Notes de cours

L’Espace

Nous allons discuter ici de savoir si l’espace est quelque chose de donné en soi, s’il s’impose à nous, ou bien s’il n’est pas quelque chose de culturel, de qualitatif et de vécu.

Affirmer cela, c’est dépasser la conception habituelle que nous avons de l’Espace, c’est-à-dire la conception galiléo-newtonnienne. Cette dernière conception de l’ »espace », historiquement située…

I/ Les différents points de vue posés sur la notion d’espace


a. Le point de vue physiologique

Espace = limité au champ de notre perception actuelle et différenciée (haut, bas, droite, gauche) et variable selon le sens qui le perçoit.

b. Le point de vue de l’intuition commune

Espace = milieu homogène, continu et illimité dans lequel nous situons tous les objets et leurs déplacements.

c. Le point de vue de la géométrie

Espace = représentation abstraite de ce milieu, vidé de toute matière et caractérisé par les propriétés suivantes : homogène, isotrope, continu et illimité. (Espace de la géométrie euclidienne qui correspond à celui de la perception tridimensionnelle ou non euclidienne).

d. Le point de vue de la physique

Espace = (depuis Einstein) milieu à 4 dimensions, constitué par la réunion de l’espace à trois dimensions et du temps.

II/ Des approches inconciliables ?

La diversité des approches a quelque chose de décourageant… L’espace est-il une donnée concrète ou bien une conception abstraite, un « ordre idéal » ?

Est-il distinct de son contenu ou bien indissociable ?

La philosophie tout au long de son histoire, apporte à ces questions des réponses on ne peut plus contrastées…

III/ L’espace des philosophes

* Pour Aristote, l’espace = lieu ou enveloppe vide, c’est-à-dire la limite à l’intérieur de laquelle un corps est compris. Une telle conception implique un Univers fini.

* Pour Descartes, l’espace physique = confondu avec la substance corporelle ou matérielle :

« L’espace, ou lieu intérieur, et le corps qui est compris dans cet espace, ne son différents (…) que par notre pensée. » (Principes, II, 10).

L’étendu géométrique constitue l’espace cartésien.?

* C’est le contraire pour Leibniz, l’espace n’est ps une réalité naturelle amis une « idéalité », un « ordre de coexistence » : ce qui signifie que ce sont l’ensemble des mouvements et des situations des choses les unes relativement aux autres qui constituent ce qu’on appelle l’espace, conçu finalement comme un pur système de relation abstraites.

IV/ Une forme « a priori » de la « sensibilité » ?

* Leibniz tend à appauvrir l’espace en le réduisant à ses propriétés logiques. (Cf. Texte distribué en classe).

* Kant souligne au contraire le caractère intuitif de l’espace sensible. Pour lui, l’espace serait une « forme a priori de la sensibilité ».

Il remet ainsi en cause la conception commune selon laquelle l’espace serait une réalité objective indépendante de notre perception et ayant une réalité propre. Kant conçoit l’espace comme une condition de possibilité de l’expérience.

Exclu des « choses en soi », l’espace doit par conséquent être limité aux phénomènes et à l’expérience possible :

« L’espace n’est que la forme de tous els phénomènes externes,c ‘est-à-dire la condition subjective de la sensibilité. » (Critique de la raison pure)

V/ Des perspectives incompatibles ?

* Mais l’espace dont nous parle Kant est celui, inchangé depuis les grecs- qu’avait conçu et formalisé Euclyde plus de 2000 ans auparavant.

* Aujourd’hui, la tendance des physiciens serait plutôt de considérer l’espace comme une « fonction de notre sphère conceptuelle ». Comme l’avait donc bien compris Kant, l’espace n’est pas une donnée naturelle et indépendante de la représentation humaine. Il y aurait même autant d’espaces que d’approches et de perspectives possibles sur notre Univers et notre environnement.

