Le tournant ontologique en anthropologie

Extrait d’une peinture de Guillaine Querrien, La vague rouge, coll. privée, Monique Selim et Pascale Phelinas, L’Harmattan, 2023

La surprise des textes d’un livre collectif est toujours un moment attendu, et pour cette livraison de l’ouvrage intitulé Devenir en régime pandémique ? sous la direction de Monique Selim, j’avoue une appréhension de l’ordre du jugement entre mon texte et celui des autres. Suis-je à la hauteur ? Ma petite contribution parmi les vingt contributions vient enrichir cette question du devenir en régime pandémique, et c’est forcément par le premier article, celui de Monique Selim elle-même qu’il faut commencer.

Disons-le tout de suite, Monique Selim appartient au courant de l’anthropologie qui considère que l’histoire sociale et politique a à voir dans l’organisation du monde et des individus entre eux. Que les rapports de domination existent et sont entretenus dans ce qu’on appelle le capitalisme qui a largement contribué à promouvoir la peur durant les deux années aujourd’hui refoulées du Covid. S’agit-il, comme beaucoup le prétendent, de défendre aujourd’hui le « confort d’une gestion libérale » (p. 13) ou bien de faire naître par une intelligence collective les moyens de faire face à ce régime pandémique « dans lequel nous nous installons mondialement » et pour lequel l’auteur pose la question de savoir s’il est « générateur de comportements délibérément réactionnaires, car avides de surprotection » p. 14). Alors que « l’extrême droite est installée en masse à l’Assemblée nationale et est désormais légitimée entièrement avec un poids politique décisif » (p. 15), « l’État en France est apparu de plus en plus comme une coquille vidée de sa substance » (ibidem). Et qu’en est-il derrière ce « climat idéologique de pacification » où règne une éthique d’État reposant sur du mensonge. 

Spécialiste de l’anthropologie féminine, Monique Selim ne manque pas d’aborder la question de la place des femmes dans un contexte de « marchés de la jouissance et de l’esthétique, où toute personne peut faire modifier son corps, en produire l’image, en acheter et vendre une partie et/ou l’entièreté, qui, nous dit-elle, font intégralement partie des processus de financiarisation du capitalisme » (p. 21). 

Mais ce qui m’a le plus intéressé dans son texte c’est les trois derniers paragraphes portant sur Latour, et consort, Descola, Ingold, Viveiros de Castro, appartenant communément à cette nouvelle branche de l’anthropologie ontologique. Ce tournant ontologique que l’auteure qualifie de « pseudo-métaphysique de l’anthropologie » (p. 27), une critique d’ailleurs adressée à Henri Lefèvre en son temps. 

L’ontologie est la branche de la philosophie qui s’intéresse à l’essence de l’être, et qui aujourd’hui s’étend aussi bien aux non-vivants qu’aux vivants. Aussi intéressant qu’il puisse paraître, notamment parce qu’il insiste sur la prise en considération des êtres dans leur nature et leur diversité, ce courant évacue totalement l’histoire sociale et politique ainsi que les déterminismes sociaux et historiques qui font la société. « Les modes ontologiques et les formes de vie remplacent dans cette optique de connaissance les organisations sociales et politiques, engloutissant l’idée même de société » (p. 28). 

En ignorant les enjeux capitalistiques, il est plus plausible de se pencher sur la transition écologique avec l’espoir qu’une technique nouvelle viendra sauver l’espèce humaine, elle-même réinvestie dans la nature, même s’il me semble que Descola modifie légèrement sa façon de penser dans son dernier livre co-écrit avec Pignocchi. Les deux hommes s’influencent peut-être mutuellement. Quoi qu’il en soit, « l’anthropologie qui s’entend comme sociale, politique et économique prend au contraire les combats écologiques contre les gouvernements comme objet et est attentive à leur dimension de plus en plus politique, transgressive et violente » (p. 28). 

Bruno Latour apparaît comme un visionnaire dont le succès « doit sans doute beaucoup à l’horizon rassurant et compensatoire qu’il dresse à portée de main : à la fois messianique, réconciliateur avec « la nature » et la plénitude vivant, rejetant la « modernité » sans renier l’archaïsme, il fait oublier la violence du régime capitaliste, financiarisé, algorithmes qui règne en maître » (p. 27).

Voilà un livre qui s’annonce bien !

=> Monique Selim et Pascale Phelinas, Devenir en régime pandémique ?, coll. Anthropologie critique, Paris, L’Harmattan, 2023

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