liée à la perte de l’être aimé (il faut ici évoquer l’actrice Jenny Colon, que Nerval transpose dans son oeuvre par le personnage d’Aurélia) conduit le poète à une quête de sa propre identité, et ce n’est que par le biais du passé (qu’il s’agisse du passé personnel, ou d’un passé plus mythique, avec l’apparition de figures héroïques, auxquelles le poète s’assimile) qu’il parvient à vaincre la crise mélancolique. Le titre « El Dedichado » est emprunté à Walter Scott: dans Ivanohé, un chevalier inconnu se présente au tournoi, avec sur son écu cette devise, et pour emblème un chêne déraciné, et bien sûr, ce chevalier va triompher et recouvrer ses droits. Par le titre, le poète indique donc le cheminement qui sera le sien: de la perte et du désespoir à l’affirmation triomphante de soi et de sa valeur. De quelle manière cet itinéraire, qui met en avant le rôle salvateur de la poésie peut-il renvoyer au mythe d’Orphée ?

Portrait de Gérard de Nerval par le photographe Nadar

1ere Strophe : l’évocation du deuil

Elle s’inscrit dans une tonalité résolument négative: l’identité du poète (« je suis ») se marque en trois termes qui évoquent la tristesse et le deuil (« ténébreux », « veuf », « inconsolé »). Le brièveté de l’élément central (veuf: une syllabe) attire particulièrement l’attention , et la résonance singulière de l’adjectif « inconsolé » (d’un emploi assez rare malgré tout) marque la durée de cet état. Tristesse et deuil sont également élevés aux extrêmes par l’emploi de l’article, comme si le poète apparaissait comme l’incarnation même de ces trois adjectifs.

Le second vers développe aussi l’idée du deuil et de la perte, au moyen d’une image « Le Prince d’Aquitaine à la tour abolie ». Celle-ci renvoie au contexte moyenâgeux et héroïque suggéré par le titre, mais « la tour abolie » est également l’évocation de la perte. Chez Nerval, la femme aimée, idéalisée et inaccessible est souvent « la Dame, à sa haute fenêtre » (Poème de Nerval intitulé« Fantaisie »), voire « la princesse enfermée dans sa tour par la volonté d’un père qui la punit d’avoir aimé » (Récit autobiographique: Sylvie).

Les vers 3 et 4 explicitent cette perte: l’assimilation de la femme aimée à l’étoile accentue bien sûr par la brillance et l’éloignement, le caractère idéalisée et inaccessible de celle-ci, mais cela fait aussi de cette femme la source lumineuse de l’univers, lui conférant ainsi une dimension cosmique (A rapprocher d’Aurélia, 1ere Partie, la mort d’Aurélia est aussi la destruction du monde et de la nature).
L’utilisation de l’enjambement met en évidence la violence des conséquences de cette perte, en cassant un rythme, jusque là très régulier (coïncidence de la logique de la phrase avec l’alexandrin, rythme similaire :1er vers 2/4//2/4; 2ème vers 2/4//3/3). Ainsi le luth (instrument symbolique du poète) a-t-il désormais comme emblème « le soleil noir de la Mélancolie ». Cet oxymore célèbre continue la thématique cosmique et renvoie à toutes les allégories de la mélancolie (comme attitude de doute et de désarroi devant le mystère et le désordre du monde. Attitude tantôt jugée positive, le mélancolique est celui qui cherche et qui s’interroge, tantôt très négative, le mélancolique est l’orgueilleux ou le fou qui met en doute la création divine et son agencement). Il faut se souvenir que Nerval était fasciné par la gravure de Dürer, dans laquelle il voyait une image d’Aurélia.

2ème Strophe : le souvenir du passé ; l’appel à la « dame »

Avec l’utilisation de l’impératif au deuxième vers (« Rends moi »), cette strophe apparaît comme un appel au secours, lancé à un personnage dont l’intervention s’est déjà révélée bénéfique: l’expression « toi qui m’as consolé » invoque ainsi un précédent qui s’oppose à l’adjectif « inconsolé » de la strophe précédente. On explique généralement cette strophe en référence à un passage des Filles du Feu, dans lequel Nerval explique comment le souvenir d’un rendez vous pris avec une jeune femme l’a détourné du suicide, alors qu’au sommet du Pausilippe, à Naples, il était tout près de se jeter dans le vide. Le poète s’adresserait ainsi à cette jeune femme, en lui demandant à nouveau de le sauver (Le verbe « rendre » marque une notion de retour). Il faut également se souvenir que sur le Pausilippe se trouvait le tombeau de Virgile (le poète latin), on reste donc ici dans une thématique littéraire et poétique, et de plus l’étymologie de « Pausilippe » est « ce qui fait cesser le chagrin ». La métaphore « la nuit du tombeau », qui évoque le désarroi du poète, est ici intéressante, dans la mesure où sa construction est ambiguë: faut-il en faire le complément circonstanciel du verbe consoler, ou du verbe rendre? Construite avec le verbe consoler, cette expression marquerait alors la violence de ce premier état dépressif et serait un indice malgré tout positif (cette crise a été vaincue), tandis qu’à l’inverse, construite avec le verbe rendre, l’expression marquerait le caractère exceptionnel de la crise présente, totalement du côté de la mort et de la désolation (« nuit » et « tombeau » renvoyant à « soleil noir » et « morte »).
Les vers trois et quatre sont plus difficiles à interpréter encore: que symbolise cette « fleur », mise en évidence par l’italique? Le manuscrit Eluard porte une note: il s’agirait de l’ancolie, symbole de la tristesse et de la folie », mais on reste perplexe à l’idée que le poète réclame ce qui évoque la tristesse et la folie…Faut-il plus simplement y lire la métaphore usuelle de la femme aimée, associée ici à la nature renaissante? Le dernier vers invite à cette interprétation, car si la charge symbolique des éléments choisis (la vigne, la rose) enrichit singulièrement le vers, c’est surtout l’union qui est ici marquée: deux éléments, l’un masculin, le « pampre », l’autre féminin, « la rose » sont associés par le verbe « s’allier », rejeté en fin de vers. Il s’agit bien là d’une image d’équilibre et d’harmonie, et qui s’affirme pour la première fois dans le poème au présent, signe d’une possible issue de la crise mélancolique.

