L’écriture du mémoire 3

Sarah Bernhardt dans « Macbeth », tragédie de William Shakespeare, adapt. de Jean Richepin, 1884, fonds BNF

 

« Le séminaire, écrit Pierre Bourdieu, est une invention des philologues allemands du XIXe siècle : les gens sont assis à la même table, en rond, ils ont lu préalablement un certain nombre de textes… » (p. 385). Il est d’ailleurs curieux de voir que l’on appelle aujourd’hui « séminaires » des cours magistraux ou des sortes de forums à sens unique où sont professées des grands-messes (sur la scène politique par exemple).

Comme pour tous les outils, le séminaire est une invention historique. En avoir conscience permet de repousser les limites du rapport au savoir et à l’écriture ou des les franchir. Par exemple, Pierre Bourdieu prend l’exemple de l’artiste et de la tradition qui fait de l’artiste un artiste. A la question de savoir comment il travaille, il répond : « je travaille la nuit, en buvant du café ». « Beaucoup entrent dans le travail intellectuel à partir de ces fantasmes, nous dit-il. C’est un facteur d’ajustement d’inertie : si l’on pense qu’être écrivain, c’est avoir une plume ou un style, cela exclut des foules d’utilisations possible d’instruments. » (Ibid.). En quelques sortes, les idées que nous avons des choses que nous faisons nous limitent dans nos actions et nos faires.

(Parenthèse)

« Secrètes et noires mégères de la nuit que faites-vous ? Un faire qui n’a pas de nom » (Macbeth, Acte IV, scène III, W. Shakespeare, 1623)

Autre version :

Macbeth  – Eh ! que faites-vous là sorcières de minuit ?

Toutes – Nous faisons un forfait sans nom dans ce grand muid.

(Macbeth, trad. le Chevalier de Chatelain, 1862, BNF)

Les sorcières, Gustave Doré, BNF fonds iconographique

 

Le séminaire comme outil et organisation pédagogique est aussi un outil intellectuel, une matière à organiser la pensée collectivement. Il s’oppose au discours ex cathedra, au cours magistral ou à la prise monopolistique de parole (que l’on trouve parfois dans certains séminaires). Parce que la difficulté à travailler de manière collective s’oppose à cette vision de l’artiste isolé, et que la prise de parole est rassurante. Note : Je reconnais les défauts de ce blog qui est une écriture à sens unique. Mais ce n’est pas le seul outil du séminaire. C’est un des outils du séminaire Voir la Ville, sans plus. Un prolongement du séminaire en somme.

De même, « l’index est une invention technique qui donne un rapport au livre très spécial. De même, la table des matières, ça ne va pas de soi. On peut associer beaucoup de ces choses qui nous paraissent coextensives à l’art de penser. Le plan en trois points est une invention […], c’est ce que saint Thomas appelle le principe de clarification… » (p. 387). Cette invention date du XIVe siècle. « Le manuscrit clarifié devient organisé, en trois points, comme une cathédrale gothique. » Toutes ces inventions nous facilitent la vie et nous la rendent plus compliquée aussi. Si l’on veut s’en affranchir, il faut passer par une historicisation pour comprendre à quel point ces outils façonnent notre manière de penser.

« Savoir qu’il s’agit d’inventions historiques donne une liberté par rapport à ces choses que souvent le système d’enseignement transmet comme des exigences éternelles de l’esprit, les éternisant donc au-delà de leur utilité sociale » (Ibid.). Comme Pierre Bourdieu le rappelle lui-même, il est parfois difficile d’exposer une idée en deux parties, lorsqu’il en faudrait trois ou quatre. « Cette histoire des technologies de la pensée aurait donc aussi une fonction épistémologique capitale » (Ibid.).

Par conséquent, l’étudiant est pris dans une représentation de l’idée qu’il a de l’intellectuel au travail, au moment de la rédaction de son mémoire tout comme le sont les enseignants pris dans leurs représentations du monde intellectuel. Cette idée n’est malheureusement pas discutable en ce moment car les étudiants écrivent. Tout comme nous demandons quelle est leur représentation de la ville, il faudrait aussi leur demander quelle est leur représentation de l’intellectuel, du chercheur, et quelles idées ils s’en font. Parallèlement, il faut demander à l’enseignant quelles sont ses représentations de l’étudiant-chercheur ? Pouvoir faire le tri entre ce qui est de l’ordre du fantasme ou l’outil historique devrait permettre d’ouvrir sur une liberté d’action et d’écriture. Franchir les limites de sa personne, de ses convenances, de sa propre créativité, franchir les limites du monde social.

L’idéal serait effectivement d’aller lire Bourdieu. A ceux qui me sollicitent pour leur apporter quelques éléments bibliographiques, je propose la lecture de trois ouvrages :

Esquisse pour une auto-analyse, Raisons d’Agir, 2004

Questions de sociologie, Editions de Minuit, (1980), 2002

Le bal des célibataires. Crise de la société paysanne en Béarn, Points Seuil, 2015

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