Images de Constantinople: textes complémentaires

Images de l’Orient : visions de Constantinople


Récits de voyage

Alphonse de Lamartine, « Clair de lune », 1835 ; Voyage en Orient

Ce soir, par un clair de lune splendide qui se réverbérait sur la mer de Marmara et jusque sur les lignes violettes des neiges éternelles du mont Olympe, je me suis assis seul sous les cyprès de l’échelle des morts, ces cyprès qui ombragent les innombrables tombeaux des musulmans, et qui descendent des hauteurs de Péra jusqu’aux bords de la mer ; ils sont entrecoupés de quelques sentiers plus ou moins rapides, qui montent du port de Constantinople à la mosquée des derviches tourneurs.

Personne n’y passait à cette heure, et l’on se serait cru à cent lieues d’une grande ville, si les mille bruits du soir, apportés par le vent, n’étaient venus mourir dans les rameaux frémissants des cyprès. Tous ces bruits, affaiblis déjà par l’heure avancée ; chants de matelots sur les navires, coups de rames des caïques dans les eaux, sons des instruments sauvages des Bulgares, tambours des casernes et des arsenaux ; voix de femmes qui chantent, pour endormir leurs enfants, à leurs fenêtres grillées ; longs murmures des rues populeuses et des bazars de Galata ; de temps en temps le cri des muezzins du haut des minarets, ou un coup de canon, signal de la retraite, qui partait de la flotte mouillée à l’entrée du Bosphore, et venait, répercuté par les mosquées sonores et par les collines, s’engouffrer dans le bassin de la Corne d’Or, et retentir sous les saules paisibles des eaux douces d’Europe ; tous ces bruits, dis-je, se fondaient par instants dans un seul bourdonnement sourd et indécis, et formaient comme une harmonieuse musique où les bruits humains, la respiration étouffée d’une grande ville qui s’endort, se mêlaient, sans qu’on pût les distinguer, avec les bruits de la nature, le retentissement lointain des vagues, et les bouffées du vent qui courbaient les cimes aiguës des cyprès. C’est une de ces impressions les plus infinies et les plus pesantes qu’une âme poétique puisse supporter. Tout s’y mêle, l’homme et Dieu, la nature et la société, l’agitation intérieure et le repos mélancolique de la pensée. On ne sait si on participe davantage de ce grand mouvement d’êtres animés qui jouissent ou qui souffrent dans ce tumulte de voix qui s’élèvent, ou de cette paix nocturne des éléments qui murmurent aussi, et enlèvent l’âme au-dessus des villes et des empires, dans la sympathie de la nature de Dieu.

Le sérail, vaste presqu’île, noire de ses platanes et de ses cyprès, s’avançait comme un cap de forêts entre les deux mers, sous mes yeux. La lune blanchissait les nombreux kiosques, et les vieilles murailles du palais d’Amurath sortaient, comme un rocher, du vert obscur des platanes. J’avais sous les yeux et dans la pensée toute la scène où tant de drames sinistres ou glorieux s’étaient déroulés depuis des siècles. Tous ces drames apparaissaient devant moi avec leurs personnages et leurs traces de sang ou de gloire.

Théophile Gautier, Constantinople, 1853

Cette vue est si étrangement belle, que l’on doute de sa réalité. On croirait avoir devant soi une de ces toiles d’opéra faites pour la décoration de quelque féerie d’Orient et baignées, par la fantaisie du peintre et le rayonnement des rampes de gaz, des impossibles lueurs de l’apothéose.

Le palais de Seraï-Bournou avec ses toits chinois, ses murailles blanches crénelées, ses kiosques treillagés, ses jardins de cyprès, de pins parasols, de sycomores et de platanes ; la mosquée du sultan Achmet, arrondissant sa coupole entre ses six minarets pareils à des mâts d’ivoire ; Sainte-Sophie, élevant son dôme byzantin sur d’épais contreforts rayés transversalement d’assises blanches et roses, et flanquée de quatre minarets ; la mosquée de Bayezid, sur laquelle planent comme un nuage des bouffées de colombes […]

L’eau argentée de la Corne d’Or reflète ces splendeurs dans son miroir tremblant, et ajoute encore à la magie du spectacle ; des vaisseaux à l’ancre, des barques turques carguant leurs voiles ouvertes comme des ailes d’oiseaux, servent, par leurs tons vigoureux et les noires hachures de leurs agrès, de repoussoirs à ce fond de vapeur à travers laquelle s’ébauche avec les couleurs du rêve la ville de Constantin et de Mahomet II. Je sais, par des amis qui ont fait avant moi le voyage de Constantinople, que ces merveilles ont besoin, comme les décorations de théâtre, d’éclairage et de perspective ; quand on approche, le prestige s’évanouit, les palais ne sont plus que des baraques vermoulues, les minarets que de gros piliers blanchis à la chaux ; les rues étroites, montueuses, infectes, n’ont aucun caractère ; mais qu’importe, si cet assemblage incohérent de maisons, de mosquées et d’arbres colorés par la palette du soleil, produit un effet admirable entre le ciel et la mer ? L’aspect, quoique résultant d’illusions, n’en est pas moins vraiment beau.

