Pierre Bouchard

découvreur de la Pierre de Rosette

Par Ahmed Youssef

conférence donnée le 8 octobre 2022 à Auxerre devant la Société Joseph-Fourier

[Ce texte a été réduit pour les besoins de la mise en ligne ; le texte complet de monsieur Youssef est à télécharger ici.]

Né en 1771 à Orgelet, alors village blotti dans les hauteurs du Jura avec sa somptueuse église fortifiée et sa fière tour qui ressemble à un phare plutôt qu’à une sentinelle, l’enfant Bouchard aurait contemplé cette tour tendue vers le ciel comme une passerelle entre ciel et terre. N’y a -t-il pas ici le début d’une passion vers la balbutiante aérostatique qui le mena vers l’école polytechnique à Paris, puis en Égypte ?

Pierre François Xavier, fils de Pierre BOUCHARD, maître menuisier, demeurant à Orgelet et de Pierrette JANNET, est né en légitime mariage le 29 avril 1771 et a été baptisé le même jour ; ses parrain et marraine ont été François Xavier CHAVET d’AUGISEY et Marie Claudine BOUCHARD ; M C BOUCHARD -F X CHAVET – MENOUILLARD, prêtre [http://archives39.fr/ark:/36595/a011541691344zU3uAy/9d6316177b]

l’église d’Orgelet

Cette église est étrangement fortifiée avec une grande enceinte et de nombreux dispositifs et motifs de défense comme si le dogme avait besoin d’épouser l’architecture.

Ainsi, l’homme qui offrira à l’antiquité égyptienne une seconde vie, comme Champollion lui donna une voix, restera un soldat qui ne savait faire que son métier de militaire à l’ombre de ce Bonaparte qu’il a côtoyé au Caire et à Rosette et qui est devenu ce Napoléon qui fit trembler le monde.

Ce soir du 19 juillet 1799, Bonaparte préparait en catimini son retour en France, la ville de Rosette, dernier point dans le Delta ou le Nil se jette en Méditerranée, se préparait, elle, pour son rendez-vous avec cet orgelétain de 27 ans. La ville portuaire était riche, plus riche encore que le Caire et qu’Alexandrie, grâce à son commerce florissant avec Venise, Naples et Marseille et grâce à tous ces consuls européens qui habitaient ces somptueuses maisons aux briques rouge ocre. En effet, parmi toute la misère infligée à l’Égypte par l’occupation Ottomane depuis 1517, seule Rosette vivait dans l’opulence et le luxe à tel point que Chateaubriand dira quelques années plus tard, en 1805, que Rosette lui semblait être le paradis sur terre.

Il ne faut pas oublier le général Menou, commandant de la place de Rosette, qui venait de se convertir à l’islam et de se marier à une belle fille de notables de la ville, Zoubida. Bouchard décide de transférer la lourde stèle de 800 kilos jusqu’au quartier général de Menou.

C’est dans ce cadre de richesse et d’euphorie collective (un mariage traditionnel en Égypte dure une semaine) que la Pierre atterrit chez le général Menou qui prend alors trois grandes décisions :

– transférer la Pierre à l’Institut d’Égypte au Caire

– prendre, par précaution, l’emprunte des inscriptions en trois langues gravées sur la Pierre

– charger Bouchard en personne d’escorter la Pierre avec ses soldats par le Nil jusqu’au Caire.

     Ainsi, Bouchard porta sa découverte comme on porte son bébé au baptême. Comme Bouchard, le destin de son bébé tournera court pour tomber rapidement dans les mains des Anglais triomphants en Égypte. Ils prendront, curieusement, et Bouchard et la Pierre comme prise de guerre. Ils vont ramener Bouchard jusqu’à Marseille mais la Pierre, elle, va être expédiée à Londres où elle confère au British Muséum une aura toute particulière.

 

I : Un pionnier de l’aérostat

Fils de menuisier dans un milieu rural et austère, Bouchard a connu la faim et la difficulté de s’instruire. Mais, il n’avait point la crainte du lendemain, il avait une raison d’être : entrer dans l’armée comme on entre en religion. En effet, Bouchard a su très tôt, mesurer sa misère, ne pas la laisser le ronger.

