“Matière et Forme”
Définitions et généralités philosophiques…
I/ La Forme
Forme, terme de philosophie.
C’est, dans la philosophie péripatéticienne , le premier des quatre principes métaphysiques, celui qui, en s’unissant à la matière, c’est-à-dire à la substance dont toutes choses sont faites, la tire de son indétermination primitive, et, d’être en puissance, la fait devenir être en acte (Entéléchie ); de même que, par l’adjonction d’une forme particulière, le bloc de marbre devient « Dieu, table ou cuvette. » La forme ou essence des choses est l’objet propre de leur définition. Son union avec la matière suppose d’ailleurs l’intervention des deux autres principes, la cause efficiente ou principe du mouvement et la cause finale, représentées, dans le fait particulier qui a été pris pour tenue de comparaison, l’une par l’art du sculpteur, et l’autre par le but d’ornement ou d’utilité qu’il s’est proposé.
Dans un autre système, chez Kant, la forme est également opposée à la matière; mais, ici, ces mots ont un tout autre sens. La matière, c’est à tous les degrés de la connaissance, l’ensemble des éléments variables et accidentels qu’elle embrasse; la forme en est l’élément général et logique. Suivant l’expression de Kant, c’est « ce qui fait que la diversité dans les phénomènes peut être coordonnée dans certains rapports. » Ainsi, au premier degré de la connaissance empirique, la sensibilité étant prise comme « capacité de recevoir des représentations par la manière dont les objets nous affectent », Kant appelle “Formes de la sensibilité” les concepts du temps et de l’espace, nécessairement et invariablement liés à toute représentation de ce genre. Forme et matière sont donc synonymes d’élément rationnel ou a priori et d’élément empirique ou a posteriori de la connaissance. Ces noms supposent que l’on compare les opérations de l’esprit à ce qui a lieu quand on jette successivement dans un même moule des substances diverses. La matière varie, mais la forme imprimée à cette matière reste la même. Ainsi, l’esprit, qui n’est pas une table rase, comme le veut l’empirisme, mais une force pensante, capable de modifier et de transformer les idées qui lui viennent du dehors, imprime sa forme à tous les objets de sa pensée.
S’agissant des réalités physiques, la forme est traditionnellement opposée à la matière. On remarquera toutefois que s’il est possible de penser séparément la forme et la matière d’une chose, ou d’un être, il est impossible de les percevoir séparément dans la réalité. La matière occupe toujours une portion d’espace déterminée : une certaine quantité de matière “a” toujours “une forme”; On peut, en revanche, concevoir l’existance de formes pures, c’est-à-dire d’êtres qui, sans avoir de réalité physique, existent tout de même d’une autre manière (dans l’esprit, ou dans un monde supérieur). Tels sont, selon Platon, les Idées et les êtres mathématiques du monde intelligible, dont participent les formes de la matière sensible.
Plus simplement, les cathégories mentales qui rendent possible la perception et la pensée structurée peuvent être qualifiées de formes, dans la mesure où leur pertinence et leur effcicacité sont indépendantes des contenus de réalité auxquels elles sont appliquées. La causalité, par exemple, comme forme du lien qui peut unir deux réalités ou deux idées, opère quels que soient les faits, évènements ou idées mlis en relation de cause à effet.
* Par ailleurs, la Psychologie de la forme (Gestaltpsychologie), d’origine allemande (début du XX° siècle) conçoit des mécanisme de la perception et du comportement comme reposant sur l’idée que notre perception du réel et nos conduites s’inscrivent toujours dans les “formes” d’un rapport au monde déterminé, qui structure les les phénomènes en ensembles cohérents. Et chaque phénomène n’est perceptible que rapporté à l’ensemble ou à la “forme” qui lui donnent un sens.
