Eléments de théorisation de la Pédagogie Freinet – notes de lecture (F. Géroudet)

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Eléments de théorisation de la pédagogie Freinet
Laboratoire de Recherche Coopérative
Notes de lecture de Florence GEROUDET – septembre 2015

Introduction

« Les convictions intimes, même fondées sur des faits d’expérience et une expertise reconnue, ne suffisent pas à provoquer des transformations. »

La posture empirique1 (savoir-faire élaborés par des processus coopératifs de tâtonnement) doit se donner une pratique théorique.

Il faut donc élaborer une méthode de travail scientifique qui, en étudiant les matériaux empiriques fait apparaître la spécificité des pratiques de la PF et permet d’élaborer sa connaissance théorique.

La théorie porte

Sur le sens (philosophie, épistémologie2, neurosciences, sociologie)

Sur les techniques (pédagogie, didactique, action)

Question primordiale

En pédagogie Freinet,  quelle est la spécificité

de la transformation des rapports au savoir?

plus précisément, de la dévolution (transfert de responsabilité du prof vers l’élève) ?

  1. Le primat du désir (augmenter notre puissance)

Ce principe se retrouve dans toute l’œuvre de Freinet ; il supporte l’activité d’enseignement.

Elle n’est pas nouvelle « Il n’y a qu’un seul principe moteur, la faculté désirante. » Aristote, (cf aussi Spinoza)

Le désir, comme faculté, comme puissance désirante, est le moteur des apprentissages.

Problématique

  • Comment se mettre à l’écoute de cette puissance désirante ?

  • Comment organiser l’éducation du désir pour favoriser l’accroissement de sa puissance dans un contexte scolaire, selon des valeurs philosophiques et des objectifs didactiques définis ?

Le désir ne se commande pas par une contrainte extérieure, ni même ne se veut. Il s’investit dans (ou non).

Les obstacles rencontrés dans la relation éducative proviennent le plus souvent de l’inadéquation entre les contraintes du milieu et les tendances profondes du désir.

Quelles sont les solutions ?

  • Nier ce désir
    en le soumettant
    par la séduction, l’illusion, la compensation, l’aliénation, le pédagogisme.

  • Solliciter ce désir
    Par l’authenticité (menaces, sanctions)
    En créant un milieu en adéquation avec ce désir (rapport puissance/milieu)

La pédagogie Freinet instaure, au regard des pratiques conventionnelles, une solution aux problèmes d’éducation.

C’est en transformant les rapports de production des savoirs que la PF transforme les rapports aux savoirs.

C’est la nature de cette transformation qui doit être élucidée.

  1. Instituer l’élève comme auteur

L’effectuation du désir étant singulière, elle ne peut faire l’objet ni d’un commandement, ni d’un contrôle.

Dans cette situation où le désir est perçu comme une faculté arbitraire, capricieuse et tyrannique et donc comme un obstacle, 2 solutions sont fréquemment adoptées :

  • L’autoritarisme : le désir est ignoré, soumis

  • Le pédagogisme : envoi de quelques signes énigmatiques en direction du désir

Au contraire, la PF postule que seul l’enfant peut accéder, souvent par des voies implicites ou intuitives, aux exigences de son désir et adopte une posture de confiance dans laquelle le désir est sollicité et éduqué.

  • En PF, l’élève est institué auteur, ce qui constitue une dévolution radicale où l’élève se vit comme

  • Auteur de ses tâches

  • Auteur de ses processus d’apprentissage

  • Co-auteur du milieu comme processus coopératif

Le travail, c’est l’effectuation du désir dans une situation scolaire où l’élève pressent l’effectivité d’un accroissement de puissance et s’investit.

  1. La propriété de créativité

Qu’est-ce que la créativité ? C’est un rapport à la production consistant à faire advenir quelque chose qui ne lui préexiste pas, et qu’on ne peut pas déduire de ce qui est.

Un élève peut

  • être auteur sans créativité (reproduction)

  • créer sans être auteur (consigne de création, résultat attendu)

La créativité ne donne pas forcément lieu à une création. C’est le cas en mathématiques, où l’élève fait plutôt des découvertes (de son point de vue) et des apprentissages (du point de vue de l’enseignant).

Cf Christophe Colomb qui a découvert un continent qui préexistait à sa découverte.

Enjeu éducatif : développer la puissance créative dans l’activité de création

Pour l’élève : par l’expérience sociale dans la durée, la création est une promesse d’un accomplissement de soi dans le travail, avec les autres. Elle s’inscrit dans le rapport des élèves au milieu.

L’enjeu porte moins sur la production d’une œuvre extérieure à soi que sur la création de soi-même au travers de l’œuvre. Le résultat est moins important que le processus.

