La roue de l’infortune 5 : aucune journée de repos.

– Qu’est-ce que tu fais chez moi ? fait une voix lointaine.

– J’ai raccompagné ta sœur, elle ne voulait pas rester seule alors je l’ai déposée dans son lit, et suis restée là en attendant que tu daignes arriver ! Dit une autre.

– Je vais la voir !

– Non, attend, elle dort encore.

– Tant pis.

– Non, j’insiste. Elle était vraiment affligée, elle a besoin de repos. Comment as-tu réagi la première fois que tu as vu un mort dans cet état, ou que tu as été menacé d’une arme, ou même que tu as dû tirer sur quelqu’un !

– Tu as raison. Tu penses que ça va aller ?

– Oui, mais peut-être avec un peu de temps. Est-elle obligée de venir au commissariat aujourd’hui ? On est encore en train de régler l’affaire, peut-être que demain sera mieux.

– Je ne suis pas sûr qu’elle accepte de rester seule…

– Alors nous trouverons quelqu’un.

            Je me réveille à nouveau, vraiment cette fois-ci.  Quand j’entre dans le salon, Kali est partie. Mon frère travaille sur le sol dans un coin, sur le tapis. Il lève la tête en m’entendant entrer.

– J’attendais que tu te réveilles, tu te sens bien ?

– Disons que ça pourrait aller mieux.

            Il me fixe, sans bouger.

– Qu’as-tu à la main ?

            Je lève les mains devant les yeux. J’avais oublié, mais j’ai toujours le bandage que m’a fait Kali hier soir.

– C’est Gaspard, il m’a entaillé la main.

            Ambroise me regarde, triste, mais ne dit rien. Il pose seulement sa main sur mon épaule.

– Je suis tellement désolé que tu aies à vivre ça après tout ce qu’il s’est passé dernièrement… Je ne sais pas si c’est une bonne idée que tu m’accompagnes encore…

– Non, s’il te plaît ! J’ai besoin de bouger, mais pas seule. Ne m’abandonne pas…

            Je sens mon cœur se décomposer si rapidement. Je réagis beaucoup trop vite là, il faut qu’il dise autre chose. Il faut qu’il se rattrape. Il ne dit rien. Je pense que je vais bientôt commencer à pleurer. Je sais qu’il doit s’en vouloir de n’avoir pas trop pu être là, mais je ne veux pas rester enfermée ici à ruminer ces histoires, s’il me laisse, je ne pourrai pas sortir.

– Dis quelque chose, je le supplie.

–  Eh bien, au moins aujourd’hui ? On aura que de la paperasse à gérer. Je te saurais plus heureuse chez Rosie… si tu veux hein, je ne veux pas te forcer… Mais disons que si tu veux oublier tout ça, un après-midi crêpes chez elle sera beaucoup moins ennuyeux…

– Qui est Rosie ?

– Ah oui, c’est Madame Bertou, elle s’appelle Rosie, et je suis sûr que tu serais mieux avec elle aujourd’hui que dans les papiers relevant des évènements d’hier et les témoignages des blessés…

            Il avait raison. Évidemment, en y réfléchissant, ce serait une meilleure idée que je ne traîne pas trop là-bas aujourd’hui le temps que tout se calme. J’acquiesce et il me sourit légèrement. Il part dans une autre pièce et je l’entends passer un coup de téléphone, elle arrive pour me chercher. Je peux le reconnaître, cette femme est vraiment adorable. Je me sens mieux, je sais que mon esprit s’emballe toujours rapidement et j’aurais vraiment préféré qu’il parle plus vite, histoire de calmer les pauvres soubresauts de mon cœur.

– Coucou Daphné, tu viens passer un moment avec moi ?

            La petite dame passe la porte de ma chambre, me faisant sursauter au passage. Elle fait des petits pas en contournant mon lit pour me rejoindre. Je souris en la voyant arborer sa fidèle chapka rouge.

– Je vais vous aider à faire votre sac.

– Je ne viens pas une semaine chez vous, vous savez !

– Eh pourquoi pas ! Plus sérieusement, restez autant que vous le voulez, et on ne sait jamais, un ou deux jours chez une mamie pour s’occuper de vous ne vous fera pas de mal.

– Madame, c’est vraiment gentil à vous…

– Appelle moi Rosie, et tu peux me tutoyer, ton frère le fait et je me sens mal que tu me vouvoies trop.

