La Curée, explication 1(chapitre 2)

Zola , La Curée
Chapitre 2
De « Sa voix devenait grave et émue» à «Sa main sèche et nerveuse coupait toujours dans le vide »

Introduction :

Dans le chapitre 2, Zola fait un retour en arrière pour évoquer l’itinéraire de Saccard depuis son arrivée à Paris en 1852, après le coup d’état de décembre 1851 qui a permis à Napoléon III de s’emparer du pouvoir, jusqu’en 1854, date de son mariage avec Renée. Employé à l’hôtel de ville en tant que commissaire voyer, grâce à l’aide de son frère Eugène, il a découvert les projets de transformation de Paris et a compris l’argent qu’il pourrait gagner par la spéculation. Dans ce passage, alors que sa première femme, Angèle, est encore en vie et que le couple dîne dans un restaurant au sommet des buttes Montmartre, il révèle les transformations qui vont avoir lieu. Dans quelle mesure ce passage annonce-t-il les enjeux majeurs du roman? Nous verrons qu’en faisant de ce passage une des moments essentiels de ce deuxième chapitre, Zola permet aux lecteurs de saisir l’ampleur des travaux d’Haussmann, il amorce également le portrait de Saccard, figure inquiétante d’une alchimie diabolique.

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Vue de Paris depuis Montmartre, Vincent Van Gogh 1886

I La révélation d’Aristide Saccard

1) Une scène dans le chapitre

Alors que le chapitre 2 apparaît avant tout comme un sommaire (le résumé des premières années de Saccard dans la capitale), ce passage est traité comme une scène au sens théâtral, ce qui implique la coïncidence du temps de la narration et du temps de l’action. C’est un moment de dialogue: à deux reprises Zola utilise le verbe « continuer » pour introduire la parole de Saccard. Angèle est peu présente dans ce dialogue, elle n’intervient qu’à une seule reprise par une question qui relance son mari, question  qui n’est en fait qu’une demande de confirmation: « Tu veux parler de la rue de Rivoli et du nouveau boulevard que l’on perce?« .

2) Le dévoilement du personnage

De plus, il s’agit du seul moment dans tout le roman où Zola nous transcrit au style direct une prise de parole un peu développée du personnage. Saccard est la plupart du temps présenté comme jouant la comédie sans jamais être sincère avec personne. Homme de machination et de manipulation, il ne se révèle que dans ce passage précis. Ce dévoilement apparaît lié à l’ivresse: « il avait bu du bourgogne, il s’oublia« . Mais ce qui apparaît, c’est avant tout la hargne et l’envie que ses paroles trahissent. Ainsi en personnifiant les hôtels de la rue d’Anjou, destinés à disparaître, « s’ils savaient qu’ils n’ont plus que deux ou trois ans à vivre« ,  Saccard semble assouvir par avance une vengeance personnelle. De même, le mépris dont fait preuve quand il évoque le seul premier réseau le choix d’une proposition exclamative « Jeux d’enfant que cela! » montre bien que selon lui, le monde se partage en deux catégories « le public« , ceux qui ne savent rien et subissent et ceux qui savent et agissent.

3) La réaction d’Angèle

Devant la violence de son mari, Angèle découvre un aspect de Saccard qu’elle connaissait mal. Ses réactions sont transcrites par Zola de manière précise. D’abord le rire « Angèle croyait que son mari plaisantait« , « le goût de la plaisanterie », « elle riait ». Puis la peur. Le passage de l’inquiétude ( « le goût de la plaisanterie colossale et inquiétante« )  à « l’effroi » est significatif. Angèle, personnage naïf et bon, comme le marque le choix même de son prénom, découvre le vraie personnalité de son mari et s’en trouve finalement condamnée. Saccard regrette en effet ce qu’il a révélé: « Il accusa le bourgogne et pria sa femme de ne pas répéter « les bêtises » qu’il avait dites« .  Cette scène préfigure celle où Angèle mourante comprend que son mari souhaite sa mort pour épouser quelqu’un d’autre et assouvir son besoin d’argent.

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Rue du Mont Cenis

II La transformation de Paris

1) Les travaux prévus

Dans ce passage, Saccard évoque ce que l’on a appelé le premier et le deuxième réseau :
· Le premier réseau, ou « la grande croisée de Paris, comme ils disent », « du côté des halles on a coupé Paris en quatre ». Il s’agit du croisement entre l’axe constitué par les rues de Rivoli et Saint Antoine (d’ouest en est) et celui constitué par les boulevards Saint Michel, du Palais et de Sébastopol (du sud au nord). Comme l’explique Saccard, il s’agit de « dégager le Louvre et l’hôtel de Ville ». L’évocation de ce premier réseau est rapide: reconnu comme nécessaire sa construction n’avait pas suscité de grandes contestation, à la différence des deux autres réseaux.
· Le deuxième réseau : il s’agit des grands boulevards. Saccard mentionne « du boulevard du temple à la barrière du trône », ce sera le boulevard du Prince Eugène (boulevard Voltaire aujourd’hui) ; « De la madeleine à la plaine Monceau » , c’est à dire le boulevard Malesherbes.
· De même la mention de la rue d’Anjou n’est pas un hasard : elle joignait la rue du Faubourg Saint Honoré et la rue de la Pépinière (dans laquelle Renée possède un immeuble) : ce quartier subira de grandes transformations lors du percement du boulevard Malesherbes.