La créativité caractérise les pratiques sociales de référence : mathématiciens, écrivains, artistes, savants…

Il importe donc que les élèves se familiarisent non seulement avec les produits de la culture, mais aussi avec leur mode de production.

En pédagogie Freinet, la créativité est donc

  • une propriété essentielle du milieu

  • l’élément essentiel du contrat didactique

 

  1. La pratique : les processus de transformation

La créativité porte sur des processus de transformation pour lesquels les élèves sont institués comme auteurs.

En quoi consistent ces transformations ?

La transformation est le passage d’une forme à une autre. Elle est qualifiée différemment selon la nature du phénomène (conversion, métamorphose…)

En PF, en tant qu’auteur/créateur, l’élève opère des transformations sur ses propres productions et plus largement il transforme ses rapports aux savoirs.

La pédagogie Freinent institue des rapports coopératifs de production des savoirs.

L’analyse didactique permet d’élucider la nature de cette coopération par la description puis l’interprétation des phénomènes empiriques. Parce que les principes, les convictions, le discours personnels de l’enseignant ne suffisent pas à faire une action ni à instituer la coopération.

La théorisation doit être multiréférentielle

  • En didactique : l’élève opère des transformations sur ses propres productions

  • En philosophie : l’élève opère des transformations sur lui-même

  • En psychosociologie : l’élève opère des transformations sur le groupe et sur les productions du groupe

La psychologie du travail (cf Yves Clot ; p 19) est une référence pour l’éducation dans la question du travail à l’école.

  • Selon les travaux d’Yves Clot, pour ne pas être en souffrance psychique, le travailleur a besoin de

  • pouvoir repenser son action,

  • discuter sur les critères du travail bien fait

  • créer du contexte au lieu de simplement vivre le contexte (être associé à l’évolution de son environnement de travail)

  • Inventer une tâche dans la tâche.

Dans une perspective collective, cela consiste à chercher ensemble ce que l’on n’arrive pas encore à faire ou à dire. (travail aliéné aventure) : récréer le travail par le travail, instaurer un rapport de création au travail.

Cf : film « le bonheur au travail »

« Je me porte bien dans la mesure où je me sens capable de porter la responsabilité de mes actes, de porter les choses à l’existence et de créer entre les choses des rapports qui ne leur viendraient pas sans moi. » G. Canguilhem

Le passage du simple statut d’acteur au statut d’auteur, responsable non seulement de ses actes mais aussi de sa tâche et de son propre devenir caractérise la rupture pédagogique coopérative instaurée par la pédagogie Freinet.

Attention, il faut cependant distinguer travail scolaire et travail économique qui n’ont pas la même finalité dans leur production.

L’école produit des savoirs, des valeurs, de l’éducation là où l’entreprise produit des marchandises, des richesses, de l’économie. A l’école, l’élève ne produit rien d’autre que lui-même, avec et pour les autres.

La santé psychique dépend

  • de l’entourage qui forme l’ambiance affective du sujet (= le milieu coopératif)
  • -et de ses possibilités libidinales propres (= sa puissance désirante). Cf F. Dolto

A l’école, dans le contexte éducatif, la transformation des rapports de production de savoirs comporte

  • La transformation d’un rapport à soi-même (un devenir-auteur et un devenir-créateur) savoir-vivre
  • La transformation d’un rapport aux autres (co-auteurs, co-créateurs) savoir-vivre ensemble
  • Et donc une transformation du rapport au milieu (plus largement au monde).

Il s’agit bien de donner du sens aux apprentissages par une approche complexe des apprentissages qui prennent sens à proportion de la créativité dont la pratique sociale est porteuse : « Il n’y a d’autre sens que celui que nous créons dans et par l’histoire. »

 

 

  1. La problématisation

Que ce soit à l’échelle collective ou individuelle, nous avons besoin de sécurité, de stabilité, ce qui nous pousse rester dans des habitudes, des croyances, des consensus, des certitudes, des représentations… l’ordre de l’institué. Cet ordre rassemble aussi des savoirs, des œuvres, des conquêtes sur l’ignorance et la violence, soit des réalisations positives de la culture

Dans ce contexte, la problématisation provoque un passage de l’évidence au problème.

  • Elle interpelle les évidences de l’opinion, les acquis scientifiques, les pratiques institutionnelles. Elle pousse vers la création, l’inconnu, l’instituant.
  • Elle nous affranchit de la pesanteur des préjugés des habitudes de l’esprit, des plis intellectuels qui nous poussent à la répétition.
  • Elle nous arrache à l’engourdissement des certitudes acquises, elle ouvre la pensée aux événements, à l’inattendu, à la pluralité des possibles.

