Feuilleton : Nouvelle Âme – 14

14.

Mes mamans m’ont toujours dit de bien travailler à l’école. Pour elles, c’était un moyen d’accéder à un bel avenir. Elles savaient qu’elles me mettaient des bâtons dans les roues, rien que parce qu’elles étaient des mères lesbiennes. Il fallait que je sois irréprochable pour que personne n’ait rien à redire sur moi. Alors quand les Perséphone, Aphrodite et même Hermès m’ont dit de « bien travailler en cours, et de rapporter ce que je fais en classe », j’ai eu du mal à en croire mes oreilles. Pour retrouver mon frère, je n’ai qu’à bien travailler, comme je l’ai toujours fait ?

Si seulement c’était si simple.

Allongée sur mon lit grinçant, je me remémore ce que les Déesses – c’est le nom que je leur donne – m’ont révélé. Elles ont besoin d’informations sur l’éducation des nouvelles générations d’Âmes. Apparemment, ils nous enseignent les dernières technologies, et les lois selon le gouvernement. Mais comme les Nouvelles Âmes ne sont pas censées sortir de l’école sans leur garant, et qu’aucun de ces derniers n’entrent dans le bar faute de privilège pour en user, elles étaient coincées sur ce niveau-là. Si je leur fais parvenir mes cours sur les nouvelles technologies, alors elles pourront m’aider. Cependant, elles ont refusé de me donner les détails précis. Elles veulent que je fasse mes preuves. Alors j’attends notre prochain rendez-vous, qui doit se dérouler le vendredi suivant. D’ici là, normalement, elles auraient trouvé une solution pour régler ce problème.

Je soupire une nouvelle fois. Pourquoi est-ce si compliqué ? Même dans la mort, les humains se compliquent l’existence. Je n’ai jamais réellement pensé à la mort avant la disparition de mon frère. Jusque là, elle était quelque chose de lointain, peu concret. Mais je suis certaine que, si j’avais eu à l’imaginer, je n’aurais jamais pensé à cela.

J’essaie au possible d’éviter la rancœur, mais elle a apparemment élu domicile en moi. Et les Déesses l’ont bien compris. J’ai l’affreuse peur de me faire manipuler, mais que faire d’autre ? Je souhaite seulement retrouver mon frère et je doute que demander de l’aide aux Anges ferait avancer la chose. Et puis, elles m’inspirent confiance. Je ne peux m’empêcher de repenser au moment où elles m’ont vue et revêtu ce masque de méfiance. C’est ce qui m’arrivait aussi avant de mourir. Je ne sais pas pour quelle raison elles sont ainsi, mais ce point commun me donne envie de continuer. De toute façon, c’est le seul chemin que je vois, maintenant.

J’entends toquer à la porte. Étonnée, je me lève. Clarisse ne pense jamais à toquer – au contraire, même. J’ouvre la porte, dévoilant un James paniqué :

– Ambre ! Tu es là ! Je suis si soulagé.

Je mets quelques secondes à remettre les éléments en place. J’ai quitté James en pleurs, à la porte de ma chambre. Je me suis ensuite rendue au bar avec Clarisse et ne l’ai pas revu de la journée. Qu’est-ce que je peux être bête ! Je me lève et attrape ses grandes mains. La douceur de celles-ci ne fait pas barrière contre la vague de culpabilité qui s’abat sur moi. Il ne peut pas ressentir ce contact. Je suis la seule à en profiter. Cela ne fait que redoubler mon mal-être.

– Tout va bien, je fais avec un sourire triste. Je vais mieux. Clarisse m’a emmené faire les boutiques.

Mieux vaut ne pas lui révéler la découverte que j’ai faite. Je le respecte beaucoup mais je ne veux mettre personne en danger. Je n’en suis toujours pas certaine, mais j’ai la sensation que tout ceci est illégal. Les filles m’ont rassurée sur le fait que je ne risquais rien, car je suis une nouvelle Âme, mais il n’empêche qu’elles, elles peuvent perdre beaucoup. Et James aussi, si je le mets au courant.