Après un passage obligé au collège d’Orgelet, il complète des études par deux années de philosophie et de mathématiques à Besançon. « dans la première de réquisition de 1793, Bouchard, qui n’avait que 22 ans est nommé sergent major d’une compagnie de grenadiers à Paris »1

Bouchard res tera toute sa vie fidèle à son métier de militaire, une fidélité qui ne lui était pas souvent malheureusement redevable. Quiconque s’élèvera, dit le proverbe, sera abaissé, et quiconque s’abaissera sera élevé. Malheureusement, Bouchard a opté pour la seconde voie mais les circonstances ne l’ont pas aidé à y aller jusqu’au bout. Sa compagnie sera vite appelée pour s’engager dans les difficiles fronts de la Champagne et de la Belgique En août 1794, Bouchard est envoyé à la 2e compagnie d’aérostiers.

La France révolutionnaire découvrait alors cette arme nouvelle qui pourrait donner à ses armées un avantage décisif sur les coalitions des monarchies européennes contre elle2. Après un stage rapide d’un mois, il est affecté à la toute nouvelle école nationale aérostatique à Meudon. Le directeur de l’école n’est autre que le célèbre Conté qui jouera dorénavant et jusqu’à la fin de ses jours le rôle du guide-protecteur. Cette amitié qui a commencé à Meudon, elle les propulsera jusqu’au pied des Pyramides.

Nicolas-Jacques Conté était de seize ans l’aîné de Bouchard. Être directeur d’une école d’excellence n’était que le fruit de sa renommée fulgurante dans le monde des innovations : la physique, la mécanique, la chimie, l’anatomie et la peinture dans cette France qui cherchait obstinément le moindre génie dans ses rangs pour vaincre les ennemis de sa révolution.

Le comité de salut public songea alors à l’utilisation de l’aérostat dans les opérations militaires. Les regards sont alors tournés vers ce jeune inventeur passionné de mécanique aérostatique. Conté est d’abord chargé de former une commission de savants spécialistes. Il y intègre Bouchard, et, lorsque Conté est appelé à diriger la première école d’aérostation, il fera nommer Coutelle (l’observateur de Fleurus, une autre grande figure inventive de l’époque) et Bouchard directeurs adjoints. Un boulevard s’ouvre alors devant l’enfant d’Orgelet.

Le célèbre portrait de Conté que le graveur Robert de Launay nous a légué est marqué par ce bandeau couvrant un œil. L’histoire nous raconte que Bouchard était lié à l’incident de laboratoire qui causa la perte de l’œil de Conté puisqu’ il y était présent et a failli, lui aussi, perdre ses yeux. Le destin lui a peut-être épargné un tel malheur pour son rendez vous avec son aventure égyptienne. Un peu avant l’aventure égyptienne, que les deux amis de l’école d’aérostation vont entamer ensemble, Conté a inventé le crayon à mine de graphite que nous utilisons encore aujourd’hui, sans savoir combien cette invention aller bouleverser le monde du dessin, de la géométrie, et surtout, de la démocratisation de l’écriture à l’aube de la deuxième révolution qui pointait alors : la révolution industrielle.

Il se trouva que Conté et Coutelle furent intimement liés à deux autres vedettes de la science parisienne, Monge et Berthollet, créateurs de l’école Centrale des Travaux publics, qui apportèrent avec enthousiasme leur concours aux expériences de Conté non seulement sur l’aérostatique mais aussi sur la poudre. Lorsque Bonaparte, au lendemain de son retour triomphant d’Italie en 1797, chargea Monge, Berthollet et Fourier de recruter une pléiade de savants pour l’expédition d’Égypte, ils pensèrent alors aux deux amis de l’école de Meudon. Commencera alors, pour les deux, leur belle virée égyptienne.

II : Le voyage en Egypte

Au lendemain de la Révolution, la France manquait cruellement d’ingénieurs et de cadres supérieurs. A l’instigation de Gaspard Monge et quelques savants ralliés aux idées de la Révolution, le Comité de salut public créé la Commission des travaux publics (décret du 21 ventôse an II, 11 mars 1794). Les savants se voient confier la mission d’organiser une nouvelle école centrale des travaux publics. Le 7 vendémiaire an III, 28 septembre 1794, l’école est créée mais peu de temps après, elle est rebaptisée l’École polytechnique .

Le 21 novembre 1796, Bouchard est admis à cette prestigieuse école grâce, peut-on penser, à une certaine intervention dont le crédita son mentor, Nicolas Conté3. Il y suivit, entre autres, toujours sous l’œil de Monge et de Berthollet, des cours sur les techniques de fortifications. C’est son excellence dans cette spécialité qui fera de lui le fortificateur par excellence en Égypte et ailleurs, par la suite. Et c’est par l’art des fortifications qu’il trouvera sa gloire en Égypte le jour où il dirigera les travaux de fortifications du Fort Julien (ou Jullien) à Rosette.

