Parole(s) en archipel

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Enseigner les arts plastiques, éduquer aux arts et à la culture, aujourd'hui. Un carnet personnel de C. Vieaux.

Se situer dans des querelles de l’éducation artistique, les dépasser pour agir

Se situer dans des querelles de l’éducation artistique, les dépasser pour agir

Le texte et schéma ci-après (largement complétés et remaniés) sont extraits d’un document restituant les principaux éléments d’une conférence donnée dans le cadre du séminaire « Art contemporain et éducation artistique, la persistance d’un malentendu ? ». 28/29 janvier 2009. Rurart – Rouillé/Musée-Sainte-Croix – Poitiers.

Ils portent sur de grands jalons permettant de situer (au mieux), voire de démêler (un peu), des idéologies ou des courants de pensée en présence dans les principaux débats sur les enseignements artistiques ou l’éducation artistique et culturelle en France (et peut-être au-delà…).


« … il nous semble que les enjeux actuels de l’EAC englobent et dépassent les ten­sions constatées depuis longtemps entre valeurs inspirées et valeurs civiques, modèle esthétique et modèle démocratique, objectifs extrinsèques et objectifs intrinsèques. Le véritable enjeu nous parait être celui de la construction d’un modèle démocratique (une éducation artistique concrètement accessible à tous), qui ne soit pas conçu selon les règles de la cité industrielle (une éduca­tion artistique de masse). »

M-C. BORDEAUX, « L’éducation artistique et culturelle à l’épreuve de ses modèles », Quaderni, 92 | 2017, 27-35.[1]

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Dans une démocratie et une République, il est normal, sain et souhaitable que des convictions comme des théories se confrontent et se débattent en matière de politique éducative. En ce sens, « querelles » ne veut pas dire « guerres », mais expressions d’un différend/différent. C’est le cas pour l’éducation artistique et, en particulier, au regard des évolutions progressives, mais plus si récentes, vers sa conception « moderne ».

Pour rappel, l’éducation artistique « moderne » se structure sur trois grands principes, fondements d’une ambition comme organisateurs de ses mises en œuvre :

  • principe du droit : inscription et implication dans les droits fondamentaux et universels (lois, chartes, conventions, accords internationaux et législation commune des États) ;
  • principe d’égalité sociale : inclusion explicite et opérative dans la scolarité obligatoire et générale
  • principe de globalité des savoirs : articulation et interaction de trois modalités complémentaires et équilibrées, la pratique artistique, la rencontre avec la création et la culture, la connaissance des œuvres d’art.

Plus largement, l’éducation artistique « moderne » se conçoit comme :

  • accessible en tant que composante fondamentale de l’éducation et de la scolarité ;
  • durable et active dans le renouveau qualitatif de l’éducation ;
  • qualitative en matière de formes de transmissions, de définitions de programmes, de propositions d’activités ;
  • contributive à relever les défis sociaux et culturels du monde contemporain.

Il m’a été donné de revenir sur ces points dans un autre texte : Dossier : Trois grandes positions (traditions) en éducation et leurs liens/incidences avec la transmission de savoirs en matière d’éducation artistique. Fiche 1 : Présentation, préambule (trois signaux relevant des droits) et introduction.

https://lewebpedagogique.com/auxvi/2022/04/20/fiche-1-dossier-trois-grandes-positions-traditions-en-education-et-leurs-liens-incidences-avec-la-transmission-de-savoirs-en-matiere-deducation-artistique/

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L’éducation artistique : un cadre (nécessairement ?) complexe, parfois problématique

Si la démocratisation de l’accès à la culture est en phase avec le projet de formation générale de l’école française, diverses doctrines ont pu s’opposer [1] depuis les origines de l’éducation artistique et culturelle [2]. Des tensions et des ruptures peuvent s’exercer entre le temps et le hors temps scolaire, même si — désormais — une grande densité de textes réglementaires soutient les politiques de convergences qui sont à développer [3].

Sur quelques aspects, les injonctions faites aux acteurs peuvent parfois sembler paradoxales, rendant l’exercice complexe et/ou problématique. Il s’agit en effet de poursuivre simultanément :

  • l’objectif (régalien dans une politique publique, et plus particulièrement dans l’École française) de délivrance d’une éducation artistique pour tous (de masse ?), dans tous les cycles et en tous points du territoire ;
  • de développer des propositions artistiques et culturelles cohérentes et (si possible) innovantes, de préférence singulières, dans des ordres éducatifs hétérogènes, au moyen de manifestations diverses, le plus souvent dans une offre territoriale encore très morcelée.