3ème Strophe : l’affirmation positive de soi

Le début de ce tercet permet de mesurer le chemin accompli par rapport au premier quatrain: à l’affirmation négative succède l’interrogation positive. En s’interrogeant sur ce qu’il peut y avoir de commun entre les quatre personnages évoqués et lui-même, le poète tend malgré tout à s’assimiler à des figures héroïques (Lusignan, Biron), voire divines (Amour, Phébus). Amour et Phébus renvoient à la mythologie grecque, et l’on retrouve ici l’image de divinités solaires (Phébus, épithète d’Apollon, le Brillant), associée à l’idée d’épreuves initiatiques à traverser (Amour peut ici évoquer le mythe de Psyché). Avec Lusignan et Biron, Nerval mentionne des personnages originaires de son Valois natal, mais la dimension surnaturelle reste présente avec l’allusion à Lusignan (époux de la fée Mélusine).

Les deux vers suivants continuent l’évocation d’un passé positif, gage de valeur (on passe du présent de l’indicatif au passé composé). Le souvenir est ici liée à deux images de femmes, la « reine », et la « sirène » (la rime tend à les situer sur le même plan, voire même à les confondre, toutes deux femmes hors du commun). La « reine » pourrait évoquer Adrienne, la jeune fille noble de Sylvie (le texte de Sylvie évoque l’amour enfantin que le narrateur portait à  la jeune Sylvie. Cependant il était aussi fasciné par le personnage d’Adrienne, jeune fille noble qui avait une fois participé à leurs jeux) tandis que la marque présente authentifierait le souvenir, et que le « rouge » marquerait une nette rupture face au noir de la première strophe. Quant à la « sirène », elle pourrait renvoyer à un souvenir d’Italie et par delà, image de la femme surnaturelle, elle évoque en écho Mélusine, la femme serpent, épouse de Lusignan.

4ème strophe: la traversée des enfers, le rôle de la poésie

Le dernier tercet s’affirme très clairement positif: l’adjectif « vainqueur » y éclate au centre du premier vers, et la double traversée de l’Achéron (fleuve des Enfers dans la mythologie grecque) est à interpréter symboliquement: il s’agit bien là des épreuves traversées par le poète, et probablement de sa tentation récurrente au suicide. Les deux derniers vers vont expliciter cette victoire: la mention de « la lyre d’Orphée » permet d’affirmer le recours à la transfiguration par la poésie de ces moments douloureux. Ainsi le poète s’assimile à Orphée, lui-même descendu aux Enfers et revenu ensuite à la vie, grâce à la beauté de son chant. La poésie est également associée ici aux figures de femmes aimées (on retrouve « la sainte », la reine, et la fée, la sirène de la strophe précédente), figures qui tendent à se superposer et à se fondre, dans le même mouvement que dans Sylvie, où Sylvie et Adrienne se confondent en une seule image de femme idéalisée et mythique.

Ainsi, le poème aboutit à une totale transformation, et réalise lui-même le processus qu’il évoque: la poésie apparaît bien ici comme ce qui permet de dépasser le deuil et la mélancolie, et dans le cas de Nerval, essentiellement par la transfiguration du passé: la figure individuelle du poète s’estompe pour s’inscrire plus largement dans le passé mythique de l’humanité. Ce recours au passé permet aussi à Nerval de retrouver les racines anciennes de la mélancolie, telle qu’elle a été évoquée au moyen-âge et au XVIème siècle et rompt quelque peu avec l’idée d’un « mal du siècle », propre à l’époque. Le choix d’une forme limitée et contraignante (le sonnet) ajoute à la complexité du texte, mais Nerval impose là une forme poétique rigoureuse, voire sévère, en comparaison avec les débordements lyriques des romantiques, amorçant ainsi le renouveau que connaît le sonnet au XIXème siècle.

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