En élargissant le champ de l’incertitude

    • on augmente les possibilités de recherche
      • on favorise donc la puissance de penser et d’agir
        • on accroit les potentialités jubilatoires liées à la découverte et l’expérience créatrice

Distinguer QUESTION et PROBLEME

  • Une question attend une réponse directe.
  • Un problème se présente comme une question difficile à la réponse incertaine. Le problème nécessite un processus d’élucidation.

En pédagogie Freinet, la problématisation est

    • corrélée au milieu complexe au sein duquel elle a lieu.
    • nécessite une certaine pratique d’écoute et d’interprétation de la part de l’enseignant.
    • un enjeu intellectuel, épistémologique et politique : offrir à tous la même compétence critique et d’émancipation.
    • est conditionnée par la mise en place d’une organisation coopérative du milieu et de méthodes naturelles d’apprentissage.

« Les processus scolaires partent de l’intellectuel, de la théorie, de la science abstraite, vers la pratique plus ou moins ajustée au comportement. Démarche profondément anormale. La nouvelle méthode naturelle monte de la vie normale, naturelle et complexe, vers la différenciation, la comparaison, l’exploration et la loi. […] Pour toutes les disciplines, donc, nous inversons les processus d’apprentissage en plaçant à l’origine non la règle et les leçons mais la pratique et l’action. »Célestin Freinet

Exemple : quelle problématisation à partir de cette affirmation : « Dimanche, je suis allé chez mon père. » ?

Pour envisager un problème, l’éducateur doit sélectionner un enjeu privilégié qu’il soit

  • affectif (souffrance de la séparation, joie des retrouvailles, violence familiale),
  • sociologique (divorce, familles recomposées),
  • géographique (« Où ? » itinéraire, plan, espace, durée…)

Le problème doit ensuite être construit :

  • question
  • mise à distance
  • effort d’intelligibilité
  • saut dans l’inconnu
  • questions expertes
  • relance de la réponse vers un nouveau problème

Quel est mon bagage pour accompagner, faire émerger cette problématisation ?

  1. La polyrythmie

Un rythme est vivant, spontané, diversifié et/ou paisible. Il relève du processus. Il caractérise généralement le registre culturel (musique, architecture…) ou naturel (biologie, physique).

Unecadence est une forme particulière de rythme caractérisée par son aspect mécanique et forcé.Elle est réglée pour permettre la meilleure efficacité possible.Elle relève de la procédure.Elle est généralement associée à la notion d’efficacité.

Dans le contexte scolaire

  • Dans les pédagogies conventionnelles (relation magistrale), la classe suit une cadence imposée par les programmes, l’enseignant…mai, la cadence de l’enseignement recouvre des rythmes très différenciés d’apprentissage et cette inadéquation pose souvent problème. Cela peut même être contreproductif car cela prive les élèves du temps nécessaire à l’élaboration de leurs propres cheminements. Le travail de transformation se trouve compromis par l’objectif du produit.
  • En situation didactique différenciée, les élèves et l’enseignant suivent des rythmes multiples et diversifiés.

En pédagogie Freinet, la temporalité est essentiellement polyrythmique. Associée à la dévolution, l’ensemble témoigne d’une belle eurythmie. Sans elle, ce serait le chaos.

Plus les rythmes d’apprentissage sont singuliers, plus la dévolution s’impose et inversement : si l’on privilégie le désir dans la relation éducative, cela implique de prendre en compte les cheminements personnels.

C’est une question d’organisation : pour que la polyrythmie ne tourne pas au chaos, les rythmes doivent pouvoir s’accorder entre eux et s’affecter mutuellement, tout en préservant leurs singularités.

Aussi, en PF, si les rythmes sont pluriels c’est

  • pour que chaque élève puisse élaborer dans la durée son propre chemin singulier,
  • pour que la rencontre bénéficie de cette hétérogénéité.

Quelles sont les caractéristiques de cette polyrythmie ?

  • chaque rythme suit ses propres variations dans le temps (compétence maîtrisée ou tâtonnement …)
  • elle se construit sur une longue durée : un rythme ne peut être fécond qu’avec le temps de maturation nécessaire à toute investigation sérieuse.
    • Chaque élève doit donc rester maître de la longueur, de la vitesse (tempo) et de l’intensité (implication du désir) de son travail.
  • l’incertitude liée aux cheminements variés et non programmés.

1Qui ne s’appuie que sur l’expérience, qui repose sur l’expérience commune : Une connaissance empirique. / Qui manque de rigueur scientifique, qui procède par tâtonnements : Procédé très empirique.

2Discipline qui prend la connaissance scientifique pour objet

septembre 10, 2015

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