Des visées et des contextes héritiers ou générateurs de certains paradoxes et tensions

Parmi les conceptions en présence de l’éducation artistique, on retiendra quelques-unes des inclinaisons principales, s’articulant — pour la plupart — autour d’une tension entre éducation à l’art et éducation par l’art — stimulante, mais encore délicate à trancher —, ayant pu alterner ou se cumuler sur le temps long de cette politique éducative :

  • la promotion ou le recul (alternativement) :
    • dans l’École, de la notion d’activité culturelle éducative contre celle d’enseignement (notamment artistique),
      • par exemple « éveil » VS « savoirs » ou « transversalité » VS« disciplines scolaires » ou « pratique sensible » VS « connaissances », etc. ;
    • dans le monde de la culture et des réseaux péri-éducatifs, de la notion de sensibilisation artistique et culturelle contre celle d’éducation socioculturelle,
      • par exemple « présence artistique = vraie qualité » VS « expérience esthétique = simple socialisation » ou « œuvre et/ou artiste = centration sur l’authenticité » VS « pratiques culturelles = centration sur les médiations », etc. ;
  • la recherche d’un élargissement ou d’un renforcement maximal :
    • des partenariats,
      • par exemple « coéducation = partage de toutes les visées et des engagements » VS « transfert de charges = resserrement sur des priorités et des catégories d’acteurs » ou « cohésion des temps éducatifs = articulation temps et hors temps scolaire » VS « délégation de compétences = hiérarchisation entre temps et hors temps scolaire », etc. ;
    • des domaines,
      • par exemple « diversification et élargissement des champs » VS « reconnaissance ou valorisation de champs particuliers » ou « soutien à la diversité et la pluralité des arts » VS « renforcement d’un domaine artistique », etc. ;
    • des formes,
      • par exemple « cohésion déduite des ordres éducatifs formels et informels » VS « renforcement a priori d’une offre selon l’idée d’efficacité » ou « recherche de continuité de toutes les formes » VS « soutien à la forme la plus présente et au cas par cas », etc. ;
  • un processus de subsidiarité accrue :
    • pour la définition d’une politique publique, de l’État centralisé/déconcentré vers les institutions territorialisées (collectivités régionales, départementales, locales),
      • par exemple « programmation de la déclinaison et/ou opérationnalisation du général et du particulier » VS« possibilité d’initiatives propres et d’élaborations spécifiques », etc. ;
    • pour l’action : des prescripteurs globaux aux acteurs locaux,
      • par exemple « production réglementaire en surplomb encadrante et/ou instituante » VS « autonomie et/ou responsabilité locales des visées », etc. ;

À ces paradoxes ou à ces tensions peut s’ajouter la tentation régulière d’une « relance » par la promotion de dispositifs ou d’une « restauration » par le resserrement sur un curriculum scolaire lisible, de masse, quasi « industriel ».

Sur ce dernier plan, il peut s’agir alors de la conviction d’une plus grande simplicité (simplification ?) à atteindre pour la généralisation et la compréhension de cette politique à l’adresse des citoyens (les parents, l’opinion, le personnel politique, les décideurs, etc.). Cette tentation peut, notamment, se renforcer des principes — a priori plus stables et plus traditionnellement mieux identifiés — d’un enseignement plus « strictement » théorique (par exemple une histoire de l’art) ou plus « simplement » technique (par exemple les modèles historiques du chant et du dessin [scolaires]). Ce qui, sur divers aspects, n’est plus tout à fait en correspondance avec l’éducation artistique « moderne ».

Les orientations soulignées tiennent autant des politiques publiques, donc éducatives, que parfois de convictions d’individus.

Donc, de potentielles « querelles »

Diverses « querelles » ne manquent pas de se manifester entre les promoteurs de ces conceptions et modèles en présence. On y observera parfois des affrontements entre des supposés anciens et modernes ou, selon d’autres terminologies, entre des courants dits progressistes ou conservateurs.

On y retrouvera également la promotion de formes pédagogiques nouvelles (démarches constructivistes, activités expérimentales, démarches actionnelles, etc.) ou d’opérations plus traditionnelles (lecture des chefs-d’œuvre, approches cumulatives des connaissances, etc.).

S’y expriment également les partisans d’une École éduquant à la culture artistique, mais se fermant aux dimensions d’une expression sollicitant l’exercice d’une pratique personnelle [4].

De même, y agissent d’ardents défenseurs d’une éducation artistique la plus déscolarisée possible, au motif d’une incompatibilité fondamentale (génétique ?) entre l’art et la forme scolaire.

Une schématisation

Une possible cartographie des « querelles » de l’éducation artistique est proposée au moyen d’un schéma ci-après présenté. Il renvoie à bon nombre d’idées et de doctrines en présence en matière d’éducation artistique.

Dans le cadre de ce texte, il a été élargi et mis en regard avec deux autres querelles : celle de l’art dans la culture et celle de la culture.

Pour cela, il s’appuie sur des éléments tirés d’un document élaboré par Christian Ruby [5] et portant sur la querelle de la culture.

Et pour les élèves, entre démocratisation et opérationnalisation des apprentissages en éducation artistique ?

À la croisée de ces débats et des modalités éducatives qu’ils recoupent se trouvent les élèves. Ceux-ci ne soupçonnent probablement pas que les divers défenseurs de l’éducation artistique s’animent de grandes passions parfois conflictuelles.

