1°S: M.Duras, Le ravissement de Lol V. Stein

Marguerite Duras (1914-1996), écrivaine et cinéaste a laissé derrière elle une oeuvre considérable, dont l’étrangeté a parfois dérouté. Son premier grand roman, Le Barrage contre le Pacifique (1950) s’inspirait de son enfance indochinoise, sur laquelle elle revient avec L’Amant en 1984 qui lui vaut le prix Goncourt. Avec Le Ravissement de Lol. V. Stein, elle inaugure en 1964 un cycle romanesque de 6 oeuvres orientées autour des personnages de Lol V. Stein et d’Anne-Marie Stretter.

Marguerite Duras

En choisissant de situer la scène de rencontre de Michael Richardson et d’Anne-Marie Stretter dans le cadre d’un bal (bal de la saison, organisé au Casino municipal, dans la petite cité balnéaire de T. Beach), M. Duras semble accepter une véritable gageure, tant ce cadre appelle des références écrasantes. Est-il encore possible de renouveler ce cliché littéraire? Marguerite Duras reprend-elle les éléments traditionnels de la scène de bal?

I Une scène essentielle

Dans la mesure où elle marque une étape décisive dans la vie des personnages.

1)    Michael Richardson

Insistance sur la métamorphose du personnage dès qu’il voit Anne Marie Stretter : le terme de changement est utilisé trois fois (« ce changement », l4 ; « la nature de ce changement », l6 ; « du changement de M.R », l13), le verbe changer une fois (« Lol le regardait changer » l9).

Physiquement ce changement semble se traduire par une plus grande maturité, des certitudes désormais acquises sur ce qu’il faut faire, avec cependant l’inquiétude quant aux réactions des autres (Lol ou AMS) : « Les yeux s’étaient éclaircis », « son visage s’était resserré dans la plénitude de la maturité » l.10 et 11, « Tatiana Karl l’avait trouvé pâli » l.2.

La violence de ce changement donne l’impression d’une véritable métamorphose : elle affecte l’intégralité du personnage (« Elle portait sur la personne même de MR, elle avait trait à celui que Lol avait connu jusque là », l.6 et 7), et dans son évocation MD utilise toutes les modalités temporelles possibles : ainsi le changement est présenté aussi bien en train de se faire : « Lol le regardait, le regardait changer » l.9, qu’accompli et définitif : « il était devenu différent »l.9 (utilisation du plus que parfait), « il n’était plus celui qu’on croyait » (utilisation de « ne…plus » L.9), voire aussi l’emploi à trois reprises de l’adjectif « nouveau » (« La nouvelle histoire de MR », l14 ; « sa nouvelle façon », l28 ; « le nouveau visage de cet homme », l34).

Son caractère inéluctable est également mis en valeur plusieurs fois : gradation croissante « rien, aucun mot, aucune violence au monde n’aurait eu raison du changement de MR » l13, et même comparaison avec une machine (lorsque le texte mentionne la « précision d’horlogerie » l.17 de l’événement). Enfin les seules paroles au style direct du passage (« Il faut que j’invite cette femme à danser »,l.26)contiennent le verbe falloir qui implique un impératif auquel MR est contraint de se soumettre, au delà de toute décision personnelle.

2)  Anne Marie Stretter

L’invitation à danser ainsi que la danse va déplacer le récit sur les réactions de la jeune femme, elle même envahie par le trouble amoureux : réaction en deux temps : suite à l’invitation d’abord : « surprise émerveillée » L.34 manifestée extérieurement « la femme entrouvrit les lèvres pour ne rien prononcer » l.33, et ensuite lors de la danse, une sensation de « désarroi » l.36 (violence du terme qui implique la perdition), qui se traduit là encore par des réactions physiques : « gaucherie », « expression abêtie », « figée » l.35 et 36.

Image traditionnelle du « coup de foudre », avec insistance sur les indices temporels marquant la rapidité : « dès que », « soudaine », « figée par la rapidité du coup » (l. 34 et 35) . Le terme de « coup » renvoie à l’imagerie traditionnelle de la flèche décochée par Cupidon, tout en manifestant la violence des événements.

De même, la danse est présentée de manière assez traditionnelle comme un moment d’intimité absolue entre les deux personnages, ce que met en relief l’anadiplose (« Ils avaient dansé. Dansé encore »). Ce moment est présenté delà de la parole (son absence est largement soulignée : dernière phrase du paragraphe « Ils ne s’étaient pas parlé » l.40), voire même du regard (deux phrases qui présentent en opposition le regard de l’un et de l’autre, « Lui », « Elle », deux pronoms personnels en tête de phrase, l.39 et 40).