(…)
Du point de vue de l’histoire de ce mouvement philosophique, nous pouvons souligner que, grâce à William James (1842-1910) il y avait dès le début du XX°siècle aux Etats-Unis un courant de réflexion voisin, susceptible d’accueillir la Gestalt psychologie. William James, tout comme Bergson (1859-1941) qu’il rencontra en 1905 et avec qui il était en correspondance, s’était en effet intéressé en profondeur au flux de conscience vécue dans son ouvrage “Principes de psychologie” (1890) et avait ultérieurement parlé – dans la seconde partie de son Séminaire de Psychologie (1895-1896) dédié à la “discussion de problèmes théoriques tels que la Conscience, la Connaissance, le Soi [Self], la relation de l’esprit et du corps etc.” – de sa position comme d’un “phénoménisme” pour lequel les phénomènes sont des données ou “pure expérience”. (…) Rappelons – pour souligner les parentés – que la Gestalt psychologie est issue principalement de la “psychologie phénoménologique” – encore nommée “psychologie empirique” – de Brentano (1838-1917) et de Stumpf (1848-1936) et que William James, après être allé à Prague en 1882 pour rencontrer Stumpf, entretint avec lui une amitié de toute une vie. On notera aussi que Husserl (1859-1938), après avoir été l’élève de Brentano puis de Stumpf, étudia dès 1891 avec un grand intérêt les “Principes de psychologie” de James et eut par la suite des contacts intermittents avec lui. Lorsqu’il publie en 1900 ses “Recherches Logiques” dédiées à Stumpf, il n’a pas encore fait de la phénoménologie la philosophie de la subjectivité transcendantale mais “caractérise la phénoménologie comme une psychologie descriptive de l’expérience intérieure et propose qu’elle devienne la base d’une psychologie et d’une épistémologie empiriques ; et il inclut une note exprimant sa gratitude envers William James pour “ses observations géniales dans le champ de la psychologie descriptive des expériences cognitives” (Shane – The Lineage of Phenomenology in Gestalt Psychology and Gestalt Therapy) (…)
La Gestalt Psychologie naît donc au début des années 1910 autour de Wertheimer (1880-1943) et de sa découverte du “phénomène Phi” (la perception est d’abord perception de totalités – de Gestalt –) qui donne d’emblée sa méthodologie à la Gestalt psychologie : une observation phénoménologique validée ensuite par une investigation empirique… La phénoménologie des Gestalt psychologues est ici à entendre selon le premier sens qu’en donne Husserl, dans la filiation directe d’avec Brentano et Stumpf : (…) “empirique” et non “transcendantale”.
La Gestalt Psychologie s’inscrit ainsi comme la continuatrice de la psychologie de Brentano qui mettait l’accent sur l’intentionnalité et l’acte de conscience. Elle s’oppose à l’associationisme et à la psychologie expérimentale de Wundt et de ses successeurs pour lesquels la conscience est la somme ou la résultante de la combinaison de nombre d’éléments perceptuels discrets. C’est le monde tel que nous l’éprouvons qui intéresse les Gestalt Psychologues. Et Köhler souligne que le point de départ de la psychologie, comme pour toutes les autres sciences, “c’est le monde tel que nous le trouvons, naïvement et sans critique” (“Gestalt psychology : An introduction to new concepts in modern psychology” 1929), tandis que Koffka précise “Pour nous, la phénoménologie signifie une description aussi naïve et complète que possible de l’expérience directe” (“Principles of gestalt psychology” 1935). (…)
Mais l’apport décisif de la Gestalt Psychologie c’est l’approche holistique descendante (expliquer les parties par le tout) qui vient s’opposer à la méthode réductionniste ascendante (expliquer le tout par la somme des parties). Ce qui caractérise donc la Gestalt Psychologie c’est “le point de vue radical que le tout prime psychologiquement, logiquement et épistémologiquement sur ses parties ; penser en termes d’addition fait violence à la nature véritable des dynamiques des totalités authentiques” (Wertheimer, cité par Günther Bittner in “Personale psychologie : Festschrift für Ludwig J. Pontgratz” – Göttingen : Verlag für Psychologie, 1983).
L’introduction de la Gestalt psychologie dans la réflexion des psychologues et psycho-sociologues américains date des années 1920. Ce courant de pensée fut assez rapidement considéré comme une alternative possible au behaviourisme . Il fut ainsi pris au sérieux par un certain nombre d’universitaires bien que parfois mal exposé par ses partisans. (…)
C’est probablement pourquoi la Gestalt psychologie et aussi la Gestalt thérapie – par tout l’intérêt qu’elles portent sur le projet et l’intention comme facteur d’évaluation et d’organisation du champ, mais aussi par l’importance considérable qu’elles accordent plus ou moins explicitement à l’environnement – auront été relativement marginales jusqu’à aujourd’hui. Sans le mouvement de la contre culture des années soixante, sans l’impact des spectacles thérapeutiques de Perls à Esalen, il est probable que la Gestalt thérapie aurait eu une existence confidentielle et éphémère.
II/ La Matière
Matière, terme de philosophie.