            J’acquiesce et ouvre mon placard. J’ai bien l’impression qu’elle s’est ruée dessus, me sortant un sac et des vêtements, un pyjama, des affaires de soirée, à tel point que je me demande si elle n’est pas en fait en train de préparer mon déménagement chez elle.

– Voici une chambre pour toi, me dit-elle en me faisant un tour de la maison.

            Je n’y étais allée que pour manger un soir alors elle ne m’avait pas encore fait visiter. Sa maison n’est pas très grande, mais suffisamment pour lui convenir. Elle est dans un style plutôt ancien, avec la cuisine en bois, la moquette et la tapisserie jaune fleurie sur les murs.

– Aujourd’hui on va en ville, mais le petit centre, déclare-t-elle. Ne t’inquiète pas ! On va faire du shopping.

            Je la suis une nouvelle fois dans sa petite voiture, une Mini. Elle a changé de chapka par peur que sa préférée ne s’envole à nouveau. On se gare dans le centre et elle me conduit dans les rues d’un pas décidé. Je la suis sans broncher car je sens qu’elle a une idée en tête. Je reste dans l’ignorance jusqu’à ce qu’elle s’arrête devant McDonald’s. Je lui jette un regard étonné.

– Oh ne me regarde pas comme ça ! J’aime bien aller dans des fast-foods de temps en temps, même à mon âge.

            Elle me conduit à l’intérieur et nous prenons notre commande avant de nous installer à une table. Je n’y vais pas beaucoup alors je l’ai laissée faire. J’y allais surtout petite avec mes parents alors en grandissant je n’ai pas trop osé y retourner.

– Tout va bien petite ?

            Rosie m’observait. Je souris.

– Tout va bien, je pensais à mes parents, ce sont eux qui m’amenaient ici.

– Ton frère ne voulait pas aborder le sujet mais je vois que ça le pèse. Comment tu te sens toi ? Que s’est-il passé ?

            Je prends une grande inspiration.

– Je ne sais pas vraiment quel métier ils avaient, je n’étais pas bien grande. Ce que je sais, c’est que Maman était à la maison, dans son bureau comme Papa, mais que lui sortait parfois et des messieurs venaient à la maison. On habitait dans une grande maison. J’avais l’impression que c’était un château de princesse. Je n’y suis pas retournée depuis, je sais que mes parents y sont enterrés et que mon frère a tenté de retrouver notre adresse mais la maison devait être trop perdue ou démolie depuis toutes ces années. Mes parents se sont faits assassiner devant nous, lorsque nous étions jeunes, et nous n’avons pas retrouvé les coupables.

            Elle m’écoutait silencieusement avec attention. Moi, j’avais les larmes aux yeux, je n’avais jamais raconté vraiment cette histoire. L’arrivée d’une jeune femme qui nous apporte les plateaux me coupe dans mon récit. Rosie dispose leur contenu sur la table.

– Que vous est-il arrivé après ça ?

– Après ça, nous avons grandi en famille d’accueil jusqu’à la majorité de mon frère où j’ai pu emménager avec lui. Je suis partie faire mes études il y a quelques années maintenant, et me voilà.

– C’est une histoire bien compliquée. Vous n’avez jamais fait de thérapie avec ton frère ?

– Un peu, mais Ambroise a toujours détesté les psychologues alors je l’ai suivi. Il a vu un psychiatre une fois, mais moi non parce que je suis une fille. Allez savoir, je n’ai jamais compris tout ça !

– Eh bien maintenant, nous allons nous concentrer sur cette belle journée ensoleillée. Où voulez-vous aller aujourd’hui ?

– Eh bien, je ne sais pas trop, c’était votre idée de venir ici.

– Alors nous irons où le vent nous portera.

            Après manger, on commence par marcher, de quoi se dégourdir les jambes et digérer. Elle se tient à mon bras et me raconte à son tour des petites histoires sur sa vie et son quotidien. Elle m’entraîne dans quelques magasins qu’elle apprécie mais voit bien que ce n’est pas vraiment mon style.

– Oses-tu me dire que je m’habille comme une grand-mère ?

– Rosie, tu mets des chapkas !

            Elle souffle en riant.

– Allons m’acheter un bob alors, décide-t-elle en me faisant me tordre de rire.

            Elle m’entraîne dans un magasin de skateurs, avec des jeans cargos, des planches de skate-boards et d’autres choses bien étonnantes pour la petite femme qui se tenait à mes côtés. Le vendeur lui-même manque de tomber en la voyant s’approcher de lui.