Le 6 germinal an VI (26 mars 179Smilie: 8), Letourneux, le ministre de intérieur, reçoit de Bonaparte une liste de personnes auxquelles il faut donner l’ordre d’être prêts à partir . Les noms de Monge, Berthollet, Fourier et Conté y occupent les premières places4

Le 13 germinal an VI (2 avril 179Smilie: 8), Monge reçoit directement une lettre de Bonaparte lui demandant de tout faire pour s’accaparer de l’imprimerie arabe de la Propagande (du Vatican), « dussé-je remonter le Tibre avec l’escadre pour vous prendre », lui dit il5.

Le 20 avril de la même année, Bouchard est affecté à l’armée d’Orient. Bonaparte fera à plusieurs reprises allusion à lui en Égypte.

Vers Alexandrie avec Kléber

On sait bien que Bonaparte qui occupait le navire amiral l’Orient, s’est attaché définitivement Monge et Berthollet. A bord, pendant la traversée en Méditerranée, les discussions portaient souvent sur l’histoire et, souvent, sur l’avenir. Le souvenir d’Alexandre le Grand n’est pas loin. Seul bémol de jalousie l’âge de son maestro. En effet, le général en chef de cette belle Armée d’Orient avait 29 ans alors que son mythique prédécesseur grec n’avait, au moment de la conquête de la terre des pharaons, que 26 ans.

Les questions d’âge sont toujours sujets à moqueries quand on s’appelle Napoléon et quand on a sous ses ordres des généraux plus âgés. En effet, pas loin du navire amiral, Orient, séparé par quelques grosses vagues et vents chauds en ce fin juin 1798, se trouvait Le Franklin, navire du ténébreux strasbourgeois et général sans rêve mais grand militaire dans l’âme : le général Kléber. Les liens affectifs vont rapidement se créer entre Kléber et Conté, et par conséquent, avec Bouchard. D’ailleurs, des trois commandants en chef de l’armée d’Orient (Bonaparte, Kléber et Menou) le seul qui va citer nommément Bouchard dans sa correspondance, avec sa qualité de découvreur de la Pierre de Rosette, c’est Kléber. Les deux autres se contentent d’y faire accidentellement allusion lorsqu’il est question de génie militaire ou d’inspection dans le lac Manzaleh.

III : A l’ombre de l’Institut d’Égypte

l’Institut d’Égypte

     Pendant que Bouchard coulait des jours heureux dans la chaleur estivale d’Alexandrie sous l’ombrelle protectrice de Kléber devenu commandant de la place d’Alexandrie, et de Conté, retenu provisoirement par Kléber, Bonaparte signe, le 5 fructidor an VI ( le 22 août 179Smilie: 8) l’arrêté historique créant l’Institut d’Égypte6. Bouchard est désigné (certainement par Monge ou Berthollet puisque Conté était encore entre Alexandrie et Rosette) membre de la commission dans le groupe des aérostiers de Nicolas Conté. Comment ne pas choisir Conté dont Monge disait qu’il a « toutes les sciences dans la tête et tous les arts dans la main »7.

Bouchard reste à Alexandrie jusqu’au 7 septembre où il est enfin convoqué au Caire par la Commission des sciences et des arts. Premier pas sur la route de Rosette.

Avant la découverte de la Pierre de Rosette qui ne surviendra que dans dix mois, Bouchard doit affronter, en tant qu’élève en polytechnique, sa première mission scientifique dans dans l’immense lac Menzaléh sous les ordres du général Andréossy et passer son examen de sortie devant un jury de prestige présidé par Monge en personne.

Cette mission de recon­naissance du plus grand lac d’Égypte couvrant tout l’espace entre Damiette et Port Saïd (qui n’existait pas encore évidemment) offrit à Bouchard deux grands rendez-vous avec l’histoire : travailler sous les ordres du très respecté et influent général Andréossy (cela lui servira par la suite au lendemain des évènements dramatiques du siège d’El Arich, on le verra). Ensuite, à deux reprises, d’être l’objet d’une allusion à son travail dans le génie par Bonaparte.