Le mot matière peut être entendu en philosophie de deux façons différentes. Chez les Anciens, il était plutôt pris dans un sens relatif, par opposition à la forme : en ce sens, la matière c’est ce dont une chose est faite, c’est la substance d’Aristote, to hypokeimenon, la causa materialis des scolastiques : chez les Modernes, il est plutôt pris dans un sens absolu, par opposition à l’esprit : il désigne, non la substance en général, mais une certaine espèce de substance, la substance matérielle, celle qui se manifeste à nos sens en contraste avec notre activité consciente, l’objet en tant qu’on l’oppose au sujet. Pour mieux dire, les philosophes anciens, et en particulier Aristote, ne semblent pas avoir jamais démêlé cette équivoque; ils ont inextricablement confondu les deux sens, et c’est seulement croyons-nous, à partir de Descartes, que les deux notions de la matière et de l’esprit ont été nettement définies dans leur opposition réciproque.
Ainsi toute la philosophie ancienne admettait plus ou moins expressément ce principe, qu’il y a nécessairement pour toutes choses une sorte de fond commun d’où elles sortent et sur lesquelles elles reposent, et le problème de la matière se formulait pour elle en ces termes : Quelle est la nature de ce substratum universel. Les premiers Ioniens, on le sait, l’assimilaient tour à tour à l’eau, à l’air et au feu. Démocrite le composait de plein et de vide, d’atomes et d’espace. Platon y voyait une sorte de non-être. Aristote, qui proclamait énergiquement sa réalité, la déclarait inséparable des formes qu’elle contient en puissance et qui la manifestent en s’actualisant; pour mieux dire, il distinguait les matières secondes, toutes plus ou moins déterminées par des formes, telles que nous les observons dans la nature, et la matière première, absolument indéterminée, étrangère à toute forme, que nous pouvons bien imaginer dans notre pensée, mais qui n’est qu’une abstraction vide ou plutôt une impossible fiction. Aussi les stoïciens, après lui, ont-ils soutenu que la matière contient en elle-même le principe de ses qualités et la source de ses mouvements; ils l’ont conçue comme essentiellement vivante : d’où le nom d’hylozoïsme , quelquefois donné à leur doctrine; tandis que les épicuriens, reprenant les idées de Démocrite, dissolvaient la matière en une infinité d’atomes qui se meuvent, s’agrègent et se désagrègent dans l’espace sans bornes par le seul effet de leurs propres forces (Philosophie atomistique).
À partir de Descartes, la matière ne s’oppose plus à la forme, mais à l’esprit. La matière et l’esprit sont en effet pour Descartes deux réalités également substantielles, mais essentiellement distinctes par nature; et il les définit : la première par l’étendue, la seconde par la pensée. De là toute une série de problèmes à peu près inconnus de la philosophie ancienne. En faisant de l’âme humaine la forme d’un corps organisé et vivant, Aristote l’avait par cela même conçue comme présente dans toute l’étendue de ce corps; elle devenait ainsi une sorte de corps invisible, impalpable, contenu dans l’autre, de mêmes dimensions, de même figure que lui, tel que se l’imaginent encore aujourd’hui ces prétendus spiritualistes et autres “chasseurs de fantômes” qui parlent de « photographier l’âme ». Il n’y avait à ce point de vue entre le matériel et le spirituel qu’une simple différence de degré. Pour Descartes, au contraire, la matière est quantité, multiplicité; l’âme est qualité, unité. Dès lors, toutes les propriétés qualitatives que nous attribuons à la matière ne lui appartiennent pas véritablement; elles sont des apparences dont notre pensée seule la revêt. Par là se trouve établie la distinction des propriétés premières et des propriétés secondes des corps, celles-là objectives et se réduisant toutes à l’étendue, celles-ci subjectives et traduisant les modifications de l’étendue en sensations de couleur, de son, d’odeur, de saveur, etc. Mais on comprend que les successeurs de Descartes, approfondissant cette distinction, se soient demandés si l’étendue elle-même ne serait pas, comme la couleur et le son, un produit de la pensée. On sait quelles réponses Berkeley, Leibniz, Kant, Stuart Mill ont fait tour à tour à cette question.
Au XXe siècle, la physique, avec ces deux bouleversements majeurs qu’auront été la théorie quantique et les théories de la relativité (restreinte et générale), la problématique de la matière s’est elle aussi trouvée complètement renouvelée. On ne peut plus penser la matière indépendamment de l’espace et du temps, eux-mêmes solidaires, et le concept de matière, placé également en vis-à-vis avec celui d’interaction, a fini par devenir évanescent, au point que l’on a parlé parfois d’une « dématérialisation de la matière ». Mais même si l’on s’en tient à l’approche classique des philosophes, les problèmes les plus fondamentaux qui touchent à la matière sont déjà apparents. Ils pourraient, croyons-nous, se ramener à deux, le premier plus particulièrement philosophique, le second scientifique :
1° Quelles raisons légitimes avons-nous d’affirmer l’existence réelle, objective, de la matière, et quelle est la valeur de la connaissance ou, pour mieux dire, de l’idée que nous pouvons en avoir?