Comtesse de Gasparin, « À Constantinople », 1867 ; Journal d’un voyage du Levant

Ah ! qu’ils ne viennent point ici, les gens au regard court, dont l’œil incessamment ouvert sur les proses de l’aspect se fait aveugle pour l’idéal. Ceux-là, pas une tache de boue ne leur échappe ; ils comptent les fêlures de la vitre ; la moisissure sort pour eux des murailles ; mille objets repoussants s’échelonnent sur leur chemin ; les chiens leur aboient aux jambes, des loques sordides se frottent à leurs habits, les vers ont rongé la pelisse de ce Tartare, le caftan de ce Turc est usé jusqu’à la corde, des fardeaux incommodes bousculent les passants, l’odorat souffre, la vue pâtit ; qui niera la réalité de ces faits enregistrés avec un grognement de plaisir ? Pas moi. Seulement, tandis qu’ils vont ainsi le nez dans toutes les fanges, nous marchons la tête mieux levée ; ce qui nous apparaît, c’est la poésie et c’est l’idéal. Non, l’idéal ne ment pas ; non, la poésie n’est point une aventurière aux parures de clinquant ; ses bijoux sont de fin or, et les beautés que l’idéal nous révèle existent bien positivement.

Voulez-vous de la prose ? les rues sont sales, il y a des tas de chiens partout, on se tord le pied dans les pavés mal joints, on respire une poussière qui ne sent pas bon : les vieux Turcs, et même les jeunes, ne se lavent pas plus qu’il ne faut ; il fait une chaleur atroce ; des rencontres hideuses, animaux morts, pourritures de toute espèce offensent le regard ; êtes-vous content ? Moi, le ravissement me fait battre le cœur, car j’ai reconnu les Scheiks de l’Orient : ce pauvre savetier, dans sa gravité solennelle, semble dire comme Abraham : « Je suis prince parmi mon peuple ! », ces Tartares m’apportent le souffle de la vie indépendante, ces Tcherkesses me parlent de résistance héroïque au pied du Caucase ; lorsqu’une femme la tête enveloppée du yachmak arrête sur moi ses yeux si profonds et si doux, la porte du harem s’est entrebâillée, j’y pénètre sur ses pas […]ces races diverses, ces idiomes étrangers des pays où se lève le soleil, tout resplendit, tout est vrai, rien ne m’arrachera ma belle vision.

Louis Bertrand, Le Mirage oriental, 1910

Cette ville, qui vous apparaît si prestigieuse de la haute mer, n’est (à part ses mosquées monumentales) qu’un ramassis de cambuses croulantes, un dédale de venelles dépavées et coupées de fondrières. Malheur au touriste ignorant qui s’y risque en fiacre ! D’abord, presque régulièrement, le cocher, qu’on a pris à Péra, connaît mal Stamboul et ne tarde pas à vous égarer. Ensuite, le supplice des cahots y dépasse tout ce qu’on peut imaginer. […]Traversons, en nous bouchant le nez, les tristes galetas des juifs et les campements des Gitanes ! Toute cette partie de Stamboul jusqu’à Édirné-Kapou est proprement infâme, bien qu’il s’y découvre pourtant de délicieux jardinets, qui sont comme des oasis de fraîcheur et de propreté dans cette pouillerie aride. Franchissons la porte d’Édirné et suivons la route défoncée et poudreuse qui se déroule, pendant des kilomètres, au pied des remparts byzantins, jusqu’à la mer de Marmara. Nous voici maintenant dans le plus pur Moyen Âge ! […]

Stamboul est assez justement louée, pour que l’indication de ses tares donne plus de prix à l’éloge. En vérité, un certain courage est nécessaire à quiconque la veut contempler sous tous ses aspects. Autant que personne, je me suis émerveillé de sa Corne d’Or. Le soir en caïque, au coucher du soleil, j’y ai goûté des minutes de ravissement peut-être uniques. Il faut que ce paysage soit bien extraordinaire, pour vous faire oublier ainsi les haut-le-cœur de l’embarquement. Près des pontons, et pendant un trajet de deux cents mètres au moins, on vogue sur les flots d’une sentine. Les canaletti les plus infects de Venise ne sont rien en comparaison. C’est seulement au large qu’on ose ouvrir ses poumons et qu’on respire un air à peu près pur. D’ailleurs, toute la péninsule constantinienne nage dans l’ordure, elle est ceinte d’une zone houleuse de détritus et d’épaves. À la pointe du Vieux-Sérail, un matin que la mer était grosse, nous faillîmes nous briser contre la coque d’un bateau marchand échoué là depuis des années : elle doit y être encore, et il est permis de conjecturer que l’imperturbable indolence des Turcs l’y laissera reposer longtemps, s’il plaît à Dieu !