En effet, c’est Bonaparte qui désigne l’équipe qui va à l’exploration du Menzaléh. Dans la lettre adressée au général Caffarelli, le 28 fructidor an VI (14 septembre 179Smilie: 8), on lit « je donne ordre, citoyen général, au général Andréossy de se rendre à Damiette. Je vous prie de lui fournir deux ingénieurs géographes (non identifiés), un officier des Ponts et Chaussées (Jean Baptiste Simon) deux jeunes gens de l’école polytechnique » (ce sera Bouchard et Pottier)8

Il est difficile d’étaler ici les résultats scientifiques, militaires et économiques de cette reconnaissance dans ce lac réputé (encore aujourd’hui) très riche en ressources mais aussi, abri de toutes sortes de criminels, rebelles, politiques en fuite, et encore, avec ses poissons géants et ses moustiques. Bonaparte en était tellement satisfait qu’il commandera, le 21 brumaire an VII, (11 novembre 179Smilie: 8), la même équipe pour explorer le lac Burlos9.

A Menzaléh, il restera 40 jours et sera surtout contraint de rentrer au Caire pour passer, vers mi-novembre, son examen de sortie de l’École polytechnique devant un jury présidé par Monge. Succès. Bouchard est promu, le 28 novembre 1798, lieutenant de génie de 2e classe. Il a 27 ans. Il quitte la commission des sciences pour rejoindre définitivement l’armée. Il sera militaire le restant de sa vie. Il servira Bonaparte en Égypte puis Napoléon dans des guerres européennes. Mais avant tout cela il a un rendez vous avec l’histoire. On va l’envoyer à Rosette.

IV : La découverte de la Pierre de Rosette, quelques interrogations.

La ville de Rosette offrait aux visiteurs comme aux habitants un luxe exceptionnel. Blottie sur l’embouchure du Nil, avant que celui-ci se jette dans la Méditerranée, entourée de quelques millions de palmiers-dattiers, la petite ville égyptienne contrastait considérablement avec le reste du pays.

C’est dans ce cadre que le lieutenant du Génie, Bouchard, est affecté depuis juin 1799 dans le bataillon de Génie de Rosette sous les ordres du Capitaine d’Hautpoul (Charles Marie Benjamin 1772-1853) mais aussi de l’ingénieur des Ponts et Chaussées Michel-Ange Lancret (1774-1807) qui sera, par la suite, commissaire du gouvernement près la commission d’édition de la Description de l’Égypte). Les trois sont placés sous les ordres du général Menou, commandant de la place de Rosette qui, on l’a vu, venait de se convertir à l’islam et de se marier à une fille d’un notable de la ville. Généreux, Menou se servait des richesses de la ville pour conforter sa popularité dans sa province et consolider son autorité dans l’armée.

Le vieux général Menou avait en effet cette aménité qui faisait de lui une figure de à la fois militaire et paternelle. Depuis qu’il a donné l’ordre à d’Hautpoul d’effectuer des travaux de fortification dans le fort de Qaït bey, rebaptisé, on l’a vu, Fort Jullien, le général Menou suivit de près ces travaux afin d’en rendre rapidement compte à l’état major au Caire. Mais le général Menou qui était occupé surtout par les interminables cérémonies festives de mariage qui durent depuis début juillet lorsque, le 19 au soir, Bouchard lui apporta la stèle que ses manœuvres égyptiens ont retrouvée lors du terrassement de la cour du Fort. L’intuition de l’orgelétain avait en effet sauvé in extremis la stèle des pioches des ouvriers.

Bouchard avait deviné l’importance archéologique de cette stèle qu’on appellera désormais la Pierre de Rosette. Menou ordonna immédiatement le transfert de la Pierre à l’Institut d’Égypte au Caire sous escorte commandée par Bouchard en personne. Avant ce voyage de Rosette au Caire par le Nil, Menou ordonne Bouchard, Lancret et d’autres, de prendre l’emprunte des inscriptions sur la Pierre.

Dans le djerme qui transporte la pierre, on peut imaginer des conversations à l’infini entre Bouchard et Lancret sur l’histoire de l’Égypte et l’Institut dont ce dernier était membre. Rappelons que Bouchard n’était plus dans la commission des sciences et des arts depuis le 15 novembre 1798. Ce petit détail, ce grain de sel, changera complètement la suite des événements, car, à l’arrivée au Caire, c’est Lancret qui fera le discours (ou fera lire sa lettre sur la Pierre devant les membres de l’Institut dont les trois anciens maîtres de Bouchard : Monge, Berthollet et Conté, et non pas Bouchard.

