On peut considérer que le rapport de soi à soi est natif ou au contraire qu’il fait l’objet d’une éducation. Il y aurait dès lors une éducation informelle qui nous conduit à parler de nous-mêmes selon certains codes. Il est possible de remarquer que pour les êtres humains du début du XXIe siècle en Occident, il y a une tendance à ce que l’on peut appeler le « parler de soi psychologique ». Cette manière de parler de soi consiste à utiliser des catégories psychologiques pour parler de soi et des autres, et en particulier des catégories de la psychologie scientifique qui se sont diffusées auprès du grand public. Ainsi, peut-on dire que l’on manque d’estime de soi-même ou de confiance en soi. On peut qualifier les autres de « parano » ou de « narcissique ».

– Le parler psychologique de soi

Fragment 1.1 : Pourquoi avait-elle l’impression de ne pas réussir sa vie ? Elle le sentait. Elle manquait de confiance en elle-même. Elle manquait d’estime de soi. Elle se demandait comment améliorer sa confiance en elle-même. Dans un magazine, on lui vantait une nouvelle thérapie qui promettait une amélioration de la confiance en soi à l’aide de la méditation pleine conscience.

Fragment 1.2 : On lui avait dit qu’elle l’avait cherché. Cela devait être vrai. Elle réfléchit. Elle se concentra sur elle-même. Elle devait bien l’avoir désiré. Pourquoi sinon n’est-elle pas partie ? Elle devait avoir un désir inconscient d’être maltraitée. Il paraît que les femmes ont une personnalité masochiste. Pourquoi était-elle restée ? C’est bien parce qu’elle l’avait désiré. C’est pareil au travail. Pourquoi se laissait-elle faire ? « Un syndrome de répétition » pensa-t-elle. Elle devait assumer. Après tout, c’était cela être un « SUJET ». Il s’agissait d’être capable d’assumer ses actes, d’arrêter de se trouver des excuses, de rejeter la faute sur les autres. On l’avait aidé à cela. Une professionnelle qu’elle payait 60 euros de l’heure.

On pense que notre rapport de soi à soi est immédiat. Pourtant, on peut s’interroger sur les catégories lexicales à partir desquelles on parle de soi. Lorsque l’on observe la manière dont nos contemporains parlent d’eux-mêmes on peut constater qu’ils parlent d’eux-mêmes à partir de catégories de la psychologie. Ces catégories peuvent relever d’une psychologie quotidienne ou être des catégories emprunter à une forme ou une autre de psychologie scientifique. Ces catégories se sont diffusées dans la population à travers les médias (presse, radio, télévision, internet…)

– L’intériorité est constitué de l’ensemble des rapports sociaux :

Fragment 2 : Pourtant lorsqu’elle regardait en elle-même, elle n’était pas certaine que c’était elle-même. A l’intérieur de ce qui était appelé « soi », elle n’était pas certaine de se reconnaître. Elle ne voyait en elle-même qu’une construction sociale, une intériorisation de rapports sociaux. On nous faisait pourtant croire qu’il fallait regarder en soi-même, au-delà même de ses pensées conscientes, savoir aller au très fond de soi-même. Pourtant, lorsqu’elle regardait en elle-même, elle avait l’impression de ne rien reconnaître de personnel. Son intériorité était colonisé. Comment savoir qui elle était ? N’était-elle que cette production sociale ?

Si je suis sociologue, je peux parler de moi comme si j’étais le produit de rapports sociaux. Mais cette manière sociologique de parler de soi est moins répandue que la manière psychologique de parler de soi.

– Le soi pragmatique :

Fragment 3 : C’était lorsqu’elle regardait hors d’elle-même, dans ce qu’elle avait accomplit, qu’elle avait l’impression de se découvrir. Ses actes semblaient lui révéler une vérité ignorée sur elle-même, une vérité qui ne semblait pas préexister à l’intérieur d’elle-même, si ce n’est à l’état de puissance d’agir.

Si l’on admet le parler de soi sociologique, alors l’intériorité n’est pas originaire. Mais alors le soi n’est-il qu’un produit ? L’hypothèse pragmatiste consiste à supposer que le soi s’exprime dans l’action. Il serait alors inaccessible par l’introspection. La connaissance de soi par soi par un retour réflexif sur soi-même nous serait inaccessible. Ce qui serait accessible, c’est uniquement le soi tel qu’il apparaît dans le produit de l’action. C’est pourquoi je me découvre dans mes actions. Cette idée est présente chez Hegel : « le petit garçon qui jette des cailloux dans la rivière et regarde les ronds formés à la surface de l’eau admire en eux une oeuvre, qui lui donne à voir ce qui est sien. Ce besoin passe par les manifestations les plus variées et les figures les plus diverses avant d’aboutir à ce mode de production de soimême dans les choses extérieures tel qu’il se manifeste dans l’oeuvre d’art » (Cours d’esthétique).

Fragment 4 : Mais quelle est la nature de la souffrance qu’elle pouvait ressentir intérieurement ? D’où venait-elle ? Que pouvait-elle signifier ? Si à l’intérieur d’elle-même, elle n’était jamais certaine de se rencontrer. Cette souffrance n’était-elle pas la marque de cette puissance d’agir contenue et détournée par des rapports sociaux intériorisés ?

Fragment 5 : Il pouvait tout de même exister une intériorité qui n’était pas une colonisation du soi par les rapports sociaux de pouvoir. Il existait une intériorité qui se creusait, se façonnait, parce que justement la puissance d’agir était empêchée de s’exprimer vers l’extérieure ou tout simplement parce qu’elle essayait de creuser une forteresse capable de résister à la colonisation intérieure.

– Ethique de soi ou le soi authentique :

Fragment 6: Pouvait-elle se connaître et se reconnaître dans ses discours ? Il arrivait qu’elle dise une chose et fasse le contraire. Pourquoi ce décalage ? Elle n’assumait pas ses paroles ou alors elle n’assumait pas ses actes. Mais peut-on revendiquer ses actes comme étant soi quand on ne les assument pas dans notre discours ? Etre soi-même était une exigence éthique. C’était une certaine capacité à mettre en accord ses paroles et ses actes. C’était bien l’incohérence entre les deux qui interrogeait cette capacité éthique à agir en assumant un soi-même.

Néanmoins, il ne suffit pas que le soi se réalise dans des actes. Il faut encore que ses actes soient assumés dans des discours. C’est pourquoi être soi-même n’est pas un simple fait, mais c’est une exigence éthique. La constitution du soi ne relève pas de la science psychologique, mais de la philosophie éthique.

Fragment 7 : Enfant, elle avait remarqué la manière dont les adultes pouvaient affirmer des choses et en réalité ne pas s’y tenir. Cela l’avait plongé dans un abîme de perplexité. Etait-ce cela la vie sociale ? L’écart entre le discours et l’action, est-il la condition de toute vie sociale ? Pourtant, les adultes condamnaient auprès des enfants le mensonge. C’était à ne rien y comprendre.