– Excusez-moi jeune homme, pourriez-vous me montrer le rayon des bobs s’il vous plaît ?

            Son interlocuteur me jette un regard et sourit lorsqu’il me voit me retenir de rire, puis rit à son tour lorsqu’il comprend qu’elle est très sérieuse. Il nous conduit vers un coin reculé du magasin, près des cabines d’essayages où se trouve un mur décoré entièrement de ces fameux chapeaux de toutes les couleurs.

– Servez-vous, nous indique-t-il entre deux gloussements.

            Rosie enlève sa chapka qu’elle dépose précieusement dans son sac à main. Elle inspecte minutieusement le mur avant de se saisir d’un bob blanc, tout simple. Elle le pose sur sa tête, une action qui met au défi ma capacité à me retenir de pleurer littéralement de rire.

– Ce n’est pas assez coloré je trouve, lui dis-je.

– Tu as raison. Aide-moi alors !

            Je m’approche du mur, encore en train d’halluciner par cette situation. En véritable conseillère vestimentaire, je prends le temps de lui dégoter les chapeaux les plus ridicules et lui vante leur beauté. Cela va du bob léopard, ou noir avec des aubergines, ou encore des feuilles de cannabis, à une litanie d’imprimés aux fruits comme les bananes ou les cerises. Je lui en trouve même un avec des petits chats. Elle finit par opter pour un bob Tie & dye jaune, rose et bleu qu’elle décide de porter fièrement pour le reste de la journée.

            Les rues sont très calmes, nous sommes en semaine. Seuls quelques badauds traînent dans les coins de rues à s’échanger des choses sous le regard méprisant de mon accompagnatrice. On flâne tranquillement devant les vitrines en appréciant la vue de bijoux et autres fantaisies que nous n’oserions pas acheter. Rosie est très divertissante, elle ne manque pas de me raconter des anecdotes sur sa jeunesse. Elle a toujours été passionnée par les vêtements, et cette jolie boutique de robes de soirée nous fait de l’œil. 

– En as-tu déjà essayé ?

– Pas vraiment, je soupire. Je n’ai pas eu trop d’occasions et puis, nous n’avions pas de quoi nous en acheter.

– Alors viens ma petite, on va essayer des robes de soirées !

– Pour vous ?

– Non, pour toi !

– Je n’ai pas assez…

– Ce sera juste pour essayer, et si tu craques sur une, je pourrais t’avancer.

            Sans attendre ma réponse, elle m’entraîne dans cette boutique merveilleuse remplie de robes toutes plus belles les unes que les autres. Un homme discute avec la vendeuse mais à part eux, nous sommes seules. C’est comme un essayage privé, je pense. J’essaie de contenir ma joie.

            Rosie m’entraîne devant ces rayons d’œuvres d’art en en brandissant une de temps à autre devant moi pour vérifier la couleur. Je laisse faire l’experte sans cesser de m’émerveiller sur le contenu de la pièce. Elle me sélectionne plusieurs robes qu’elle donne à la vendeuse pour qu’elle les mette en cabine. Je m’y installe.

            La première est noire, longue et près du corps. Seule la dentelle couvre mes épaules et mon décolleté plongeant. Je n’oserais jamais mettre ce genre de choses en temps normal, j’ai l’impression d’être presque nue. Je sors, les yeux à demi-fermés, n’osant même pas encore me regarder.

– Voilà qui est sublime, s’exclame Rosie, me poussant à ouvrir les yeux.

            Je me contemple entièrement. Je suis très belle, mais je ne suis pas convaincue par la forme de la robe. Heureusement, Rosie est du même avis. Je retourne alors dans ma cabine, et croise le regard de cet homme qui était au niveau de la caisse.

            J’essaie la deuxième. Celle-ci est bleue nuit, toute simple, qui tombe sur mes pieds et avec des manches longues et pas de décolleté. Enfin pas devant, car mon dos est découvert jusqu’à mes hanches. Je sors de la cabine pour mieux m’observer. Cette robe est plus formelle, moins sexy.

            Je croise encore une fois le regard de l’homme. Il a un regard sombre, mais s’est rapproché. Il n’a pas arrêté de me fixer. Bien gênant tout ça, de quoi me mettre mal à l’aise. Je dois combattre le mal par le mal.

– Je vous dérange ?

– Je vous admire.