Un autre événement heureux se passait pas très loin de l’embarcation de la Pierre. En route vers le Caire, dans le Nil de Rosette, Bouchard et Lancret entendirent le fracas des canons de la bataille terrestre d’Aboukir ou Bonaparte écrasa les Ottomans le 25 juillet .

Au Caire, la séance historique du 29 juillet 1799, l’Institut était tellement euphorique suite aux deux événements, la découverte de la Pierre et la victoire d’Aboukir, que Monge décida d’y inviter quelques membres du Divan du Caire dont le célèbre cheikh Al Mohdi10.

Après cette journée mémorable à l’Institut, Bonaparte donna l’ordre à l’amiral Ganteaume (Honoré Joseph Antoine 1755-1818 commandant des forces navales en Égypte) de préparer, dans la discrétion totale, son retour en France. Comme si le général Bonaparte avait besoin de ces deux victoires qui étaient à l’image de sa conquête (à savoir, scientifique et militaire) pour pouvoir rentrer dans le pays avec des trophées multiples pour asseoir sa légende. Dans la toute première séance de l’Institut de France à laquelle il a assisté, Bonaparte, devenu consul à vie, place la découverte de Bouchard en tête de la liste des « gains » de l’expédition. Ce prestige archéologique fut nécessaire pour son projet impérial, aussi nécessaire que son triomphe militaire sur les Turc.

V : Bouchard, révélateur de légendes

A la fin du mois d’octobre 1798, le commandant des armes d’Alexandrie, Dumanoir Le Pelley, informa Bonaparte de la recrudescence des mouvements de croiseurs anglais devant Alexandrie. Craignant un débarquement sur les côtés égyptiennes, Bonaparte ordonna le renforcement et l’armement des côtes dont le fort Jullien à Rosette11.

Il s’agissait d’une citadelle maritime que le sultan mamelouk Quaït Bey (1416-1396) avait construit à Alexandrie12.

Que raconte la Pierre de Rosette ? C’est un autre Ptolémée qui laissa, par le hasard des entrepreneurs, la stèle qui porte son décret à la connaissance de son peuple égyptien. Il s’agissait du pharaon Ptolémée V, Épiphane (210-180 avant notre ère), descendant direct des deux Ptolémée du Phare d’Alexandrie. Comme si Bouchard, de par sa découverte, avait réuni la dynastie des Ptolémée à celle du grand sultan Qaït Bey. Rien donc ne doit en nous étonner si Bonaparte, lui aussi futur souverain d’Égypte, est appelé par les Égyptiens « le sultan el-kebir », le grand sultan.

Ce n’était pas un hasard si Bonaparte, fraîchement élu Consul rangea, dans son premier discours à l’Institut de France, on l’a vu le 27 novembre 1799, la Pierre de Rosette parmi les trois « gains » de l’expédition d’Égypte (avec le projet de percement de l’isthme de Suez et les fouilles d’Alexandrie).

 

VI : Bouchard, héros médiatique et prisonnier des Ottomans.

Cette séance à l’Institut d’Égypte du 29 juillet consacrée à la Pierre de Rosette fut annoncée au monde dans le journal francophone du Caire, Le Courier (sic) d’Égypte le 29 fructidor an VII (15 septembre 1799), numéro 37. On peut y lire : « cette Pierre offre un grand intérêt pour l’étude des caractères hiéroglyphiques ; peut être en donnera-t-elle la clef ». Ainsi le ton est donné et le monde entier est désormais averti de ce trésor entre les mains des savants de l’armée française d’Égypte.

Aussitôt, le jeune Jomard (1777-1862), ingénieur géographe qui sera le maître d’œuvre de la publication de la Description de l’Egypte et jouera un rôle considérable par la suite dans les relations entre l’Egypte de Mohamed Ali et La France de Napoléon et ses successeurs) se mit à dessiner fidèlement les inscriptions tandis que Joseph Marcel, directeur de l’imprimerie y appliqua sa méthode de l’autographie pour obtenir une reproduction du texte que le général Dugua rentrant en France, à la fin d’octobre, communiqua à l’Institut de France. C’est par cette copie de l’Institut d’Égypte que Champollion percera, plus tard, le mystère des hiéroglyphes.

D’autres méthodes de reproduction avaient été mises au point par Nicolas Conté (le cuivre gravé) et on peut imaginer que son ami Bouchard avait assisté à ces expériences. Adrien Raffeneau-Delille (1773-1845, ingénieur des ponts et chaussées), lui, réalisa un moulage à base de souffre.