* L’espaces des artistes enfin, notamment à la suite des révolutions esthétiques du XX° siècle (ex : cubisme), nous révèlent un univers éclaté, régénéré dont l’Homme n’est pas forcément le centre…


Textes : L’ESPACE

I/
Que donc le lieu existe, on le connaît clairement, semble-t-il, au remplacement : là où maintenant il y a de l’eau, là même, quand elle en part comme d’un vase, voici de l’air qui s’y trouve et, à tel moment autre espèce de corps occupe le même lieu : c’est que, semble-t-il, il est une chose autre que celles qui y surviennent et s’y remplacent, car là ou il y a maintenant de l’air, là il y avait tout à l’heure de l’eau ; par suite, il est clair que le lieu (que l’étendue) est quelque chose d’autre que les deux corps qui y entrent et en sortent se remplaçant.
En outre les transports des corps naturels simples, comme feu, terre et autres semblables, indiquent non seulement que le lieu est quelque chose, mais aussi qu’il a une certaine puissance : en effet, chacun est transporté vers son propre lieu, si rien ne fait obstacle, l’un en haut, l’autre en bas; mais ce sont là parties et espèces du lieu, je veux dire, le haut, le bas et les autres parmi les six dimensions. Or, ces déterminations, le haut, le bas, la droite, la gauche, ne sont pas telles seulement par rapport à nous ; pour nous en effet, elles ne sont pas toujours constantes mais dépendent de la position que prend la chose pour nous, selon notre orientation ; par suite une chose peut, en restant sans modification être à droite et à gauche, en haut et en bas, en avant et en arrière.
Dans la nature, au contraire, chaque détermination est définie absolument : le haut n’est pas n’importe quoi, mais le lieu où le feu et le léger sont transportés, de même le bas n’est pas n’importe quoi, mais le lieu où les choses pesantes et terreuses sont transportées de telles déterminations différant non seulement par leur position, mais par leur puissance. Les choses mathématiques le montrent également : elles ne sont pas dans le lieu et cependant, suivant leur position relativement à nous, elles sont droite et gauche, mais leur position est seulement objet de pensée, et elles n’ont par nature aucune de ces déterminations.

ARISTOTE
Physique, Livre IV, I, 208a-208b

II/
1. L’espace n’est pas un concept empirique * qui ait été tiré d’expériences externes. En effet, pour que certaines sensations puissent être rapportées à quelque chose d’extérieur à moi (c’est-à-dire à quelque chose situé dans un autre lieu de l’espace que celui dans lequel je me trouve), et de même, pour que je puisse me représenter les choses comme en dehors et à côté les unes des autres, – par conséquent comme n’étant pas seulement distinctes, mais placées dans des lieux différents – il faut que la représentation de l’espace soit posée déjà comme fondement. Par suite la représentation de l’espace ne peut pas être tirée par l’expérience des rapports des phénomènes extérieurs, mais l’expérience extérieure n’est elle-même possible avant tout qu’au moyen de cette représentation.

2. L’espace est une représentation nécessaire * a priori * qui sert de fondement à toutes les intuitions * extérieures. On ne peut jamais se représenter qu’il n’y ait pas d’espace, quoique l’on puisse bien penser qu’il n’y ait pas d’objets dans l’espace. Il est considéré comme la condition de la possibilité des phénomènes, et non pas comme une détermination qui en dépende, et il est une représentation a priori qui sert de fondement, d’une manière nécessaire, aux phénomènes extérieurs.

3. Sur cette nécessité a priori se fonde la certitude apodictique * de tous les principes géométriques et la possibilité de leur construction a priori. En effet, si cette représentation de l’espace était un concept acquis a posteriori * qui serait puisé dans la commune expérience externe, les premiers principes de la détermination mathématique ne seraient rien que des perceptions. Ils auraient donc toute la contingence * de la perception ; et il ne serait pas nécessaire qu’entre deux points il n’y ait qu’une seule ligne droite, mais l’expérience nous apprendrait qu’il en est toujours ainsi […].