            Je manque de m’étouffer et de lui rire au nez. Rosie laisse échapper un gloussement de grand-mère qu’elle déguise en raclement de gorge. C’est une réponse tellement absurde. Je lui fais face et fronce les sourcils.

– Vous croyez sérieusement cette réponse accrocheuse ?

– Je fais ce que je peux, mademoiselle ?

– Pas intéressée.

            Je retourne rapidement dans ma cabine. Pour qui se prend-il ? Il n’est pas particulièrement repoussant mais je n‘aime pas son genre, beaucoup trop sûr de lui. Je me change et essaie la dernière robe. Elle est magenta, longue à bretelles. Il y a une fente qui m’arrive plus haut que le genou, le dos se ferme comme un corset. Je crois que je suis amoureuse, ça y est. Je sors pour me contempler. La couleur est pétillante et s’accorde très bien avec mes cheveux. Et ça irait tellement bien avec mes sandales à talons dorés, et mon collier… Il faut que j’arrête, je me fais du mal. Je n’ose même pas regarder le prix de cette merveille. Rosie, qui s’était levée, souriait.

– Je vous la prends !

            Quoi !

– Je ne peux pas accepter, c’est beaucoup trop !

            Je regarde enfin sur l’étiquette. 250€ ! C’est énorme. Je ne peux pas la laisser dépenser autant pour moi. Le prix, après réflexion est suffisamment abordable pour que je lui rembourse au moins un tiers…

– C’est beaucoup trop. Je ne saurais même pas où la mettre !

– Moi, je sais, intervient l’homme.

            Il était maintenant assis où se tenait avant Rosie, ce qui explique qu’elle se soit levée. Elle le fixait d’un regard noir. Lui me fixait moi, et son regard exprimait bien d’autres choses auxquelles je ne veux pas penser. Je souffle lorsqu’il se lève pour s’approcher de moi.

– Il y a une soirée demain soir, une sorte de gala, où je serai ravi de vous y voir avec cette robe.

– Si vous n’avez pas de cavalière, ne quémandez pas auprès de moi, vous êtes misérable.

– Pas forcément à mon bras. Je vous propose de venir vous amuser, ce n’est rien d’informel. Et puis, emmenez votre grand-mère avec vous.

            J’entends Rosie s’horrifier.

– Et un homme ?

            Il plisse les yeux mais hoche la tête. Il me glisse dans les mains une carte avec son numéro et une adresse.

– Demain soir, 19h ! lance-t-il avant de sortir.

            Un ange passe. Rosie me regarde, les sourcils froncés.

– Vous irez ?

– Je ne sais pas…

– Amusez-vous, mais sans moi !

            C’est vrai que je passerais peut-être du bon temps, mais je ne le connais pas, je ne sais pas si cette soirée dont il me parle est sans danger. Malheureusement pour ça, j’ai beaucoup trop envie de sortir ce soir, et puis, si c’est dangereux et que Rosie ne veut pas m’accompagner, je connais le parfait garde du corps.

– Je sais, je sortirais mon frère.

– Il vous faudra bien de l’aide, déclare-t-elle en riant.

            Et je ris avec elle. En effet, je me demande bien si je vais réussir à le sortir de chez lui, il est trop casanier pour avoir particulièrement envie de venir, il va me falloir lui trouver un intérêt.

– Qu’est-ce qui pourrait lui plaire là-bas ?

– Le bruit, le monde, la lumière, les convenances ?

            Je souffle.

– Merci de m’aider, mais je n’ai même pas besoin de ces arguments pour l’empêcher de venir.

– Alors ne lui dis pas tout de suite, il trouverait un moyen d’y échapper !

            On continue de marcher et elle me propose de goûter en ville, mais je crois que je suis un peu fatiguée. On rentre alors à sa maison, pile à l’heure de son feuilleton. Je m’assois sur le canapé à côté d’elle, sceptique. Elle est très concentrée par les petites histoires de meurtres, d’amitiés, etc., que l’on peut y trouver. Quelquefois, elle me met au courant des histoires passées des personnages, mais je préfère simplement ne pas suivre. Elle est concentrée, mais pas inactive, ses mains s’affairent avec de la laine et des aiguilles.

– Tu tricotes ?

– Non, enfin si, mais ça c’est du crochet, j’aime bien. On peut faire plein de choses avec, regarde !