Revenons à la presse, car, pendant que les savants de l’Institut d’Égypte rivalisaient pour réaliser la reproduction non seulement la plus fidèle mais surtout la plus facile, l’impact de l’annonce du journal Le Courier d’Égypte suscita une multitude d’échos à Paris.

Le premier apparaît dans le journal Le Rédacteur, numéro 1376 du 2 vendémiaire an 8 (24 septembre 1799 ) qui n’oublia surtout pas Bouchard comme découvreur mais cita aussi le général Menou et le lieutenant d’Hautpoul. Pour le journal, la découverte de Rosette est une affaire collective suscité par l’audace d’un seul héros : le lieutenant Bouchard.

Un autre quotidien parisien consacre un reportage sur cette Pierre de Rosette qui suscite tant de curiosité dans l’opinion. Le Journal de Paris donne les détails de la découverte de Bouchard le 17 janvier 1800. Le jour même, son concurrent parisien La Gazette Nationale fait la part belle à Bouchard à sa découverte.

Où était le lieutenant Bouchard pendant ce temps où son nom devenait synonyme de grand conquérant des civilisations anciennes ? Il se trouvait au cœur de la bataille dont dépendait le sort de l’armée française en Égypte, et au delà, tout le symbole d’une présence française en Orient. Dans un autre fort, moins célèbre et surtout moins glorieux que celui de Rosette où il trouva la Pierre : le fort d’El Arich, à l’extrémité du désert du Sinaï égyptien. Il subissait des Ottomans, les affres d’un siège atroce qui se termina dans un bain de sang.

Bonaparte rentré en France, le 23 août, c’est Kléber qui lui succède dans un climat de désarroi total. Kléber n’avait envie que de rentrer avec son armée en France et mettre fin à ce qu’il pensait une aventure montée de toute pièce pour la gloire de Bonaparte. Il décida d’entamer des négociations de capitulation avec les Ottomans et les Anglais. Dans la confusion ou par mauvaise foi, les Ottomans pressés de reprendre l’Égypte aux Français, mettent le siège devant El Arich le 29 décembre 1799. La ville antique d’Al Arich (ou d’El Arich comme l’écrivait Bouchard) est située sur les frontières de l’est égyptien, dans le Sinaï. Elle fut le théâtre de toutes les invasions terrestres de l’Égypte. Parmi les plus célèbres, citons celles de Cyrus, d’Alexandre le Grand, de Pompée et de Bonaparte lui même qui l’a prise, en route vers sa conquête de la Palestine.

Le pire viendra lorsque les soldats de la garnison française du fort refuseront de combattre. Dans l’espoir ou l’illusion d’être graciés par l’assiégeant ottoman, certains soldats français jetteront même des cordes pour permettre aux assiégeants turcs de pénétrer facilement dans le fort ; situation dramatique qui augure mal l’issue du combat. Coup de théâtre, devant une telle situation, le général Cazals (Louis Joseph Élisabeth 1774-1813) commandant de la place, désigne Bouchard comme parlementaire auprès des assiégeants. L’homme de la Pierre de Rosette, le polytechnicien parisien, l’inventeur d’aérostats va parlementer avec de rudes d’adversaires. Bouchard était-il au courant de cette parabole turque « qui veut parlementer est prêt à se rendre » ?. Les Ottomans, auraient-ils entendu parler de cet officier français dont tout Paris parle ? Les Anglais qui épaulaient les Ottomans dans leur reconquête de l’Égypte recevaient toute la presse française. Le nom de Bouchard devient en soi un enjeu politique. Les Turcs ne changeront de toute façon pas leur nature de prédateurs politiques à l’égard de la garnison française. A peine arrivé à leur camp, Bouchard est arrêté et considéré comme un prisonnier de guerre.

Bouchard est immédiatement envoyé en prison à Damas où il restera quarante jours. Étrange sort réservé à celui qui réunissait, on l’a vu, par un seul acte les souverains de légendes d’hier et un empereur en gestation en France.

Sous une pluie de battante, les Ottomans pénétrèrent enfin dans le fort d’Al Arich. La première chose à faire à leurs yeux était de passer les soldats de la garnison française qui les avaient aidé au fil de l’épée dans un bain de sang inouï. Ils prennent d’assaut l’hôpital du fort et commencèrent une effroyable mise à mort des malades et médecins.

Après ce carnage, Kléber décida de tourner la page de la capitulation. Il abandonna son projet d’évacuer honorablement l’Égypte13. Dans un désespoir et une colère noire, Kléber marche avec ce qui lui restait de l’armée. Il écrase, dans une bataille mémorable, l’armée turque à Héliopolis le 20 mars 1800 (les pertes françaises étaient environ 600 tués et blessés. Les Turcs perdent 9 000 hommes environ) .