Aboutissement : la dernière phrase du texte : l’utilisation de la formule négative, ainsi que de la forme pronominale (« Ils ne s’étaient plus quittés ») accentue la totale complicité des deux personnages, véritablement inimaginables l’un sans l’autre.

II La présence de Lol V. Stein

S’il arrive que les personnages se rencontrant lors du bal se trouvent déjà engagés (Roméo aime Rosaline avant de rencontrer Juliette, la Princesse de Clèves est mariée, Madame Bovary également), il est cependant impensable que la troisième personne joue un rôle aussi important.

Or ici, la scène est essentielle aussi pour Lol : de fait, classification difficile: doit-on la considérer comme une scène de rencontre ou une scène d’abandon ? Lol, personnage principal du roman (cf. le titre).

1) L’implication de Lol dans la rencontre

De fait, Lol constitue tout d’abord le premier public de la rencontre : multiplication des verbes de perception qui l’établissent comme témoin : « Lol s’aperçut », l.4 ; « Lol le regardait, le regardait changer »,l.9 ; « Lol les avait regardés »l. 25.

Mais elle ressent également très profondément les enjeux de la scène, et nombreuses sont les interventions du narrateur qui soulignent chez elle la tension et l’attente : « Elle guettait l’événement »,l.17, « Lol, suspendue, attendit elle aussi.. », l.26, attente qui se manifeste également dans ses mouvements : « Lol avait instinctivement fait quelques pas en direction d’AMS en même temps que MR » l.32.

2) Acceptation et fascination

De fait, ce mouvement, de même que le repli de Lol vers « le bar et les plantes vertes » l.38 sont assez symboliques de son attitude vis à vis du nouveau couple : il y a acceptation, voire participation  à cette rencontre, loin de tout schéma de jalousie classique : insistance sur l’absence de souffrance : « Cette vision et cette certitude ne parurent pas s’accompagner chez Lol de souffrance » l.16, et surtout accompagnement de MR dans sa demande, retrait ensuite, et acceptation de son abandon : « Lol lui avait souri » l.43.

De fait, l’attitude de Lol est au delà de toute raison, et manifeste la même violence inéluctable que celle de MR : l’adverbe « instinctivement » reste significatif, de même que l’utilisation du verbe « fasciner » l.19 (à rapprocher du titre même, « le ravissement »),

Finalement l’attitude de Lol vis à vis du nouveau couple est presque celle d’une mère, ainsi que le souligne clairement la comparaison : « une femme dont le cœur est libre de tout engagement, très âgée, regarde ainsi ses enfants s’éloigner » l.25 (de même le verbe « couver » l.16 évoque aussi cette dimension maternelle).

Cependant, la simple présence de Lol, ainsi que le bouleversement de certains codes habituels (par exemple, la question des âges ici) montre que si MD utilise bien le cadre du bal pour une scène essentielle, elle en subvertit les schémas classiques pour remettre en cause les techniques romanesques elles mêmes.

III Une scène impossible

1)  L’étrangeté du passage

Scène qui tout en choisissant le cadre du bal refuse les conventions du genre : aucune description des lieux (seules indications : « la piste de danse » l.25, « le buffet » l.21, « le bar et les plantes vertes » l.38, dont la portée est plutôt symbolique : la piste comme lieu de l’action, de l’implication personnelle, le bar ou le buffet comme lieu de la mise à l’écart, absence de vie, réduction de l’individu au seul regard).

Plus surprenant, le refus également de tout public (dont la présence est généralement obstacle, voir dans Roméo et Juliette ou dans La princesse de Clèves). Ici ne comptent que les véritables protagonistes, Lol, MR, AMS. Tatiana Karl, l’amie de Lol n’est là, quant à elle, que comme témoin (Elle constate ce qui se passe et accompagne les réactions de son amie, sans les modifier : « « Tatiana était restée auprès de Lol » l.31, « Tatiana l’avait suivie » l.33, « Lol était retournée…Tatiana avec elle » l.38).