            Elle me montre les coussins, mais aussi cette espèce de plaid sur lequel nous sommes assises. Elle a dû mettre beaucoup de temps à faire tout ça, c’est énorme, je n’aurais jamais la patience.

– Tu n’en as jamais fait ? me demande-t-elle.

– Eh bien, je sais juste coudre. Et encore, ça m’agace facilement…

– Je peux t’apprendre le crochet si tu veux, tu verras, ça n’a rien d’ennuyeux. Je le fais souvent pour occuper mes mains, c’est pratique.

            Elle me sort d’autres aiguilles et une petite pelote avec un livret. Minutieusement, elle m’apprend les différentes sortes de points, mais il y en a trop, je pense que pour l’instant, je ferais toujours le même, même si certains sont plutôt jolis. J’essaie doucement et remarque qu’une fois que mes mains ont enregistré le geste, je peux continuer sans avoir vraiment besoin d’y réfléchir, comme elle, mais évidemment pas aussi rapidement.

            À la fin de la soirée, j’ai fait déjà un petit chapeau. Rien de très utile pour moi, ça ressemble d’ailleurs à un bob, mais il me fallait une première création. Maintenant, je vais pouvoir me créer des tops pour l’été, et même peut-être ces petites peluches mignonnes qu’on peut voir sur internet. Après ma soirée très productive, je tombe de sommeil en pensant à toutes ces choses que je pourrais créer.

            Je me suis réveillée très tôt ce matin. Le carrelage est froid sous mes petits pieds. J’entends deux voix qui parlent. Je reconnais celle de Papa. Ils sont dans une pièce éclairée dont la porte est entrouverte. Je colle mon œil à la fente. L’homme a le regard sombre et des cheveux gris. Il a des tatouages partout sur les bras. Si je les regarde bien, ils me font très peur, ce sont des monstres et des animaux aux grands yeux.

– Tu dois accepter ce sacrifice, c’est la seule chose qui te sortira d’affaire, dit-il avec une voix qui me fait trembler.

– Non, jamais, il n’y a nulle affaire.

– Ils viendront si je ne les empêche pas, et après ça, rappelle-toi que j’aurais le champ libre, alors fais tes choix maintenant.

            Papa a l’air très triste.

– Je ne peux pas, ce n’est pas possible ce que vous me demandez. Réfléchissez un peu, avez-vous une famille ? Des enfants ?

– J’en vois une là, c’est elle alors.

            Mon regard retourne sur l’homme qui a maintenant les yeux posés sur moi. Je suis démasquée. J’entre doucement dans la pièce et croise de regard mouillé de Papa. L’homme s’approche de moi mais je recule, il me fait peur. Je m’apprête à courir dans l’autre sens mais Maman m’attrape et je me réfugie dans ses bras.

– Je veux la voir, dit l’homme.

            Alors, la plus grosse des trahisons, Maman m’approche de l’homme qui me caresse la joue avec un sourire terrifiant.

–  Tu es bien mignonne toi, je ne t’oublierais pas petite, je serai là pour toi.

            Pour toute réponse, je le fixe minutieusement de haut en bas pour être sûre que moi aussi, je me souviendrais de lui.

            Je me réveille en sursaut. C’est un souvenir, un souvenir que j’avais perdu. Je n’avais jamais revu cet homme et n’avais pas envie de le revoir. Son simple souvenir me fait tressaillir. Je vois que le soleil s’est levé. Je décide de sortir de la chambre et trouve Rosie assise devant sa fenêtre, une tasse à la main.

– Tu as bien dormi ?

– Oui, j’ai seulement eu un souvenir de mon enfance qui est revenu. Mais tout va bien.

– Que veux-tu boire ? J’ai du thé, du café… ou du chocolat chaud peut-être.

            Elle n’attend pas ma réponse après m’avoir vue sourire en entendant sa dernière proposition. Ce matin, on ne fait rien de particulier, aussi étonnant que cela puisse être, son agenda est vide. Mais nous allons chercher un déjeuner pour les bureaux de mon frère et les leur apporter, pour lui dire bonjour aussi. Sans surprises, elle m’emmène chez Oscar pour prendre des focaccias, la même commande que j’ai pris la dernière fois.

– Attendez, dit-il avant qu’on prenne les paquets. Je viens avec vous.

            Oscar laisse donc le restaurant à ses collègues et part avec nous en direction du commissariat.

– Je ne t’y ai pas vue hier, me dit-il.

– Je suis restée avec Rosie, je voulais un peu fuir le commissariat et toute cette histoire.