Sans doute conviendrait-il de s’interroger aussi sur la perception et la compréhension que les jeunes peuvent avoir des notions d’art et de culture. De même, il ne semblerait pas dénué d’intérêt de poser de manière objective les conditions dans lesquelles une éducation artistique « moderne » (de notre temps) peut être tenue avec efficience pour tous les élèves. Sur quelles opérations repose-t-elle ? Dans quelles modalités se met-elle en œuvre ? Avec quels professionnels et dans quelles interactions la déployer ? Au premier chef, dans l’École, qu’attendre des enseignants de tous cycles, spécialistes ou non ?

Les choix opérés ou à venir entre différents modèles d’éducation artistique, quelles que soient leurs vertus et leurs efficacités, s’exercent dans une économie de moyens, de structures et de ressources humaines. Au-delà des doctrines des spécialistes ou de la militance des communautés de pensée, dans les territoires, des réalités résistent et touchent à l’équité de l’éducation artistique qui doit être rendue aux élèves.

Au-delà des « querelles », des contrastes, des freins ou des complémentarités difficiles entre les ordres éducatifs en éducation artistique

En effet, les représentations mentales et les approches des sensibilisations artistiques ou culturelles sont souvent fondées sur des pratiques de type « en amateur », hors de la classe usuelle dans l’École. Pas plus aujourd’hui qu’hier, elles ne peuvent parvenir à concerner l’ensemble des jeunes en âge scolaire. Des problématiques liées aux coûts, aux possibilités des collectivités de tenir de tels dispositifs et au nombre d’artistes ou d’intervenants qualifiés qui sont disponibles, conduisent à en dresser le constat.

De même, la fréquentation régulière des lieux et des objets culturels dépend sans doute plus de la proximité géographique des ressources que de la seule qualité des programmations ou des collections.

Par ailleurs, le modèle pédagogique de l’enseignement des arts dans le second degré, opérant dans la capacité à développer des investigations artistiques et des appropriations culturelles, demeure encore peu transposé sur l’ensemble des cycles scolaires (la question de l’effectivité de ces enseignements dans l’enseignement primaire se pose de manière lancinante). Il exige des compétences spécifiques, professionnelles et spécialisées sur la question artistique qui engagent des choix politiques et des décisions budgétaires.

Malgré tout, la conception « moderne » de l’éducation artistique est portée par une ambition démocratique

Les arts et la culture à l’école sont porteurs de nombreux espoirs : épanouissement de l’individu, exercice du droit à l’expression personnelle, revendication d’une formation équilibrant les dimensions sensibles et abstraites, possibilité d’un partage de valeurs culturelles communes, etc.

Pour autant, l’éducation artistique et culturelle est traversée de « querelles » qui fractionnent ou rassemblent des courants de pensée ou des groupes d’intérêts. De ce point de vue, elle ne fait pas exception dans l’univers des débats éducatifs. L’exigence d’une démocratisation de l’accès aux arts et à la culture demeure néanmoins le dénominateur commun de la plupart des orientations défendues.

Christian Vieaux, mai 2022, à partir d’un texte de janvier 2014

Le texte en PDF : Se situer dans des querelles de l

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[1] Marie-Christine Bordeaux, « L’éducation artistique et culturelle à l’épreuve de ses modèles », Quaderni [En ligne], 92 | Hiver 2016-2017, mis en ligne le 05 mars 2019, URL : http://journals.openedition.org/quaderni/1033 ; DOI : https://doi.org/10.4000/quaderni.1033

[1] Sur une partie de ces questions et leur mise en perspective, voir notamment : Gérard MONNIER, Approche historique et critique de l’enseignement artistique : remarques sur ses fonctions réelles. Art et Éducation travaux 51, Université de Saint -Etienne CIEREC, 1986.

[2] Depuis 1993, cet intitulé tend à regrouper les enseignements artistiques obligatoires et les dispositifs éducatifs complémentaires.

[3] Sur ce sujet et pour avoir un bon aperçu de cette abondance de textes, le Livre Blanc, Le plan de 5 ans pour les arts et la culture de la maternelle à l’enseignement supérieur. SCEREN, 2002. Le Plan pour les arts et la culture à l’école. Document d’accompagnement, CNDP, juillet 2001, permet de bien se représenter l’ampleur de la littérature réglementaire cumulée et en vigueur en 2002.

[4] Sur ce plan, la création d’un enseignement d’histoire des arts n’a pas apaisé les revendications portant sur la création d’un Capes d’histoire de l’art. Lire également les articles de Pierre ROSENBERG, les positions qu’il y adopte en faveur d’une histoire de l’art à l’école et déniant l’opérationnalité des enseignements artistiques fondés sur une pratique.

[5]Christian RUBY, Devenir contemporain ? La couleur du temps au prisme de l’art, 2007, Paris, Éditions du Félin, tableau n°6, p. 182. L’auteur a depuis poursuivi et actualisé sa réflexion dans les publications suivantes : Devenir Spectateur, L’Attribut; Circumnavigation en art public à l’ère démocratique, Naufragés éphémères ; Des cris dans les arts plastiques, de la Renaissance à nos jours, La Lettre volée, Bruxelles.

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