Questions :

I Questions sur le corpus.

1) Quelle image le corpus donne-t-elle de la ville de Constantinople ?

2) De quelle manière le narrateur est-il présent dans ces textes ?

I) Le corpus comprend quatre textes qui, de 1835 à 1919, évoquent la ville de Constantinople et les réactions qu’elle suscite pour un voyageur occidental.

L’ensemble met l’accent sur la diversité des lieux et des personnages, et souligne l’impression de vie qui s’en dégage. Lamartine parle des « mille bruits du soir », Gautier énumère les monuments et les jardins, la comtesse de Gasparin passe en revue les visages qu’elle croise, tandis que Louis Bertrand évoque l’entassement des maisons, le « dédale des venelles dépavées », « les galetas des juifs et les campements des gitanes », sans oublier les « délicieux jardinets ».

Portrait du sultan Mahomet II

La beauté des monuments est également admise par les auteurs et de fait, Lamartine, Gautier et Mme de Gasparin mentionnent lieux et personnages emblématiques de « la ville de Constantin et de Mahomet II ». A partir de ce passé héroïque et sanglant, se met en place chez eux une sorte de rêverie : Lamartine médite « par un clair de lune splendide », Gautier souligne l’irréalité de ce qu’il voit, comparable à « une de toiles d’opéra faites pour la décoration de quelque féerie d’Orient », et la comtesse de Gasparin évoque la poésie et l’idéal : « rien ne m’arrachera ma belle vision ».

La mosquée bleue

En revanche, Louis Bertrand n’admet la splendeur de Constantinople que de loin : « Cette ville qui vous apparaît si prestigieuse de la haute mer, n’est…qu’un ramassis de cambuses croulantes, un dédale de venelles dépavées et coupées de fondrières ». Il évoque la saleté et la vétusté des lieux, ce que reconnaissaient aussi Gautier et Mme de Gasparin, mais de manière beaucoup plus atténuée. Au fur et à mesure du temps, il semble que l’écart se soit creusé entre Orient et Occident, au point que Louis Bertrand se permette des réflexions critiques sur les Turcs, franchement méprisantes : il parle de « l’imperturbable indolence des Turcs » et considère certains lieux comme relevant du « Moyen-âge ».

Dans ce corpus, on voit donc que Constantinople reste associée à son passé glorieux, et à une certaine magie de l’orient, même si de manière de plus en plus prosaïque au fil des ans, les réalités urbaines prennent le pas sur la rêverie nostalgique.

II) Ce corpus, composé de quatre récits de voyage implique l’identité du narrateur (celui qui dit « je » dans le texte) et de l’auteur (celui qui écrit le texte). Cependant l’implication personnelle de chacun diffère selon les textes.

Lamartine, en fidèle représentant du romantisme, assure clairement sa subjectivité : la première personne est omniprésente : « Je me suis assis seul », et le texte se présente ouvertement comme une méditation intérieure. Gautier, en revanche, emploie l’indéfini « on » (un seul emploi de la première personne « je sais » contre trois occurrences du pronom indéfini), et parvient ainsi à objectiviser son propre regard. De cette façon, le lecteur est invité à adhérer au jugement proposé sur la ville : « on croirait avoir devant soi une de ses toiles d’opéra ».

Louis Bertrand procède semblablement : la première personne est rare, mais le pronom « on » est fréquent : « le cocher qu’on a pris à Péra », « on ose ouvrir les poumons » . Il va cependant plus loin , en impliquant directement le lecteur par l’usage de la deuxième personne « Cette ville qui vous apparaît si prestigieuse », voire par un emploi ambigu de la première personne du pluriel, qui peut désigner soit l’auteur et le lecteur, réunis dans une sorte de projection du voyage « Traversons en nous bouchant le nez les tristes galetas… », soit l’auteur et ceux qui ont voyagé avec lui « un matin que la mer était grosse, nous faillîmes nous briser contre la coque d’un bateau marchand ». Ainsi, il est clair que Louis Bertrand cherche à convaincre son lecteur en gommant la subjectivité de son point de vue.

Quant à la comtesse de Gasparin, elle oppose justement une troisième personne du pluriel, « les gens au regard court », sensibles uniquement à l’évidence de la saleté et de l’usure à sa propre subjectivité : « Pas moi ». La première personne est donc nettement revendiquée, quand il s’agit de retrouver, derrière les apparences, l’antique grandeur de Constantinople : « Moi, le ravissement me fait battre le cœur, car j’ai reconnu les cheiks de l’orient ». Le lecteur, interpellé assez rudement : « Voulez-vous de la prose ? », est, quant à lui, sommé de choisir son camp.

Ainsi les choix énonciatifs témoignent du rapport que l’auteur-narrateur cherche à établir avec le lecteur. Au fil du temps, le récit de voyage semble rechercher de plus en plus l’adhésion du lecteur à son propos, aussi subjectif et discutable soit il.

Lamartine Gautier

Mme de Gasparin Louis Bertrand

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