– Tu as raison. J’ai dû y témoigner, l’ambiance n’était pas très vive. Qu’as-tu fait alors pour te changer les idées ?

– Oh, un peu de shopping.

– Un peu ! intervient Rosie qui était accrochée au bras de notre accompagnateur. Je lui ai offert une robe de soirée ! Et elle va la mettre ce soir à une soirée de cet homme bizarre qui était dans la boutique.

– Intéressant. Tu vas en soirée ?

– Je ne sais pas trop, je ne veux pas y aller seule, je vais essayer de convaincre mon frère…

– Je peux venir avec toi si tu veux, j’ai ma soirée !

– Oh c’est gentil, je verrais bien. Cet homme voulait que je l’y accompagne mais voilà, je ne connaîtrais personne et ça peut être dangereux.

– C’est sûr qu’aller à une soirée qu’un inconnu vous a proposée dont vous ne connaissez rien d’autre est un des plans les plus sûrs !

            Je lui jette un regard mauvais et il rit. Rosie intervient encore en nous pointant une silhouette sortant d’un bâtiment sombre.

– C’est lui, regardez !

– Mais enfin Rosie, il ne doit pas nous voir !

– Alors c’est lui, l’homme, dit Oscar. Il sort d’un joli endroit, j’espère que ce n’est pas ici ce soir ! Oh, regarde, il échange même de l’argent avec un autre, encore mieux. Ça sent bien bon tout ça.

– Tu vas en soirée ce soir avec un inconnu et tu ne me le dis que maintenant ! rogne mon frère.

– J’ai besoin de m’amuser ! Je sais que c’est pas le meilleur plan mais regarde, il m’a laissé sa carte.

            Il se jette sur ce que je lui tends avant de se tourner vers son ordinateur. Kali s’avance et nous nous plantons derrière mon frère pour l’observer, ou plutôt stalker l’entièreté de la vie de cet homme.

– Je ne vois pas grand-chose, commence Ambroise avant de s’arrêter lorsqu’il ouvre une nouvelle page sur son ordinateur. À part peut-être qu’il est suspecté de faire partie d’un groupe de trafiquants de drogue !

– Merveilleux, eh bien je n’irais pas, voilà tout !

– Oh non, tu iras, mais avec nous. On va le coffrer.

– Je ne servirais pas d’appât ! Et ce n’est pas poli de débarquer avec cinquante personnes ! Vous n’avez donc jamais de journée de repos !

– Ne t’inquiète pas, me dit Kali en posant sa main sur mon épaule. Je viendrais avec toi, et eux viendront d’une autre façon. On sera en quelques sortes les agents de terrain, on leur dira quand intervenir.

            J’acquiesce.

– Mais il nous faut un homme. Si je veux qu’il me laisse un peu tranquille, je dois être accompagnée d’un homme.

– J’irai.

            Oscar s’était avancé et avait coupé l’herbe sous le pied de mon frère, provoquant donc un gros débat. Malheureusement pour mon frère, il était le seul autre agent suffisamment qualifié dans le coin puisque Constance était en repos. Il devra donc gérer les équipes qui attendront, et Oscar sera avec nous, comme mon cavalier, ce qui me parut ne plaire ni à mon frère, ni à Kali. Mais on fera ainsi, c’est notre seule option.

            La fête ne commence qu’à 19h mais Rosie insiste pour que je commence à me préparer tout de suite. Elle me chouchoute avec passion, la coiffure, le maquillage, et ajuste ma robe. La seule chose qui me manque, ce sont mes chaussures, les dorées que je voulais mettre, mais qui sont dans mon placard, chez moi. Et je ne veux pas y mettre les pieds. J’obtiens alors de Kali qu’elle les prenne chez moi avec le double de mon frère avant de passer me chercher tandis qu’Oscar nous rejoint à l’adresse indiquée.

            C’est un grand bâtiment, un peu comme un manoir. La façade est assez sombre et couverte de lierre. Je dois prendre mon courage à deux mains pour rejoindre Oscar et me diriger vers la lourde porte en bois entrouverte. Un homme, derrière elle, nous demande alors de nous identifier. Je n’ai rien d’autre que la carte de l’homme qui m’a invitée, mais visiblement, ça suffit et il nous laisse tous entrer. J’ai l’impression que c’est encore plus grand à l’intérieur, beaucoup de gens sont déjà là. Heureusement, ça ne m’a pas l’air très glauque, des gens dansent, d’autres discutent, rien n’est louche. A part peut-être une salle au fond, gardée par un vigile, d’où en sort ce fameux homme qui m’a invitée avec quelques autres.