Il regarde ses mains dans les miennes, puis mon visage. Il soupire de soulagement. Il a l’air épuisé.

– Serait-ce malvenu de te prendre dans mes bras ? demande-t-il, hésitant. J’ai voulu le faire tout à l’heure, mais j’avais si peur de… que tu…

Pour seule réponse, je l’entoure de mes bras. Nous ne nous sommes jamais fait de câlin, avant. Et, je l’avoue, il est comme je l’avais imaginé. Je peux sentir ses muscles sous son costume. Le haut de ma tête arrive à son menton mais, pourtant, j’ai la sensation que tout est à sa place. Et j’adore ça.

Mais très vite, cette sensation de bonheur se remplace par de la culpabilité. J’aimerais qu’il sente ce contact. Que je ne sois pas la seule à en profiter. Comment est-ce de ne rien ressentir ? Est-ce que ça me manquera ? Est-ce que ça lui manque ? Regrette-t-il de ne pas pouvoir ressentir ce que je ressens? Je suis incapable de répondre à la moindre question. J’ai peur que ça le fasse fuir. C’est idiot, il a toujours été adorable avec moi. Est-il comme ça avec tout le monde ? A cette pensée, mon cœur se serre douloureusement. Non, je dois arrêter de penser. Me concentrer sur le moment présent.

Je sens son étreinte se renforcer. Mes doutes s’envolent, pour le moment. Nous restons là longtemps, du moins assez pour que la chaleur dans mon cœur éclaire mon être entier comme un soleil.

Nous nous écartons, rougissants. Je l’invite à s’asseoir sur le lit de Clarisse, tandis que je prends place sur le mien.

– Ambre, je… J’ai eu si peur de te perdre.

Mon cœur se met à battre la chamade. Je ne comprends pas ce qu’il entend par « perdre ». Que je m’enfuis ? Qu’il ne me retrouve plus ? Je suis ridicule. Plus je me questionne, et plus la réponse semble évidente, surtout si je prends en compte ce que je ressens en ce moment-même. Cependant, je ne suis sûre de rien. Et puis, une question revient. Toujours la même. Et je ne suis pas certaine de vouloir la réponse. Je… Je ne pense pas être prête à perdre deux personnes.

– Je te l’ai dit, je vais bien.

Mes doutes ne s’en vont pas. Cela devient une torture absolue. J’ai toujours été du genre à me poser pleins de question, mais avec James, tout était clair. Mais maintenant, le ciel s’assombrit. Je me résigne à lui poser la question. De toute façon, je ne saurai rien sans demander. La torture de mon esprit est pire qu’une douleur vive qui durera pendant quelques temps. Je dois le faire. Je me prépare au choc, par prévention, puis lui demande enfin :

– Tu… tu es sincère, quand tu dis cela ? Ou tu dis ça à chaque fille que tu fréquentes ?

Ses yeux se plantent dans les miens, et j’ai l’impression de recevoir un coup de poing quand je vois son regard. Triste, choqué, résigné ? Tout se mélange. Non. Non, je vais le perdre. Lui aussi. J’ai les larmes aux yeux.

Il attrape ma main. Il sait que je la sens, j’en suis sûre. Il la pose sur la mienne. Pense-t-il réellement que la douleur sera atténuée ainsi ? Sérieusement ?

– Je n’ai jamais dit cela à personne, même vivant.

Toute la douleur disparaît. Un soulagement, puis une immense joie s’emparent de moi. Il a réservé ces mots pour moi. Pour moi. Depuis tout ce temps. Jamais je ne me suis sentie plus heureuse que maintenant.

Il se lève, et, ayant toujours ma main dans la sienne, je l’imite. Nous nous regardons, une atmosphère toute nouvelle s’installe entre nous :

– Il est l’heure du repas, est-ce que…

– Est-ce que ça te…

Nous nous interrompons et rions. Je ne me suis jamais sentie comme ça. Et je compte bien en profiter !

Nous sortons tous deux de la chambre, toujours main dans la main.

Amélie

Chapitre suivant la semaine prochaine