Maintenant qu’il est vainqueur, il peut reprendre les négociations pour une évacuation honorable du pays. Reprises donc des négociations avec la médiation, semi-neutre, des Anglais. On aboutit difficilement à un accord d’évacuation avec armes et munitions, mais surtout avec la possibilité de retour des savants français avec leurs travaux, leurs découvertes, leurs documents. On ne parlait pas encore de la Pierre de Rosette.

Entre temps, Kléber est lâchement assassiné par un fanatique syrien et c’est Menou, le commandant de Rosette, qui lui succède. Bouchard est libéré mais affreusement atteint physiquement et moralement par le drame d’El Arich . Il décide de alors de laisser à l’histoire son témoignage sur le siège d’El Arich14. Au Caire, Bouchard ne croyait pas ses yeux, les généraux Reynier et Belliard contestent l’autorité du nouveau général en chef, et surtout, son intention de rester en Égypte.

Devenu musulman, marié à une femme de Rosette, le général Menou était ainsi, fidèle au projet initial de Bonaparte. Il se consacre entièrement au redressement administratif et financier du pays. Mais les savants de l’Institut ne trouvaient pas dans Menou un vrai protecteur. Ils vivront leurs dernières heures en Égypte dans le plus pénible des désarrois où ils seront ballottés, avec leurs effets, de bateaux en bateaux entre les Anglais qui convoitaient le fruit de leur travaux scientifiques et Menou en colère contre eux car ils décidèrent de rentrer avec l’aide des Anglais.

Pour Bouchard, la partie n’est pas encore terminée. Une grande surprise l’attendait. Le général Menou le charge des fortifications des côtes du Delta du Nil. Un retour à Rosette et en perspective.

VII

A son retour au Caire, au terme d’un difficile emprisonnement à Damas, Bouchard assiste au procès militaire des soldats d’El Arich qui restèrent en vie après le massacre de décembre 1799. Ils seront fusillés dans la citadelle du Caire. Une tache noire dans l’histoire de l’Armée d’Orient. Bouchard, lui, sera accueilli en héros par Kléber et Conté. Il est promu capitaine et envoyé se reposer à la Rosette.

Après l’assassinat de Kléber, Menou prendra soin de Bouchard. Le général compte bien, en pleines négociations avec les amiraux britanniques Sydney Smith, Keith et Hutchinson, garder la Pierre de Rosette que les Anglais considèrent comme une prise de guerre et non pas comme un banal objet que Menou prétendrait avoir acheté chez un antiquaire dans le souk du Caire. Bouchard, que la presse décrit comme le découvreur de la Pierre, pourrait être alors utile dans ce jeu de dupes entre Français et Anglais.

Le congé de Rosette tourne tôt au vinaigre. Dans sa hargne épistolaire avec les amiraux anglais pour une évacuation qu’il ne souhaite pas du tout, la Pierre de Rosette est devenue le centre des négociations. Menou a tout fait pour garder la Pierre à la France.

Menou demande alors à Bouchard de prendre de le commandement du Génie à Rosette et réunir la garnison dans le fameux fort où il a trouvé la Pierre quelques mois plutôt. Il n’y avait dans le fort que quelques centaines de soldats qui manquaient de tout mais qui avaient, contrairement à ceux d’El Arich, la volonté de se battre jusqu’au dernier.

Devant l’attaque de la puissante marine anglaise, la garnison, affaiblie, capitule le 9 avril 1801. Bouchard est fait prisonnier, encore une fois, mais renvoyé en France où il arrivera à Marseille le 30 juillet 1801. Quand les britanniques ont pénétré dans le fort Jullien, ils n’en crurent pas leurs yeux, la résistance héroïque des Français ne correspondait point avec leur nombre. Le général Hutchinson qui avait fait venir l’orientaliste Hamilton pour décider de la Pierre de Rosette, est alors allé visiter l’endroit où Bouchard avait trouvé la Pierre.