De plus, tout le récit refuse les conventions même de la scène de bal, qui suppose comme caractéristiques principales bruits et mouvements. Or toute cette scène semble se dérouler dans le silence : une seule parole est prononcée (et c’est une sorte d’aparté ; l’invitation même reste muette : « avancer, s’incliner , attendre »), et aucun bruit n’est évoqué, le terme de musique n’apparaît même pas du tout (seule mention de « danses »). De la même façon, très peu d’évocations de mouvements : si le verbe danser les implique (sept emplois tout au long du texte avec le nom correspondant), il n’en reste pas moins qu’il n’y en a aucune description. En dehors de cela, les seuls mouvements dont il est fait mention sont les déplacements de MR (soit vers AMS, soit vers Lol), et ils semblent plutôt lents.

2)  L’exclusivité du regard

A l’inverse, le sens dominant du passage va être la vue : six occurrences du verbe « regarder », six du verbe voir, trois mentions des « yeux », sans compter les verbes « s’apercevoir », « revoir », « guetter », voire même « trouver » (« l’avait trouvé pâli »,l3 ; « Tatiana la trouva elle même changée ») verbe qui suppose le regard préalable.

Ainsi va s’établir tout au long du texte un réseau de regards extrêmement complexe :

1er moment : le changement de MR :

  • Tatiana Karl regardant MR regardant AMS
  • Lol regardant le changement de MR
  • Tout le monde regardant le changement de MR (Elargissement, objectivation de l’événement; emploi du pronom indéfini « on »: « on le revoyait » l.12)
  • Tatiana Karl regardant Lol regardant le changement de MR.

2ème moment : l’invitation à danser

  • Lol regardant le couple sur la piste (l.25)
  • Tatiana regardant MR et sa « nouvelle façon » (l.28)
  • Lol et Tatiana regardant AMS regardant MR (l;33)
  • AMS regarde MR (l.34)
  • MR regardant Lol (l.42)

Réseau d’autant plus complexe que le récit ne se déroule pas selon une chronologie linéaire : ainsi le texte mentionne l’invitation à danser, l’acceptation d’AMS, le mouvement du couple vers la piste, puis il revient en arrière et détaille davantage : la nouvelle manière de MR, le regard d’AMS, la réaction de Lol.

Une telle complexité rend la scène difficile à saisir (le regard comme imperceptibilité) et pose aussi toute la question du point de vue.

3)  Le problème du narrateur

Narrateur : Jacques Hold, personnage qui n’apparaît que plus tard dans l’histoire de Lol V. Stein : personnage absent lors de cette scène (cf la question qu’il se pose sur les réactions d’AMS : « L’avait-elle reconnu elle aussi pour l’avoir vu ce matin sur la plage et seulement pour cela, »). Ainsi le texte met en évidence la difficulté qui est la sienne : reconstituer une scène à laquelle il n’a pas assisté, et dont il sait pourtant qu’elle a été essentielle pour chacun des protagonistes : c’est de cette connaissance a posteriori que découlent les affirmations rétrospectives (prolepses) qui dramatisent le récit : « « Il l’invita à danser pour la dernière fois de leur vie » l.1, « Ce fut la dernière fois » (l. 20) « AMS et MR ne s’étaient plus quittés », l.45.

De là aussi, l’intérêt exclusif pour les réactions de Lol et l’importance accordée à ce qu’a vu et compris Tatiana Karl (Fait office ici de témoin au sens presque juridique du terme : son regard est gage d’objectivité, même si en fait il ne fait que constater les changements sans en envisager les contenus (qui, eux sont reconstitués par le narrateur).

De là aussi l’incertitude, quant aux véritables réactions de Lol : multiplication des verbes d’apparence : « « Elle se trouva transportée devant lui, parut-il, sans le craindre » l.5, « la nature de ce changement paraissait lui être familière » l.6, « cette vision et cette certitude ne parurent pas s’accompagner chez Lol de souffrance » l.14, « elle parut les aimer » l.26.

Conclusion

Si on ne la considère généralement pas comme relevant du mouvement littéraire du Nouveau Roman, Marguerite Duras participe néanmoins à la remise en question de l’écriture romanesque traditionnelle. On le voit clairement dans ce passage: si elle refuse la toute puissance d’un narrateur omniscient, elle ne se contente pas non plus d’un jeu de focalisations internes, mais crée une mise en abyme (Jacques Hold, comme image même de l’écrivain, reconstruisant une scène à laquelle il n’a pas assisté, de la même manière que le texte multiplie les regards sur les regards) qui finit par convaincre le lecteur qu’il ne peut espérer une « vérité » de ce qui s’est passé. Au delà, c’est la réalité même de la vie qui apparaît comme indescriptible en dehors de la subjectivité de celui qui parle, il n’en est plus dès lors aucune vérité possible.

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