2) La personnification de la ville

Mais en utilisant dès les premières paroles de Saccard une personnification de Paris, Zola dépasse très vite le cadre réaliste de l’évocation des travaux d’Hausmann : Paris est présenté comme un être humain : « il s’endort doucement », essentiellement caractérisé par la naïveté : « ce grand innocent de Paris ! », « C’est bête, ces grandes villes ». L’utilisation de phrases exclamatives appuie cette innocence que renforce l’emploi de verbes liés à la connaissance dans des phrases négatives : « il ne se doute guère », « s’ils savaient » (emploi d’un irréel du présent). Avec cette personnification, Zola prépare la métaphore importante du passage : celle d’un corps depecé et mis en pièces.
Vocabulaire de plus en plus explicite :

« on a coupé Paris en 4 »
« Il fit signe de séparer la ville en quatre »
« de sa main étendue, ouverte et tranchante comme un coutelas »
« « le second réseau trouera la ville de toutes parts »
« les tronçons agoniseront dans le plâtre »
« une entaille »…. »une autre entaille » « une troisième entaille »
« une entaille là, une entaille plus loin, des entailles partout »
« Paris hâché à coups de sabre , les veines ouvertes 
»

La violence de cette dissection est mise en évidence par l’accélération : Zola mentionne d’abord deux compléments de lieux très précis (« du boulevard du Temple à la barrière du Trône », « de la Madeleine à la plaine Monceau »), puis les compléments se multiplient et deviennent de moins en moins précis : « dans ce sens », « dans celui-ci » ; « là » ; « plus loin » ; « partout ».
Lors de l’évocation des rues qui vont être percées, le rythme lui même est extrêmement saccadé : il s’agit de phrases nominales, qui associe un complément de lieu au nom «entaille », et ce jusqu’à l’image finale, celle de Paris dépecé. A terme, Paris devient nourriture : amorcée avec l’expression « mettre le public en appétit », la métaphore aboutit dans le dernier paragraphe : « nourrissant cent mille terrassiers et maçons », avec l’exagération épique de cent mille. Il est à noter cependant que « l’armée de pioches » du premier paragraphe (métaphore et métonymie) signalait déjà la multiplicité des ouvriers engagés dans une véritable guerre contre la vieille ville de Paris.

III Le personnage de Saccard

Mais cette vision de Paris, corps dépecé révèle aussi largement la personnalité de Saccard dont Zola rapporte ici les paroles au style direct.

1) Un duel

On a le sentiment d’assister dans ce passage à une sorte de duel entre Saccard et Paris (ce duel rappelle la fin du roman de Balzac, Le Père Goriot, lorsqu’Eugène de Rastignac, du haut du cimetière du Père Lachaise s’écrie « A nous deux, Paris »). La scène se situe ici aussi sur une hauteur, les buttes Montmartre, et Zola mentionne le géant « couché à ses pieds » (Saccard est en situation dominante).
Les verbes qui évoquent l’attitude de S « se dresser au dessus » « montrer le poing » témoignent de cette volonté de défier la grande ville.
Notons également que le contraste grandeur et petitesse oppose très clairement Paris et Saccard dans un combat que très injustement la véritable grandeur perdra. : « ce grand innocent de Paris » « comme il est immense » « ces grandes villes ». A l’inverse : « ce petit homme ».

2) La supériorité de Saccard

Malgré ce contraste, la supériorité de Saccard se manifeste très clairement : d’abord parce que son discours prend un caractère prophétique : les premières injonctions données à Angèle « Vois donc» « Regarde là-bas» concernent l’état présent de Paris, mais très vite Saccard utilise le futur « Quand le premier réseau sera fini, alors commencera la grande danse » « le second réseau trouera la ville » « les tronçons agoniseront » pour ensuite donner à voir dans le présent de l’énonciation les entailles futures : « Du boulevard du temple à la barrière du trône, une entaille ; puis, de ce côté une autre entaille » « et une troisième entaille dans ce sens ».
A terme, on a bien l’impression que c’est la main même de Saccard qui mutile ainsi Paris : « tiens, suis un peu ma main ». La comparaison première « sa main étendue, ouverte et tranchante comme un coutelas » devient métaphore dans le paragraphe qui suit la fin de son discours : « ce couteau vivant, ces doigts de fer ».
Le texte prend une dimension presque fantastique.

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Héphaïstos et les cyclopes forgeant le bouclier d’Achille

Rome

3) Saccard, diabolique

Cette toute puissance destructrice , Zola finit par lui donner des résonances proprement diaboliques : sa petitesse, sa nervosité, son goût de la plaisanterie et de l’ironie (« Il avait parfois le goût de la plaisanterie colossale et inquiétante » ; « en pinçant ironiquement les lèvres ») sont autant d’éléments qui évoquent le diable. Angèle elle-même, témoin en contraste donne au personnage de Saccard un aspect infernal. Notons enfin qu’apparaît ici une des grandes images du roman, celle de l’alchimie : « plus d’un quartier va fondre» « il restera de l’or aux doigts de ceux qui chaufferont et remueront la cuve ». Le feu, la transmutation de l’or, le grand œuvre, la forge infernale autant de thèmes que Zola ne cessera de développer tout au long du roman. L’évocation mythique du dieu Héphaistos et de sa trop belle épouse Aphrodite peut être également mentionnée.

Conclusion

Une page essentielle du roman, qui évoque la spécificité du Second Empire avec les transformations de Paris par Haussmann tout en éclairant de manière très inquiétante le personnage de Saccard dont le lecteur commence à saisir l’ambition démesurée, mais qui reste aussi emblématique de l’image de la ville au XIX ème siècle : théâtre d’une lutte impitoyable entre les forts et les faibles, elle devient chez Zola elle-même l’objet de cette lutte : vieux quartiers et vieilles rues contre grands boulevards et nouvelles constructions, à l’image de l’opposition que le romancier va développer entre l’hôtel Béraud, dans l’île Saint Louis et l’hôtel du parc Monceau.

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