– Ce doit être là, chuchote Kali. Je vais m’y glisser pour les prendre en flagrant délit, ne bougez pas.

            Et elle nous laisse, alors que l’homme s’approche dangereusement de nous. Il me fixe intensément. J’échange un regard avec Oscar qui me paraît amusé. Je lui donne une tape sur l’épaule.

– Tu l’as piqué je crois, glousse-t-il.

– Arrête !

– Arrête, répète celui qui était maintenant juste devant nous. Voulez-vous que je vous débarrasse de lui ?

            Sachant son passif, je me retiens de blaguer. Oscar s’est également redressé, plus sérieux, il a dû penser à la même chose que moi.

– Non, dis-je en faussant un rire. Je lui demandais seulement d’arrêter de me complimenter, j’en suis gênée !

            Ma réponse paraît le satisfaire, ce qui me permet enfin de relâcher un peu mes épaules. Oscar, lui, reste droit et fixe notre nouvel interlocuteur. Celui-ci lui tend la main.

– Oscar, se présente-t-il.

– Antoine, répond-t-il. Et mon associé, Arnaud.

            Il nous pointe l’homme qui était à son côté mais qui s’était entre-temps éloigné. Je l’avais vu un peu plus tôt, il nous fixait. Comme s’il savait. La tension monte en moi. Ils savent peut-être que la police n’est pas loin et justement, Antoine nous conduit vers cette pièce d’où il sortait. J’échange un regard effrayé avec Oscar mais le suis, nous ne devons pas paraître suspects. Une fois la porte passée, nous arrivons dans une autre grande salle qui doit mener à quelques autres. Les gens ici sont assis à discuter ou jouer aux cartes, mais pas de manière très détendue. Je suis vraiment mal-à-l’aise.

– Vous avez des toilettes ? je demande.

            Antoine m’indique un chemin derrière une porte et je m’y précipite. Je suis dans un long couloir. Il fait froid et sombre, tellement sombre que mes yeux peinent à s’habituer à si peu de lumière. Je commence à me sentir encore plus mal, cet endroit est très mauvais. J’avance encore et encore. Je commence à sentir une odeur très désagréable, comme de la pourriture. Je ne veux plus avancer, mais je suis tellement perturbée que j’ai oublié ce qu’il m’avait dit sur la porte. Ou alors il ne m’a rien dit. Je trouve une porte qui m’a l’air assez propre et j’entre, priant pour n’y trouver personne.

            C’est un bureau. Rien de plus normal. Je vois quelques dossiers, des tiroirs, une armoire. Un tiroir attire mon attention, il est fermé à clé. Même si mon frère ne devrait pas tarder, je vais lui mâcher le travail et lui trouver des preuves. Je fouille autour de moi mais il n’y a pas de clé. Je décroche alors une épingle de mes cheveux et crochète la serrure. Dans le tiroir se trouve un lourd dossier sans nom, je le sors non sans peine et l’ouvre sur le bureau.

            Des documents, des chiffres et puis, des photos. C’est un homme pris en photo en secret derrière des buissons, puis une femme et ses deux enfants, une petite fille et un garçon un peu plus grand… On a été suivis. Mes parents ont été suivis. Mon pouls s’emballe. Que viennent-ils faire là ? Sur ces histoires de chiffres, je vois que mes parents donnaient de l’argent et en recevaient. Ils travaillaient pour ces trafiquants. Mon père s’occupait de la vente et ma mère de la production.

            Tout s’éclaircit dans ma tête. Voilà pourquoi mon père partait tout le temps mais que ma mère restait, que je ne savais même pas ce qu’ils faisaient dans la vie. Ils ne nous avaient pas mis à l’école, on n’y est allé qu’après leur mort. Ils restaient dans l’ombre. Mais pourquoi sont-ils morts ?

            Plus loin dans le dossier, je vois qu’il y a eu une conspiration contre eux, ils gagnaient trop d’argent. Ils devenaient un peu trop puissants. Il y avait également un homme qui leur réclamait quelque chose mais son nom n’est pas indiqué. Ce qui est indiqué par contre, c’est que c’est ce groupe qui a tué mes parents devant moi. Il y a des photos de leurs tombes, dans mon ancienne maison.