En France, Bouchard, avec ténacité et presque obstination va continuer de porter les armes dans d’autres guerres napoléoniennes sans être jamais récompensé avec générosité, ni lui ni sa femme et ses enfants. Il mourra en militaire pauvre à Givet (Ardennes) le 5 août 1822. Le 27 septembre de la même année, Champollion publie sa célèbre lettre à monsieur Dacier où il annonce au monde sa découverte de la clef du déchiffrement des hiéroglyphes. Il aura toute la gloire de l’égyptologie naissante et de l’égyptophilie en gestation. Mais il lui sera interdit par les Anglais de voir cette Pierre que Bouchard découvrit et porta, comme on porte son bébé vau baptême, jusqu’au Caire.

Bien que victime, à plusieurs reprises, de malheurs militaires, le nom de Bouchard reste attaché à sa découverte. N’y a -t-il pas ici une ressemblance avec le sort de la campagne de Bonaparte dans son ensemble ? Échec militaire et succès scientifique ?

Il y a peu d’années, l’Agence européenne de l’espace a lancé la sonde Rosetta en hommage à l’épopée française de la Pierre de Rosette. La lumière de la découverte de Bouchard circule dans l’espace. En l’année 2021 ou le monde a célébré le 250e anniversaire de la naissance de Pierre Bouchard à Orgelet, l’espoir de perpétuer son souvenir s’est rallumé.

 


1 voir l’individu, la guerre et la révolution française, Patrice Leclercq . La revue Hypothèses 1999, pp 37 à 43.
2 « la première compagnie avait participé à l’observation du champ de bataille de Fleurus, dit Jacques Laurens, et on lui attribuait, au grand agacement de Jourdan, une part importante du succès ». Pierre Bouchard, soldat et ingénieur, inventeur de la Pierre de Rosette. Dans la Jaune et la Rouge. Avril 1991. p 14.
3 bulletin de l’Asphor, p 1 . 11/09/ 2017
4 Napoléon Bonaparte, Correspondance générale, tome 2, lettre 2344. P 56. Ed, Fayard 2005.
5 idem . La lettre 2361 . Page 67.
6 l’arrêté portant création de l’Institut d’Égypte est suivi, dans le même ordre, par une liste « des personnes proposées pour composer l’Institut d’Égypte ». Il est divisé en quatre sections (mathématique, physique, économie politique, littérature et arts). Il y a trente-six membres. Bonaparte est membre de la section mathématique . Le premier président est Monge, Bonaparte est vice-président et Fourier secrétaire perpétuel. Les objectifs de l’Institut sont : apporter une aide technique aux militaires et administrateurs, étudier, rechercher et publier toutes les connaissances sur l’Égypte. Voir la lettre de Bonaparte au général Caffarelli du Falga, commandant du génie de l’armée (numéro 2897 dans la Correspondance page 313. Cet ordre de Bonaparte précise également d’autres détails sur le lieu choisi comme siège de l’Institut.
7 cité par Robert Solé dans Bonaparte à la conquête de l’Égypte, éd Seuil 2006 . p 152.
8 Correspondance . Lettre 3189,p 429
9 Correspondance . Lettre 3657, p 614
10 cheikh Mohamed El Mohdi (ou Al Mahdi) vers 1735-1810 . Ce copte converti à l’islam fut membre et secrétaire général du Divan du Caire .  » Le Divan du Caire a une influence réelle dans la ville, dit Bonaparte, et est composé d’hommes bien intentionnés. Il faut le traiter avec beaucoup d’égards et avoir une confiance particulière dans le commissaire Zoulfikar et dans le cheikh El-mohdi ». Correspondance .lettre au général Dugua, le 21 pluviôse an VII (9 février 1799) . Voir aussi les lettres 4290
11 correspondance, lettre numéro 3375 au général Menou. Page 583.
12 à 50 km environ à l’est de la côte Alexandrine.
13 le débat sur le rôle négatif du général Kléber dans l’effondrement du projet oriental de Bonaparte est presque un tabou en France. Soit par rancune à l’égard de Bonaparte (la correspondance de Bonaparte en dit long ) qui est rentré (ou a déserté selon son expression) sans le mettre au courant. Soit par conviction que la situation de l’armée en Egypte est devenue intenable. Le général Berthier qui fut le chef d’état major en Egypte avant de devenir ministre de la guerre sous Napoléon en France, développe largement cette question dans un rapport célèbre dans lequel il contredit les arguments de Kléber.
14 Ahmed Yossef, Le Capitaine Bouchard, l’Harmattan, 2021, p. 57 et suivantes.

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R. Timon, né en 1944 a été instituteur, maître formateur, auteur de manuels pédagogiques avant d’écrire pour le Webpédagogique des articles traitant de mathématiques et destinés aux élèves de CM1, CM2 et sixième.

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