4. L’espace n’est pas un concept discursif, ou, comme on dit, un concept universel de rapport des choses en général, mais une pure intuition. En effet, on ne peut d’abord se représenter qu’un espace unique, et, quand on parle de plusieurs espaces, on n’entend par là que les parties d’un seul et même espace. Ces parties ne sauraient, non plus, être antérieures à cet espace unique qui comprend tout, comme si elles en étaient les éléments (capables de le constituer par leur assemblage), mais elles ne peuvent, au contraire, être pensées qu’en lui. Il est essentiellement un ; le divers qui est en lui et, par conséquent, aussi le concept universel d’espace en général, repose en dernière analyse sur des limitations. Il suit de là que, par rapport à l’espace, une intuition a priori (qui n’est pas empirique) est à la base de tous les concepts que nous en formons. C’est ainsi que tous les principes géométriques – par exemple, que dans un triangle, la somme de deux côtés est plus grande que le troisième – ne sont jamais déduits des concepts généraux de la ligne et du triangle, mais de l’intuition, et cela a priori et avec une certitude apodictique.

KANT
Critique de la raison pure,
Esthétique transcendantale, première section.

III/
L’espace est quelque chose d’uniforme absolument; et sans les choses y placées, un point de l’espace ne diffère absolument en rien d’un autre point de l’espace. Or il suit de cela (supposé que l’espace soit quelque chose en lui-même outre l’ordre des corps entre eux), qu’il est impossible qu’il y ait une raison pourquoi Dieu, gardant les mêmes situations des corps entre eux, ait placé les corps dans l’espace ainsi et non pas autrement; et pourquoi tout n’a pas été pris à rebours (par exemple) par un échange de l’Orient et de l’Occident. Mais si l’espace n’est autre chose que cet ordre ou rapport et n’est rien du tout sans les corps que la possibilité d’en mettre, ces deux états, l’un tel qu’il est, l’autre supposé à rebours, ne différeraient point entre eux. Leur différence ne se trouve donc que dans notre supposition chimérique de la réalité de l’espace en lui-même. Mais dans la vérité, l’un serait justement la même chose que l’autre, comme ils sont absolument indiscernables; et par conséquent, il n’y a pas lieu de demander la raison de la préférence de l’un à l’autre.
Il en est de même du temps. Supposé que quelqu’un demande pourquoi Dieu n’a pas tout créé un an plus tôt, et que ce même personnage veuille inférer de là que Dieu a fait quelque chose dont il n’est pas possible qu’il y ait une raison pourquoi il l’a faite ainsi plutôt qu’autrement, on lui répondrait que son illation serait vraie si le temps était quelque chose hors des choses temporelles; car il serait impossible qu’il y eût des raisons pourquoi les choses eussent été appliquées plutôt à de tels instants qu’à d’autres, leur succession demeurant la même. Mais cela même prouve que les instants hors des choses ne sont rien et qu’ils ne consistent que dans leur ordre successif; lequel demeurant le même, I’un des deux états, comme celui de l’anticipation imaginée, ne différerait en rien, et ne saurait être discerné de l’autre qui est maintenant.

G.W. LEIBNIZ,
Troisième écrit, ou Réponse ou seconde réplique de M. Clarke, in Œuvres Paris, Ed. Aubier-Montaigne, 1972, p. 416.

VI/
Pour moi, j’accueille l’image du poète comme une petite folie expérimentale, comme un grain de haschisch virtuel sans l’aide duquel on ne peut entrer dans le règne de l’imagination. Et comment accueillir une image exagérée, sinon en l’exagérant un peu plus, en personnalisant l’exagération ? Aussitôt, le gain phénoménologique apparaît : en prolongeant l’exagéré, on a en effet quelque chance d’échapper aux habitudes de la réduction. À propos des images de l’espace, on est précisément dans une région où la réduction est facile, commune. On trouvera toujours quelqu’un pour effacer toute complication et pour nous obliger de partir dès qu’on parle d’espace que ce soit d’une manière figurée ou non de l’opposition du dehors et du dedans. Mais si la réduction est facile, l’exagération n’en est que phénoménologiquement plus intéressante. Le problème que nous agitons est très favorable, nous semble-t-il, pour marquer l’opposition de la réduction réflexive et de l’imagination pure.

BACHELARD
Poétique de l’espace, Paris, P.U.F., 1958, p. 197.


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