2° Que savons-nous de la nature de la matière? Comment pouvons-nous essayer de nous la représenter?
Sur le premier point, l’accord est à peu près unanime entre les différentes écoles philosophiques classiques. On admet que la réalité de la matière ne nous est pas directement connue : nous la supposons, en définitive, par un raisonnement fondé sur le principe de causalité, pour nous expliquer à nous-mêmes les phénomènes qui se manifestent à nos sens; et, par suite, quelque idée que nous nous en fassions, nous ne la concevrons jamais absolument telle qu’elle est en soi, mais seulement dans son rapport avec nos sensations et les habitudes ou les nécessités de notre pensée. Tous les philosophes du XIXe siècle, aussi bien ceux qui se déclarent disciples de Comte ou de Spencer, que ceux qui se réclament de la Monadologie (Leibniz, monade) ou de la Critique de la raison pure (Kant, Criticisme), reconnaissent hautement ce principe, bien qu’ils ne voient pas tous peut-être avec la même clarté les conséquences qui en découlent et qu’il arrive parfois à certains d’entre eux de méconnaître.
Si nous examinons maintenant quelles sont en fait les conceptions hypothétiques de la matière sur lesquelles hésitaient encore philosophes et savants immédiatement avant l’âge quantique, nous pouvons d’abord mettre au premier rang la conception atomistique déjà florissante. Elle semblait un des postulats nécessaires de la physique et de la chimie modernes, bien qu’elle eût commencé à la fin du XIXe siècle (notamment en France) à perdre curieusement une partie de son crédit.
Quoi qu’il en soit, dès cette époque, on suppose que la matière se compose de substances réellement distinctes, séparées même les unes des autres par des intervalles vides, indivisibles, infiniment petites, et cependant occupant une certaine étendue, impénétrables les unes aux autres, et cependant s’influençant les unes les autres par des forces attractives et répulsives, inertes d’ailleurs et ne faisant jamais que recevoir et transmettre le mouvement sans pouvoir le produire par leur propre initiative. Mais cette hypothèse elle-même tend à se compliquer encore, d’une part pour rendre compte des phénomènes de lumière, d’électricité, que seule l’approche quantique permet d’aborder convenablement, et de chaleur, qui a ses propres difficultés, et qui semblent obliger à admettre que les atomes eux-mêmes sont contenus dans un milieu matériel (l’éther), lequel emplit leurs intervalles, d’autre part pour expliquer mécaniquement les forces attractives et répulsives qu’on leur attribue et dont la raison ne peut résider sans doute que dans les mouvements intestins de leurs parties. L’atomisme se trouve ainsi lancé sur la pente d’un progrès à l’infini, car que pourraient être ces parties des atomes, sinon des atomes encore plus petits? Et cet éther qu’on imagine entre les atomes, s’il est matériel, ne doit-il pas aussi, se demande-t-on, se composer d’autres atomes? De sorte que la limite, qu’on croyait avoir atteinte, recule sans cesse devant la pensée. Joignez à cela la contradiction métaphysique d’un indivisible étendu et par conséquent divisible à l’infini, et vous comprendrez que le concept de l’atome ait pu paraître suspect à plus d’un philosophe.
Les plus sceptiques n’y voyaient qu’un artifice, une fiction commode pour exprimer les résultats de l’expérience et les soumettre à l’analyse, mais sans aucun rapport véritable avec la réalité. L’ironie veut que la même défiance se soit poursuivie après même que l’hypothèse atomique ait été admise, mais qu’elle ait simplement changé d’objet, lorsque les physiciens ont abordé celle de l’existence d’objets subatomiques. C’est se qui s’est produit, par exemple, dans les années 1960, quand Murray Gell-Mann a introduit l’hypothèse des quarks pour rendre compte des propriétés des nucléons. Lui-même,semble-t-il, n’y voyait pas au départ autre chose qu’une astuce heuristique …
Mais revenons-ens à l’époque pré-quantique. Dans ce concept de l’atome, deux idées apparaissaient indissolublement unies, l’idée de l’étendue et l’idée de la force. De là une double tentative pour lui substituer un concept plus simple.