            Je suis horrifiée. Mon cœur tambourine dans ma poitrine. Je ne pensais pas découvrir un jour ces informations, et encore moins de cette manière. Je jette un coup d’œil à mon téléphone, mon frère ne m’a rien envoyé. Au moment où je me décide à l’appeler, j’entends des bruits dans les couloirs. Je me cache derrière la porte : la personne ne tournera pas, son pas est trop rapide, mais je veux le voir. Je place mon œil devant la serrure.

– Ma belle, où es-tu ? appelle Antoine.

            Pourquoi appelle-t-il quelqu’un dans un couloir si sombre ? Y-a-t-il quelqu’un d’autre ici ? J’entends un claquement. Je manque de sursauter. J’ai déjà entendu ce bruit très récemment. C’est une arme à feu. Antoine cherche quelqu’un dans ce couloir avec une arme à feu.

– Alors, tu n’as pas trouvé les toilettes ? Tu dois être perdue ! Ton copain Oscar t’attend, viens me voir.

            Je me pétrifie. Je n’ose plus respirer. Je ne dois pas faire un bruit. Il ne me cherchera pas dans un bureau. Je sors mon téléphone et envoie à mon frère qu’il peut venir, ou plutôt qu’il doit venir immédiatement, on l’a. Il me répond très vite, et m’explique qu’ils ont pu entrer de force, ils arrivent. Je me laisse aller contre la porte, c’est fini.

            Il y a du bruit derrière la porte, non ce n’est pas fini. Ce sont des hommes que je ne connais pas. Ils parlent du bureau. Je m’empresse de tout ranger en gardant deux ou trois papiers, les plus compromettants et me cache dans un coin sombre près de l’armoire. Et juste à temps, puisque la porte s’ouvre à la volée sur Antoine. C’est bon, c’est ma fin. Je prie pour que mon frère se dépêche, avec un peu de chance je serais encore là. Je prends le temps de l’observer. Il n’a plus son arme. Les hommes derrière lui sont en bleu. Lorsque je vois le signe de la brigade spéciale gang, je souffle enfin. Je sors de ma cachette. Quand Antoine me voit, il s’apprête à se ruer sur moi quand les hommes l’arrêtent.

– Que faites-vous là ? me demande un des hommes.

– Je suis la sœur d’Ambroise, j’ai les preuves qu’il vous faut.

            L’homme acquiesce et fait sortir Antoine puisque grâce à moi, ils n’avaient plus besoin de lui. Je m’occupe d’emporter le dossier sur ma famille et les laisse fouiller le reste. J’essaie de respirer calmement en parcourant ce long couloir et par chance, je trouve rapidement mon frère de l’autre côté. Il a l’air grave et me fait asseoir dans ce grand salon maintenant évacué.

– Je les ai reconnus, me dit-il. Je suis sûr de les avoir déjà vu ces hommes. Je crains le pire.

– Je sais.

            Il comprend vite de quoi je veux parler lorsque je lui étale mes trouvailles devant les yeux. Il parcourt lentement les nombreux documents. Il attrape une photo et son visage s’assombrit encore plus. Je vois une larme couler le long de sa joue. Je ne l’ai jamais vu pleurer, presque jamais. Lorsque j’essaie d’attraper ce qu’il tient, il déchire la photo et la jette dans la cheminée.

– Ils ont rouvert leurs tombes, murmure-t-il. Ils ont pris une photo pour prouver qu’ils sont morts. Tu ne devais pas voir ça.

            J’acquiesce lourdement, choquée. J’ai besoin d’air maintenant. Je laisse mon frère et me précipite dehors où je trouve Kali appuyée au mur. Elle s’avance silencieusement et ouvre les bras. Je me réfugie contre elle. Je sais qu’elle est froide, on ne s’est pas beaucoup parlé, mais récemment elle a été d’un grand secours pour moi. Elle me rend mon étreinte et me caresse doucement les cheveux.

            Une fois calmée, je salue Oscar avant qu’il reparte et elle m’accompagne chez Rosie, où nous retrouve plus tard mon frère. Il a pris un sac lui aussi. Elle nous accueille sans nous poser de questions, seulement nous demander si nous voulions des crêpes. Comme deux enfants, on se pose devant la cheminée avec nos crêpes à la confiture et au sucre, avec ou sans citron, sans avoir mangé de repas salé. Seulement du sucre pour nos esprits fatigués.

Elisa