» Que savons-nous de l’atome, disait Faraday, en dehors de le force? Vous imaginez un noyau que vous appelez a, et vous l’environnez de forces qu’on peut appeler m; pour mon esprit, votre a ou noyau s’évanouit et la substance consiste dans l’énergie de m. En effet, quelle idée pouvons-nous nous former du noyau indépendamment de son énergie? «
Dans cette hypothèse, qui a eu pour partisans non seulement Faraday, mais Boscovich, Kant, Cauchy, Renouvier, etc., l’élément ultime de la matière, ce n’est plus l’atome, c’est le centre de forces. Il faut concevoir chaque élément de la matière comme un point indivisible autour duquel rayonnent dans toutes les directions des lignes de forces par lesquelles il est en relation avec tous les autres points de l’univers, susceptible d’ailleurs de se déplacer dans l’espace pour se rapprocher ou s’éloigner de certains d’entre eux. Ce qui revient à dire qu’il se constitue et se définit par la somme des actions qu’il est censé exercer sur les autres centres et en subir à son tour. Mais qui ne voit que, dans une telle doctrine l’unité, l’individualité de chaque centre de forces, devient absolument impossible à déterminer ou même à concevoir? Quelle idée d’ailleurs se faire de ces forces, qu’il contiendrait toutes ensemble, puisqu’une force ne nous est connue mécaniquement que par les mouvements qu’elle suscite, empêche ou modifie? N’est-ce pas dire qu’il n’y a rien de plus dans l’univers que des mouvements actuels et virtuels qui dépendent les uns des autres, se continuent et se transforment les uns dans les autres, selon des lois-mathématiques?
De là une autre hypothèse, non plus dynamique, mais purement mécanique, et en quelque sorte géométrique, qui s’efforce de réduire la matière au seul mouvement. L’idée première en remonte à Descartes, mais elle a été reprise par W. Thomson (Kelvin) et Lasswitz. Pour eux, la matière est un fluide continu, homogène, dans lequel le mouvement seul déterminerait des unités apparentes. Les prétendus atomes ne sont dans cette hypothèse que des tourbillons, des anneaux tourbillonnants, comme ceux dont les propriétés ont été déterminées par les calculs de Helmholtz et que se sont attachées à mettre en lumière les expériences de Tait.
Mais, tomme l’objectera Stallo,
« le mouvement dans un fluide parfaitement homogène, incompressible, et par suite continu, n’est pas un mouvement sensible. Toute différenciation dans un pareil fluide est purement idéale; malgré le déplacement d’une masse par une autre masse, un espace donné présenterait à chaque instant la même quantité de substance, absolument indiscernable de celle qui y était le moment d’avant. »
En outre, comme l’a vu Maxwell, l’atome tourbillon est incapable d’inertie.
Ainsi toutes les hypothèses proposées jusqu’au début du XXe siècle sont ainsi impuissantes soit à résoudre leurs contradictions internes, soit à s’ajuster complètement avec les faits. Quelle conclusion pouvaient alors en tirer philosophes et physiciens, sinon que leurs conceptions scientifiques de la matière, plus ou moins utiles comme instruments de coordination et d’analyse, ne sauraient prétendre à la vérité absolue? Par cela même qu’elles ne faisaient que simplifier et généraliser les caractères et les rapports des phénomènes sensibles, expliquaient-ils, elles étaient nécessairement symboliques et illusoires comme ces phénomènes eux-mêmes. Elles servaient en quelque sorte à transcrire les apparences dans une langue plus claire et plus cohérente que celle des sens; mais elles ne faisaient pas pénétrer au delà des apparences, et cette langue elle-même était dérivée de la langue des sens et gardait de son origine une irrémédiable relativité. Ces mêmes physiciens et philosophes en déduisaient qu’ils risquaient bien d’être condamnés à ignorer éternellement ce qu’est en soi la matière. On peut se demander aujourd’hui, si après un siècle de progrès étourdissants – des progrès qui ont permis notamment de percer des mystères inimaginables pour les auteurs du XIXe siècle, et de dépasser la « langue des sens » au-delà de toute espérance – ces doutes ne conservent pas la même actualité.
Probablement insoluble pour la science, le problème l’est sans doute aussi pour la métaphysique. Il est vrai que celle-ci n’est pas astreinte dans ses hypothèses aux mêmes conditions que celle-là. Les explications qu’elle propose doivent, non rendre compte du détail des phénomènes, mais s’accorder, sans être d’ailleurs contredites par l’expérience, avec un ensemble d’explications du même ordre, logiquement cohérent et coextensif au système total de nos connaissances. En un mot, toute métaphysique procède d’une cosmovision. Mais celle-ci peut-elle jamais s’affranchir de notre propension à mêler inextricablement nos connaissances à nos désirs?
* Sources :
Phénoménologie
http://www.cosmovisions.com/forme.htm
http://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=CGES_010_0177
La pratique de la philosophie, E. Clément, C. Demonque, L. Hansen-Love, P. Kahn, Édition Hatier.